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Pourquoi lui, si soucieux de la belle apparence, si précautionneux et circonspect (dirait-on cauteleux?), se lance-t-il dans ce récit forcément parcellaire? À qui s'adressent ces quelques passages sur la vie de Bartleby? Est-ce écrit bona fide? Il s'agit d'un témoignage impersonnel, pour des fins de consultation ultérieure, et le notaire se soucie de sa clarté: for an adequate understanding (mais de quoi?).

Le narrateur sera surtout désigné ici homme de loi, ou notaire, davantage qu'avocat, ou encore avoué, bien qu'en anglais lawyer soit plus générique. Ce compte rendu est marqué de tours juridiques, comme si, par habitude de sa méthode ou encore par déformation professionnelle, le notaire avait élaboré cette narration comme un texte juridique. Il jette ainsi un œil rétrospectif sur le passage dans ses bureaux (et dans sa vie) du scribe Bartleby. D'abord, il se présente; allant du général au particulier, il décrit les scribes comme un groupe de personnes plutôt singulier, puis présente les scribes de son bureau avec leurs particularités respectives et, enfin, Bartleby, comme l'employé le plus excentrique qu'il ait connu. Le notaire fait état de l'organisation du temps et du travail dans son bureau (d'un aspect plus ou moins ouvertement économique) et relate comment la tranche de vie en présence de Bartleby a modifié le cours des jours — au moment de le côtoyer, du moins, car des effets après la mort de Bartleby, il n'en est pas question. Il évoque comment il en est venu à le fuir, expose son « délire de suppositions » au sujet du scribe, pour s'acheminer vers la description de la mort de Bartleby et achever son récit sur une rumeur (« one vague report », report étant synonyme de compte rendu tout comme il signifie rumeur) à propos de son scribe. Pris avec une difficulté qu'il avoue, le notaire veut raconter l'« inracontable »; ce paradoxe devrait créer une impossibilité de mise en forme. Aussi Melville, en choisissant le compte rendu comme forme de récit la plus évidente pour son

personnage de notaire, crée-t-il un premier paradoxe de structure, faisant de ce texte même une prétérition. Ce mot, du latin praeteritio, « omission », vient du verbe praeterire, « laisser en arrière, passer ». Cette figure permet d’attirer « l’attention sur une chose en déclarant n’en pas parler », selon Le Nouveau Petit Robert I (2007). Une prétérition est une sorte de paradoxe (comme aussi l'antinomie et l'oxymore, entre autres), qui donne une forme, une possibilité d'expression à ce qui touche les limites de l'expression, voire l'impossible à dire. C'est ce qu'il faut pour parler de Bartleby. Le paradoxe est à l'œuvre dans le texte, tout comme les jeux d'équivoque le sont, dont les différents courants de sens nous mèneront à des interprétations que nous relierons en fin d'analyse.

Il y a divers moyens de dire une chose et son contraire, et Melville utilise des figures de style qui jouent de manières distinctes de la négation. Tentons ici de rendre sensible la logique de négation et d’inversion qui traverse le texte, en commençant par quelques exemples du caractère oxymorique de la nouvelle de Melville. L'expression to be accounted for signifie ne pas être oublié, être tenu en compte; tout le contraire de Bartleby qui mourrait dans l'oubli, n'eût été de l'intervention et du témoignage de son patron, qui de fait assure la mémoire du scribe. C'est dans la description du personnage de Bartleby, et dans le fait qu'il ait une relation, aussi minimale soit-elle, avec cet homme de loi, que le texte prend toute sa saveur. Qui plus est, la suavité de l'expression « irreparable loss to literature » se rapporte de manière d'autant plus cohérente avec le sujet de sa description que tout le texte n'est qu'une monumentale prétérition (comme si le notaire disait « nous ne pouvons parler de Bartleby » et pourtant le fait quand même), qui se conjugue à la litote, forme d'expression préférée du narrateur (qui passe souvent par la négation, par exemple: « not insensible to the late John Jacob Astor's opinion » [B, 14]; Nippers « not unkown on the steps of the Tombs », « I speak less than truth when I say that [...] » [B, 17], etc.).

En remontant la filière du mot count, on découvre qu'il est également lié avec le verbe conter, narrer: cet unaccountable Bartleby deviendrait alors inénarrable Bartleby, ce qui reste tout à fait juste et redouble le paradoxe de ce texte, qui raconte l'inracontable, qui rend compte de ce dont on ne peut faire état. Le substantif count, en anglais, signifie aussi compte, ainsi que chef d'accusation, et le verbe to count (avec de nombreux sens en jouant

des prépositions), compter, estimer, et, si l'on remonte aux usages anciens, raconter, selon l'usage français9. En français, compte au sens de « narrer » ne subsiste que dans les expressions « rendre compte » et « compte rendu », où survit la notion de narration (et non celle de s'acquitter d'une dette), alors que les graphies conte et compte (d'après le latin computare, calculer) se sont finalement différenciées au XVIIe siècle après une période de flottement, afin de distinguer les notions de narration et de calcul, souvent confondues dans la mentalité médiévale10. Il reste que les rapprochements entre ces graphies, et donc leurs acceptions, sont nombreux, tant du fonctionnement de la narration que dans l'organisation inconsciente des signifiants.

