• Aucun résultat trouvé

Lettre de change — account, count; compte, compter : univers des chiffres

« Bartleby the Scrivener. A Story of Wall-Street » est un texte où le passé rencontre le futur. Issu d'un monde révolu, Bartleby est plongé dans un XIXe siècle qui voit le capitalisme passer à une vitesse supérieure: celle des trains, dépassant celle des bateaux; les trains permettent aussi le développement de l'économie du continent, et de fait l'essor fulgurant de la nation américaine pour s'acheminer progressivement vers ce qu'en fin de XXe siècle on appellera le « late capitalism », ou « capitalisme avancé ». L'économie fondée sur la circulation des bateaux décline, bien qu'elle reste active. Wall Street, synonyme de l'économie de marché, devient le centre de gravité de l'économie globale. Par métonymie, la célèbre rue subsume tous les liens et tractations économiques des gens d'affaires qui y fourmillent, et leurs ramifications internationales dans la même foulée. La portée de Wall Street devient planétaire, touche les humains partout où il y a économie ou métaphore d'économie — et il y en a partout, sous différentes formes. C'est ici qu'économie et texte, circulation de lettres et circulation de devises se mettent en parallèle pour réfléchir sur la littérature.

Le compte rendu du notaire a comme fonction première de consigner la mémoire de l'existence de Bartleby, qui tomberait dans l'oubli autrement. Va pour la mémoire, cependant le notaire échoue, car il ne peut faire entrer le scribe dans sa manière de concevoir les choses et les êtres, ni même le faire entrer dans l'économie de son bureau de manière rentable. De fait, Herman Melville a ainsi augmenté le corpus littéraire d'un texte inoubliable, à l’en croire. L'expression « to be accounted for » ou « to be taken into account » restitue ce sens, signifiant ne pas être oublié, être pris en compte, mais dans le sens comptable. Des trois univers liés au mot unaccountable, le mot account, de même que count, relève du monde des chiffres. Littéralement, unaccountable veut alors dire « qui ne peut entrer dans les comptes », « qui ne peut être pris en compte ». Dans notre décomposition du mot unaccountable, cet autre univers où Bartleby se démarque est celui des chiffres, dans leur aspect mathématique, de calcul, incluant la comptabilité et l'économie.

Dans ce versant du mot, Bartleby n'entre pas dans les comptes: il se présente comme un reste, un élément qui ne peut cadrer dans un ensemble (au sens mathématique), ou même dans une économie, dans une circulation d'éléments. Dans le contexte de Wall Street, haut lieu économique déjà au milieu du XIXe siècle, l'excentricité du scribe est alors accusée. Il signale son décalage par rapport aux rouages d'une économie bien huilée, où il ne s'inscrit qu'en partie, puis dont il se trouve carrément dissocié. Le qualificatif odd revient à quelques reprises pour qualifier les comportements ou la personne de Bartleby: non seulement étrange, mais impair, reste (à une lettre de odds); le mot revêt ces sens dans le texte. Bartleby, dans sa singularité, se trouve comme un résidu de la division du travail. Ce odd le place dans le domaine du reste, de l'irréductible: il reste, il est un reste, ce qui sonne un peu de la même manière en anglais : he remains, he's a remain85.

Bartleby est donc unaccountable au sens où il ne relève pas du même « ensemble » que les autres personnages de l'histoire. En définitive, comme il ne relève pas du même régime de signes, il ne peut être tenu responsable de la confusion dans le bureau, ni, financièrement, de la « faillite » de son patron (selon les sens to account for, représenter, être responsable de, ce qui implique aussi une cause: on account of, « à cause de »...). Étant donné son caractère réfractaire à son travail de copiste, il ne représente en rien la proverbiale activité de la City, comme il ne peut être intégré à l'économie de son patron, à celle du New York en expansion.

85 En outre, de reste à ruine, il n'y a qu'un pas. Le notaire propose d'ailleurs ces comparaisons: « […] like the

last column of some ruined temple, he remained standing mute and solitary in the middle of the otherwise deserted room » [B, 33]. Ou encore :

Think of it. Of a Sunday, Wall-street is deserted as Petra; and every night of every day it is an emptiness. This building too, which of week-days hums with industry and life, at nightfall echoes with sheer vacancy, and all through Sunday is forlorn. And here Bartleby makes his home; sole spectator of a solitude which he has seen all populous—a sort of innocent and transformed Marius brooding among the ruins of Carthage! [B,

27, 28]

Le mot forlorn, qui caractérise aussi bien ici Wall Street qu'ailleurs il s'applique à Bartleby (à trois reprises), donne cette image du dernier élément restant d'une civilisation disparue. C'est pourquoi nous soutenons, entre autres, qu'il appartient à un monde révolu.

