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De façon très concrète dans le texte, par un phénomène semblable à celui des surnoms, l'univers de la copie et, davantage, de la copie légale, nous met sur une piste: celle du dédoublement, de la duplicité. Un double de monnaie, dans le cadre économique, est une fausse monnaie. Un doublet de mot, dans le contexte légal, circonscrit une acception technique pour l'insérer dans un ensemble de mots à part, ensemble utile à la profession (le jargon professionnel), ce qui évite ainsi un usage qui ferait perdre au vocabulaire spécialisé sa force d'évocation. De plus, le doublet peut prendre une acception précise et fixe sur ce

versant, ce qui assure l'univocité chère à la rédaction légale ou, comme dans le cas présent, s'ancrer dans un passé révélateur. En d'autres cas, il peut aussi en découler de l'équivocité ou de l'ambiguïté.

Dans cette histoire, les mots « dédoublés » relevés au chapitre précédent créent un réseau de sens concomitant aux acceptions du notaire, ces dernières étant, du reste, de bon usage. Un système concurrent se dessine alors, cohabitant avec les autres, tout comme le régime des suppositions et celui des préférences le font. Mais le texte secrète une sorte d'économie parallèle. Le double y prend différentes formes. On sait par exemple que certains commentateurs ont vu chez Bartleby le double du notaire, et même, chez les scribes, de purs prolongements du notaire, qui seraient, tous ensemble, en fin de compte, une seule et même personne. Bartleby, dans cette optique, serait même l’incarnation de la pulsion de mort du notaire. La mort, le Réel, prennent ainsi une place importante, s’imposant progressivement, sur le modèle de l’amortissement.

Pour s'amuser, en restant dans la veine psychanalytique, on pourrait aussi poser que dans l'hypothèse où la nouvelle de Bartleby fît dans le fantastique, Bartleby ne pourrait être en fait qu'une sorte de fantôme shakespearien, qui montre au notaire l'ampleur de sa dette et de sa culpabilité — informe, sans objet précis —, mais purement symbolique, qui pourrait aussi bien être celle de l'entrée dans le langage, celle que le névrosé ne reconnaît pas et qu’il ressent constamment, sans s’en débarrasser.

Il y a dette pour rien; Bartleby se pose comme l'incarnation de la dette et du reste à l'état pur, reste d'une équation inconnue. Cette dette est d'autant plus absurde qu'elle s'incarne, mais pour devenir lettre morte (en la personne de Bartleby). Il est de plus impossible de la mettre en circulation et de lui proposer une quelconque monnaie d'échange. Sa valeur d'usage étant épuisée (soit son efficace de copiste) aucune valeur d'échange ne peut non plus s'y appliquer (pas moyen d'amener Bartleby à une quelconque action). La dette symbolique du névrosé, qui prend la couleur de sa culpabilité et des inventions qu'il convoque dans son royaume de suppositions, se traduit dans les élucubrations du notaire, et dans sa propre absence de sanction pour se débarraser du scribe — quelqu’un d’autre le fait

à sa place, les événements décident pour lui. Sur un plan psychanalytique, toutefois, la présence de l'analyste, dont le travail consiste notamment à être un lecteur attentif, contribue à « démêler » les adresses des discours qui lui sont portés dans une telle problématique. On pourrait aussi se représenter Bartleby comme étant l'incarnation de l'objet a, qui condense ce qui se perd dans l'entrée dans le langage, qui participe à la fois du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire, qui ne peut s'échanger, n'entrer dans aucune économie, sinon pour la valeur symbolique que le sujet peut lui attribuer et ainsi le prendre en compte dans la dynamique de son désir, ce qui ne s'échange donc pas, lui reste totalement singulier, mais peut se sublimer dans les actes posés par le sujet. Bartleby appartient au désir d'écrivain de Melville, mais a pu se sublimer en quelque chose d'à la fois singulier, idiosyncrasique, et à la fois ouvert à tous comme objet de circulation de sens. Suivons donc la piste de la duplicité. Les mots pertinents que nous avons relevés décrivant le travail du notaire et les gens de son milieu sont posés dans le texte avant qu’arrive l'événement de l'abandon de la copie. Il y a là dans l'expositio du notaire assez à méditer et à interpréter, en se collant le plus possible au sens littéral des mots, selon l'approche que nous préconisons, et c'est donc ce que nous fouillons avec notre enquête étymologique. Les doublets des mots créent un lexique parallèle dont l'emploi ne semble régi par aucune règle, sinon que le contexte spécialisé ou savant semble pertinent. La circulation d'un savoir approfondi semble reliée à ces mots. Les significations passées, en dormance, créent un réseau de sens parallèle au sens moderne une fois qu'elles sont réactivées. Toutefois, ici, ces sens ne sont pas faux, ni « illégaux », c’est-à-dire improprement ajoutés; ils reviennent comme des réalités anachroniques, comme des fantômes porteurs d'une autre vérité, comparable à celle des sens modernes, et leur justesse comporte une efficace, étant donné leur lien historique avec les mots employés que le notaire utilise au sens moderne, celui de son époque.