Le compte rendu, qui dans cette histoire passe pour un texte juridique incomplet ou encore un texte personnel prévu pour un destinataire inconnu, met en place un cadre rhétorique pour aborder un sujet: Bartleby. De fait, parler de Bartleby comme d'un être inexplicable dans un texte qui a pour projet de rendre compte de cet être phénoménal permet déjà la mise en forme d'un discours sur ce scribe, où il n'est possible que de rendre compte « platement » des événements, sans pouvoir toucher avec certitude la raison qui les motive, bien que souvent, dans ce « genre » qu’est le compte rendu, une interprétation de la situation suive la description des faits. Bartleby est inénarrable, car il manque des éléments pour mettre en forme son histoire. Les motifs mystérieux de ses agissements ne trouveront jamais d'explication finale et la rumeur venue d'on ne sait où, qui clôt le texte, comme quoi Bartleby aurait travaillé au Dead Letters Office avant qu'il n'arrive chez le notaire, se pose comme un fait qu'on juxtapose à sa vie et à sa mort en cherchant un lien de causalité. Du moins, le notaire donne à cette « information » un statut particulier, car comme il s'agit d'une rumeur, on ne peut considérer la chose comme un fait, toutefois, il est difficile de ne pas chercher de causalité dans une telle succession d'événements. De manière intuitive, le notaire fait un saut de pensée et lance « Dead letters! Doesn't it sound like dead men? ». Cette supposition reste à explorer, nous le ferons plus tard. C'est bien de cet impossible à

9 « Count, v., mid-14c., from O. Fr. conter “add up,” but also “tell a story,” from L. computare (see

compute) ». Source: http://www.etymonline.com/index.php?term=count, consulté le 3 mai 2011.

10 Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, entrée « conter », tome I, Paris, Le Robert, 1998,

dire à la base du projet d'écriture — celui du notaire — que résulte un « ruissellement de lettres »; et ceci campe l'intérêt du texte: la mise en forme d'un impossible, pour rendre compte de Bartleby.

Ainsi donc, dans cette prétérition fort comique, Melville fait déclarer au notaire qu'il n'existe pas de document faisant état de Bartleby. Ne pas parler de cet énigmatique personnage serait perpétuer cette « perte irréparable pour la littérature » qu'il perçoit. Pourtant, le notaire, lui, tente d'établir un récit de sa vie, bien qu'il avoue d'avance faillir à la tâche. Du côté de l’auteur, cette posture énonciative (c'est-à-dire que le texte est le contraire d'une perte pour la littérature...) crée une ambiguïté supplémentaire, jetée en clin d’œil et en commentaire sur son travail littéraire: une fausse modestie ironique, voire une mégalomanie, et une bonne dose d'autodérision, pour Melville qui a été porté rapidement au pinacle du succès pour ensuite perdre la faveur du public. Pouvait-il pressentir la légion de commentateurs de cette nouvelle? À en croire l'insistance sur le terme unaccountable (et formes dérivées), Bartleby est voué à tomber dans l'oubli: si l'on en croit le notaire, en suivant son usage de négations additionnées, il ne serait pas possible de ne pas l'oublier, donc Bartleby est forcément « oubliable », ce qui met le notaire au désespoir, exprimé en son exclamation finale « Ah! Bartleby, Ah! humanity! ». Comme quoi rien ni personne n'est à l'abri de la disparition et de l'oubli, et l'humanité oublie, malgré les nombreux moyens pris pour garder trace du passé, l'écriture y compris. À l'époque de Melville, l'écriture est assurément le moyen prédominant, bien que d’autres moyens de représentation du réel s’implantent, la photo, venue avec le daguerréotype, n’étant pas le moindre. Écrire un tel compte rendu pour garder une trace mémorielle de Bartleby s'avère, à long terme, inutile; écrire pour préserver la mémoire finit par être un autre impossible, ou un échec. Bartleby tombera forcément dans l'oubli, sauf par l'action du notaire, pour un certain temps, à jamais indéterminé. Pour un certain temps: entendre tant qu'il y aura des gens pour lire le notaire; la question sur la portée et la durée du texte posée ici par Melville reste ouverte jusque bien longtemps après la mort de l'auteur. Les évocations de civilisations anciennes, particulièrement la civilisation égyptienne, donnent l’exemple d’un possible destin d'une écriture — fleurir, devenir obscure, disparaître, puis être redécouverte, décryptée, comme