Bartleby est un-accountable dans l'économie du bureau: il ne peut être pris en compte dans cette économie, car il cesse d'écrire, il arrête de travailler; il ne peut plus être pris en compte, car la raison de son embauche n'existe plus, tout bonnement, étant donné le « changement administratif ». Il ne peut être pris en compte dans l'équipe de travail par sa manière de décliner toute demande de travail. Il est à contre-courant de l'économie de l'échange.

Bartleby est celui qui reste, qui demeure, le dernier témoin d'un autre monde, ou plus prosaïquement, d'une autre administration; dans la nouvelle, elles passent et sont abolies. Ce reste, cependant, participe de manière atypique aux rapports humains, ne participe pas à l'économie des échanges; Bartleby n'est pas de commerce facile. Cet espace du « désobligé » qu'il réussit à se ménager lui permet d'exister avec un minimum d'interactions jusqu'à la mort. Sa singularité fait de Bartleby un singleton, élément unique d'un ensemble, voire un ensemble à lui seul. À un certain point, il ne fait plus partie de l'ensemble des employés, de l'ensemble des interactions sociales, il se dérobe aux lois du marché et du travail; les lois du langage même sont mises à mal par sa formule étrange, chiffrée, dirait- on, répétée ad nauseam, qui finit même par contaminer ses collègues. C'est bien la seule circulation qu'il engendre, l'introduction de cette phrase, excepté son habitude de rendre au notaire les pièces de monnaie tombées sur le sol comme il aurait réacheminé les lettres mortes. Le mot account, outre désigner un compte rendu, comme observé dans la partie « Lettre ouverte », met en évidence la notion de compte, de comptabilité, de relevé qui met en regard l'actif et le passif. Il y a sûrement une histoire de dette à fouiller dans cette histoire, et d'autres auteurs l'ont fait86. De nombreux éléments de la biographie de Melville montrent à quel point les questions d’argent ont pesé dans sa vie; la dette du père (sa banqueroute) de Melville a été reconduite chez les frères Gansevoort puis Allan; Herman, avec ses succès littéraires en début de carrière, apportait l’espoir d’une réussite sociale. Quoi qu’il en soit, approcher la question de la dette sur un versant psychanalytique serait

86 Du côté des commentaires réalisés selon une optique psychanalytique, un ouvrage est remarquable de

justesse : DURAND, Régis, Melville, Signes et métaphore, Suivi de John Marr, fragments inédits en français,

Cistre essais 9, Lausanne, L'âge d'Homme, 1980, 171 pages.

assurément porteur; nous regarderons d’autres aspects de la question économique toutefois. L'univers de la loi paternelle est mis à mal dans le monde de Melville, et ici ce monde semble toucher à sa fin, comme s'il s'éteignait avec Bartleby, mais il implique aussi une possible renaissance.

La relation entre économie et écriture est largement présente dans l'univers de Melville, ne serait-ce que par le choix de personnages et de leur travail qui sous-tend un certain type d'économie87. Au détour des phrases de la nouvelle « Bartleby The Scrivener, A Story of Wall-Street », on peut reconnaître des expressions d'une lettre envoyée à son ami Nathaniel Hawthorne, et ces expressions sont les traces des questions qui taraudent Melville quant à son œuvre littéraire. L'argent n'est pas la moindre:

In the spring of 1851, while still at work on Moby-Dick, Herman Melville wrote his celebrated “dollars damn me” letter to Hawthorne:

In a week or so, I go to New York, to bury myself in a third-story room, and work and slave on my “Whale” while it is driving through the press. That is the only way I can finish it now—I am so pulled hither and thither by circumstances. The calm, the coolness, the silent grass-growing mood in which a man ought to compose,—that, I fear, can seldom be mine. Dollars damn me [...] My dear Sir, a presentiment is on me,—I shall at last be worn out and perish [...] What I feel most moved to write, that is banned,—it will not pay. Yet, altogether, write the other way I cannot88.

Voici entière la phrase « Dollars damn me... » : « Dollars damn me; and the malicious Devil is forever grinning in upon me, holding the door ajar ».

Est-ce le démon de l'écriture ou le démon de l'argent qui vient tourmenter Melville? L’argent, évidemment ! De prime abord, il en semble ainsi, mais les tourments du démon de l’écriture paraissent aussi éprouvants. La phrase de la lettre rappelle l'apparition presque surnaturelle de Bartleby (soulignons la répétition « magique » the apparition of Bartleby

87 Pour la petite histoire, le père de Melville, Allan Melvill, mort lourdement endetté, a fait porter ce poids

passif à sa famille. L’oncle de Herman Melville, Peter Gansevoort, frère de la mère de l’écrivain, Maria, a semble-t-il décidé que le patronyme Melvill serait modifié (comme on l’apprend dans le chapitre «Allan » dans Melville : A Biography, de Edwin HAVILAND MILLER). Accablée de honte, Maria a effectivement changé le nom Melvill pour Melville, souhaitant peut-être changer la réalité en changeant le nom et ainsi, en faisant circuler le nom orthographié différemment, effacer la tache de la dette sur le nom de sa famille, tellement affligée de cette situation. Comme le notaire, elle a fui la disgrâce en déménageant. Elle est ainsi retournée à Albany, lieu d'ancrage de sa famille d'origine néerlandaise, pour trouver l'appui de son clan, les Gansevoort, vieille famille influente de l'État de New York.

appeared) le jour où le notaire le découvre dans son propre bureau par ce certain dimanche. Il faudrait toutefois préciser le type de démon que Bartleby représente pour le notaire... peut-être ce démon qui démonte ses suppositions et bouleverse son univers: « Quite surprised, I called out; when to my consternation a key was turned from within; and thrusting his lean visage at me, and holding the door ajar, the apparition of Bartleby appeared, in his shirt sleeves, and otherwise in a strangely tattered dishabille [...] » [B, 26].

Revenons au grand tourment de Melville: It will not pay, d'une part; write the other way I cannot, de l'autre: à l'instar des termes posés dans cette disjonction, les actions de Bartleby ne paient pas (dès qu’il s’arrête de copier, du moins) ; et il semble qu'en même temps, il ne peut pas écrire, une fois qu'il a abandonné la copie, apparemment guidé par une sorte d'impératif intérieur. Il pose ainsi l’alternative avec deux propositions négatives. Il résulte aussi dans l'économie du bureau, avec cet arrêt inopiné de la copie, une situation étrange: Bartleby a été engagé pour traiter un surplus de travail, ainsi lorsqu'il s'arrête, le notaire se retrouve avec la même équipe qu'auparavant, sauf qu'un être demeure en permanence dans son bureau, sans travailler, wholly unemployed [B, 37]. Immobile comme un objet, il se pose tout comme un acquis matériel, lui qui fut un temps « a valuable acquisition » [B, 26] et qui reste « harmless and noiseless as any of these old chairs » [B, 37]. Au début il ne dérange pas trop, il demande si peu; paradoxalement, « gérer » son inactivité, sa passivité, devient excessivement demandant; le notaire perd beaucoup en temps, en argent et en énergie en ce sens. On est tenté de croire que si le notaire supporte le scribe aussi longtemps dans ses locaux, c'est que justement l'arrêt de son travail ne change plus grand- chose à la productivité de son étude légale, puisque Bartleby était surnuméraire, et qu'il n'a reçu comme espace de travail qu'un bureau arrangé de manière temporaire, posté derrière un paravent. Que Bartleby s'arrête d'écrire, il y a certes là un événement spécial, mais somme toute, le bureau peut continuer de fonctionner. Le fond de roulement n’est pas touché. Seulement, malgré toute sa discrétion, cette présence inactive devient envahissante. Pour le notaire, « In plain fact, he had now become a millstone to me, not only useless as a necklace, but afflictive to bear » [B, 32]. Belle équivoque ici: millstone désigne la meule

attachée au cou de ceux qu'on veut faire couler au fond de l'eau89; la meule ne fait effectivement pas un bon collier... elle est à la fois inutile en tant que collier et inutile comme un collier… ou alors elle n’est bonne qu’à perdre qui la porte. Bartleby a été engagé étant donné un surplus de travail, ne l’oublions pas. Lorsqu’on l’associe à Bartleby, on lit alors, d’une part, que Bartleby ne peut même pas servir de collier (donc d’objet « décoratif », pouvant connoter richesse et prestige, ou comme un bibelot, bien qu’il en ait l’immobilité; d’autre part, il est inutile comme un collier. Ceci exprime que Bartleby est un poids inutile, mais il est aussi, du reste, comparé à un collier, grâce à cette équivoque autour du as. L'équivalence entre le scribe et le texte, qui sera développée plus loin, fait de cette jolie assonance, useless as a necklace, un commentaire ironique sur une certaine vision du texte littéraire, voire de l’objet d’art, dans ce contexte où les affaires priment : inutile, futile. Le «collier», pur ornement, se compare ainsi à l'œuvre d'art, à la fiction, à l'artifice. Il est difficile à porter pour l'auteur, avant, pendant et parfois après la création, de même que toute personne qui vit avec l'œuvre, ce qui peut s'étendre, par exemple, au conjoint, à la conjointe, aux proches... Notons qu’encore une fois, comme dans les paires thieves and murderers / kings and counselors, l'ambiguïté est instaurée par l'assonance90. De la stricte comptabilité, on se retrouve, par extension, à l'univers économique, celui de la révolution industrielle en plein essor aux États-Unis du milieu du XIXe siècle, période où la nouvelle paraît, et où Wall Street devient le cœur du capitalisme. Toutefois, le cabinet du notaire montre un univers de travail qui diffère un peu du cliché du patron tyrannique de la