par le travail de Champollion sur la pierre de Rosette. Restés impénétrables pendant des siècles, les textes des tombes pharaoniques ont été décryptés, trouvant ainsi un au-delà temporel, à tout le moins, si ce n'est l'au-delà spirituel pour lequel ils étaient prévus (heureusement, le support choisi de l’écriture, la pierre, allait durer; l’écriture devient alors garante de la mémoire de la civilisation). Le travail des scribes de l'Égypte ancienne a porté fruit, et l'évocation des Tombs, cette prison new-yorkaise au style « Egyptian Revival » accentue le parallèle avec la possible mort d'une écriture, mais aussi avec sa renaissance. Les destins possibles d’une écriture sont multiples. L'oubli, l'obsolescence, la mort font partie des scénarios envisageables. La juxtaposition des signifiants Tombs et Revival, de même que ce passage décrivant la cour intérieure de la prison comparée aux tombes pharaoniques, où de la végétation a pu croître de manière étonnante pour un tel lieu de mort coupé du soleil, laissent planer un indécidable quant au destin du texte du notaire, comme quoi il pourrait survivre longtemps à son écriture, tout comme il pourrait tomber dans l'oubli. Mais puisqu'on a pu déchiffrer les hiéroglyphes qui ornent les murs des pyramides... vie et mort s'entrelacent dans ce texte où le notaire devient exécuteur d'une tâche qui dépasse son travail prosaïque, et devient ainsi le messager vers l'au-delà, vers l'avenir et l'inconnu. Il devient celui qui fait parler les morts, car en sa qualité de juriste, il maintient un savoir et une compréhension de textes, de mots, d'usages anciens. Il relie l'ancien et le nouveau. Cette évocation de « mondes anciens » est reconduite dans le texte par les rappels de civilisations antiques, nommément celle de l'Égypte, la ville de Petra, Rome, voire au monde des disparus par la figure du fantôme, entité provenant d'un autre monde, un artifice courant dans les textes du XIXe siècle. La Rome antique est suggérée par la présence dans le bureau du notaire d’un buste de Cicéron11, emblème de l’éloquence et de la grande

11 Cette présence de Cicéron comporte une autre information historique moins évidente, soit que les textes de

l'orateur même nous sont parvenus car ils ont été transcrits par son « scribe personnel »:

Cicéron est considéré comme le plus grand auteur latin classique, tant par son style que par la hauteur morale de ses vues.

Il faut aussi rendre hommage à son esclave et secrétaire Tiron, dont la compétence comme sténographe n'est pas étrangère à la quantité d'ouvrages qui nous sont parvenus. Cicéron l'affranchit en 53 av. J.-C., et Tiron devenu Marcus Tullius Tiro resta son collaborateur.

rhétorique. Il semble un modèle pour l’avocat, à moins que cette effigie ne soit que lieu commun dans un bureau d’avocat, un accessoire « qui fait sérieux ». Le notaire est ainsi par son métier sensible à la rhétorique, à l’art de convaincre. Mais il y a aussi la rhétorique comme art d’écrire, et le notaire s’essaie à l’écriture (peut-être, secrètement, souhaite-t-il passer à l’histoire par l’entremise de son scribe, comme Cicéron). Toutefois, « il sait où il est » : il n’a jamais été un plaideur, il ne cherche pas la gloire. S’il a quelque ambition, ses moyens sont modestes : son buste de Cicéron n’est pas sculpté dans le matériau noble qu’est le marbre, c’est un moulage en plâtre de Paris12. Et sa rhétorique est négative. Cependant, celle-ci ajoute au récit : il semble qu’elle soit le meilleur moyen pour aborder Bartleby, puisqu’elle agit comme un moule, qui circonscrit par la négative. Elle trace les contours du personnage mais sans le remplir; ce qui est à l’intérieur est une masse organisée mais informe qui s’est figée à un moment donné selon les contours où elle s’est coulée. L’image du Cicéron moulé plutôt que sculpté, finalement, est porteuse.