89 Selon le site Bartleby's Blank Wall, certains y voient une référence à Matthieu 18.

90 L’assonance comme expression de l’ambiguïté se rapporte aussi à la biographie de Melville. Deux Allan

— des homonymes, c'est l'assonance parfaite — décrivent des personnes, des réalités différentes, soit le père et le frère de Melville. De même, le nom, pour une même prononciation, pour une même famille, renvoie à des réalités différentes, et le mot offre le pivot de l’ambiguïté: Melvill, avant la faillite et la mort du père, et Melville, après ces événements que Maria Gansevoort a tenté d'atténuer en changeant le nom. On peut comprendre alors comment a valorisation du métier d’écrivain était problématique dans un tel contexte : si le succès vient avec l’écriture, ça va, mais si elle ne paie pas, l’écriture est un fardeau inutile. Une autre manière où les dollars font damner Melville. Dans ce contexte où l’on compare Bartleby et l’œuvre de fiction, revenons sur la phrase énoncée plus haut, « le fond de roulement n’est pas touché »: si Bartleby ne fait plus rien, va pour un temps, puisqu’il son travail a été rentable. Mais lorsqu’il ne crée plus de richesse et qu’on veut s’en débarrasser, on en comprend que la littérature est somptuaire : on la tolère lorsqu’on a les moyens de se la payer. Lorsqu’une œuvre (Bartleby) marque au point de changer la vie d’un être, de le détourner de ses tâches principales, comme le notaire en fait l’expérience, elle touche alors au nécessaire, jusqu’à modifier la vision du monde, le rapport au monde de la personne en question (d’où le fameux quit the premises).

révolution industrielle, seulement intéressé par les profits; ici, le patron est indulgent, n'offre pas de grand salaire, mais permet à deux employés de travailler alors qu'un seul scribe efficace pourrait effectuer les tâches de Turkey et Nippers. L'opposition entre passif et actif, grand principe d’équilibre budgétaire, s'applique autant aux colonnes de chiffres qu'aux colonnes de clercs, et s’avère centrale dans la nouvelle (« For a few moments I was turned into a pillar of salt, standing at the head of my seated column of clerks » [B, 21] — autre référence ici aux ruines d'une antique ville détruite, cette fois, Sodome...). Les clercs se montrent en leur temps productifs et improductifs, actifs et passifs en regard du travail, le notaire faisant état de la stricte alternance entre les périodes productives et improductives de Turkey et Nippers; Ginger Nut ne fait que des tâches connexes. Ce patron laisse de la place à l'inefficacité, en autant que le roulement du travail n'en soit pas trop affecté. En cela, il reste humain et ne paraît pas le malveillant patron exploiteur que dépeignent certains commentateurs. C'est dire l'heureuse surprise et le contentement du notaire après avoir engagé Bartleby, lors de sa période industrieuse. Étonnement qui se compare à la découverte de Bartleby qui pourrait faire figure d'un membre du Lumpenproletariat (prolétariat en haillons), puisqu'il est continuellement au travail, même le dimanche, qu'il ne possède que peu d'économies, peu de biens et qu'il ne semble pas avoir de maison (« [...] the apparition of Bartleby appeared, in his shirt sleeves, and otherwise in a strangely tattered dishabille, saying quietly that he was sorry, but he was deeply engaged just then [...] » [B, 26; nous soulignons]). Dans le bureau de cette histoire, plutôt que de montrer l'humain dépassé par le système capitaliste, le contexte de travail reste à l'échelle humaine, et la nouvelle présente les scribes comme des humains dans un contexte général où les employés, dans le monde du travail, sont instrumentalisés, utilisés pour leur force de travail, sans tenir compte de leur individualité, alors que le notaire met en évidence l'aspect relationnel et la connaissance du caractère de ses employés, même si les pressions structurelles sont quand même sensibles, implicitement, dans la description des scribes. Il montre ainsi son appartenance à des usages que la production de masse façon XIXe délaisse. Il y a ici télescopage entre passé et futur: Bartleby est le poids du changement économique que le notaire n'a peut-être pas la capacité de gérer, qui le dépassera et le perdra. Et c'est sans doute cet ancrage dans le passé qui rapproche le notaire et son scribe.

Mais ceci se passe au plan allégorique dans la nouvelle, tout comme on peut voir, chez le