Le rapport du notaire contre finalement l'absence de « matière » à propos de son clerc, et constitue dès lors ce dont s'enrichit la littérature, là est le clin d'œil de Melville. En fait de sources, le notaire ne peut s'appuyer que sur la rumeur, et il garde une anecdote pour la fin, après son témoignage, ce qui donne d'ailleurs une dimension nouvelle au personnage du scribe. Il jette alors une autre lumière sur son passé, lui créant un nouvel avenir. Il est intéressant de noter que le terme literature est équivoque: il désigne d’une part l'ensemble de la documentation disponible pour une discipline et, d’autre part, le corpus des textes, pour une langue donnée, créés avec des préoccupations esthétiques, bref, le travail des poètes. Et comme son texte s'engage en une description presque naturaliste du monde des scribes, l'illusion est totale, comme une fiction qui se fait passer pour un texte documentaire. Bartleby, ce caractère, vaut bien une monographie! Avec cet usage du mot littérature dans le contexte de cette histoire, l'humour sarcastique de Melville conjoint le monde de la littérature, le monde économique et le monde juridique, renvoyant la question

12 On peut lire dans cette image, dans la nature des matériaux du buste, un commentaire sur la

« dégénérescence » du langage dans l’univers financier de Wall Street, comme le propose Cecelia Tichi. Voir p. 100-101.

au lecteur: de quelle littérature parle-t-on? Et davantage, qu’est-ce que la littérature, si Melville écrit, fait de la littérature, pourtant persuadé que ce qu’il écrit (ne pouvant écrire autrement), ne paiera pas, c’est-à-dire ne se vendra pas? Ce qui est littéraire pour ses contemporains ne semble pas correspondre aux mêmes critères chez lui.

D'une autre manière, le mécanisme de la prétérition s'applique au texte entier, incarné par Bartleby, au sens où l'extrême discrétion du copiste, eu égard à son inscription parmi ses pairs, le confine presque à l’anonymat, puisqu'il ne cherche pas à être remarqué. Lorsque cette discrétion se mue en silence, en immobilité, en absence d'action et à l'évitement de toute participation à la vie du bureau, en revanche, l'étonnement qu'il suscite partout autour de lui ne fait que souligner sa présence et attirer l'attention sur lui alors qu'il s'inscrit dans l'effacement le plus total. Une présence affirmée négativement qui ne fait qu'accuser cette présence. En psychanalyse, la dénégation donne le même effet d'affirmation par la négative. La formule « I would prefer not to » du scribe se pose également comme un exemple condensé de prétérition, où préférer ne pas tel ou tel état de fait ne souligne que davantage l'absence de suites portées audit état de fait. Ce faisant, Bartleby se dérobe simplement aux interactions humaines, sans créer de liens; on pourrait presque dire qu'il cherche à se faire oublier, mais ce serait trop dire, puisqu'il n'aurait sans doute pas cette préférence. Ce qui accentue davantage son individualité, affirme sa présence parmi ses pairs. Antihéros, il n'accomplit aucune ligne d'action, ne s'engage dans aucun antagonisme. Tout ceci procède de ses préférences, qui ne sont pas des refus, puisqu'il ne crée pas d'opposition à une demande.

Toujours dans le registre des figures de style, il est remarquable que le notaire s'exprime volontiers par litote et par euphémisme (pour suggérer plus et pour atténuer une réalité), ce qui illustre son tempérament prudent, puisque la litote dit moins pour faire entendre plus; il se donne ainsi une marge de manœuvre pour réorienter le sens de ce qu'il souhaite exprimer, au besoin. L'usage de la litote peut même contourner la supposée recherche univoque de l'expression dans le domaine des textes de loi, car cette figure permet des formulations exactes, mais pas toujours précises, et en cela, qui peuvent également ouvrir à l'interprétation. Par exemple, si le notaire dit Turkey « not far from sixty », c'est un

euphémisme par litote: comme l'avocat est sensiblement du même âge que Turkey, il évite cependant de donner son âge et le sien. Cette sorte de coquetterie rapproche les deux hommes et les éloigne à la fois: elle met de l'avant l’expérience de vie du notaire (et de Turkey) mais inscrit une distance envers le scribe qui montre des signes de déchéance par sa tendance alcoolique. Ici, la formulation est exacte, c'est-à-dire conforme à la réalité, mais imprécise: plus ou moins de soixante ans? Lequel des deux est le plus vieux? Il n'en est pas question (on aurait tendance à croire que c'est Turkey, puisque le notaire lui suggère subtilement de diminuer ses heures de travail en prévision d'une retraite prochaine). Avec une phrase de Turkey, plus direct à ses heures, la réalité rattrape le notaire : « with submission sir, we both are getting old ». Si le notaire mentionne que Nippers was not unknown on the steps of the Tombs, la litote permet de croire qu'il a des contacts louches, possiblement autant devant que derrière les barreaux (à la limite, il y aurait peut-être déjà séjourné, on n’en sait rien); on peut aussi croire qu’il a assez souvent affaire aux Tombs pour qu’on l’y reconnaisse, la formulation jette même un doute sur la légalité de ses actions et la nature de ses liens avec ses « clients », tout comme elle peut s'appliquer à décrire, de façon plus neutre, que le travail d'avocat de Nippers pour des malfaiteurs l'a rendu connu