Arne De Boever, tout comme Cecelia Tichi, commente le travail de la rhétorique et des glissements de sens dans The Confidence-Man. Tous deux soulignent le fait que pour aborder le travail de Melville dans ces deux fictions, il est question d'« écouter » le texte davantage que de l'interpréter ou d'y trouver un « message »:

Bartleby is not against copying. In fact, even after he has given up copying, he remains deeply invested in it: he establishes his singularity precisely through the repetition of the phrase “I would prefer not to.” But, as Deleuze has argued, “I would prefer not to” actually means nothing. To listen to the phrase means to give oneself over to madness. The only way to listen to Bartleby is to overhear him. To listen to him means precisely not to listen to him: to speak not as a listener who expects that something will be communicated, but to speak as someone who overhears, who picks up on “little items of rumor” that have “a certain suggestive interest.” To listen to Bartleby means to take him at his word—to go beyond the horizon of communication108.

En nos propres mots, nous parlons de lecture attentive, de prendre du texte les éléments donnés et de chercher leur logique intrinsèque. Cette lecture que nous tentons de pratiquer se raccroche à une autre forme d'« écoute », celle qui est désignée en psychanalyse d'« attention flottante », c'est-à-dire qu'elle se porte sur les signifiants qui font retour, sur les mots employés, les créations sonores qui se dégagent du discours (des expressions qui contiennent un calembour ou un mot d'esprit, par exemple, ou encore sur différents enchaînements de thèmes) et ainsi, la matière du langage est explorée. En cela, nous rejoignons les vues des Tichi et De Boever qui ont relevé des aspects de l'écriture de Melville qui s'attachent à parler du langage. Alors que l'histoire de Bartleby garde encore des allures de parabole, The Confidence-Man pousse plus loin le travail sur la matière du langage, en fait le rend plus explicite, jouant à plonger et replonger le lecteur dans des stratégies discursives où les personnages sont en joute verbale permanente, et où les retournements de sens deviennent des ressorts narratifs qui ont souvent raison des personnages.

À propos de ce même roman, Cecelia Tichi rapporte, dans l’article cité par Michael Clark dans The Silence of Bartleby:

It is important that in a novel pictorially spare and slighting of action Melville expends a great deal of descriptive power delineating qualities of voice.

[...] Melville insists (rather awkwardly at that) that the language of narration is not the

language of the narrator.

[...] By depersonalizing dialogue, divorcing speeches from speakers, and restraining

visual evocation, Melville forces his reader to focus largely upon the entity of language, itself horrendously corrupted and debased109.

108 DE BOEVER, Arne, op. cit., p. 152.

109 TICHI, Cecelia, « Melville’s Craft and Theme of Language Debased in The Confidence-Man », ELH, The

Plus loin, elle formule une pensée qui rejoint celle d'Arne De Boever:

Throughout the novel Melville makes his skepticism increasingly explicit in the multiple tangents from which arguments are advanced, and also in the defectiveness of single argumentative structures. He works persistently to force his reader to inspect these, insisting again and again that his rhetorical constructs be examined as verbal action in and of themselves, and not as windows upon something else. Melville pays a price for his method. Even his devotées call The Confidence-Man “tedious” or “tiring to get through,” terms which seem not to indicate ennui, but rather fatigue, perhaps from the constant imperative to listen. Accustomed to engage several senses imaginatively in reading fiction, we find The Confidence-Man both sensuously constricting and yet exhausting in Melville's demand that we unremittingly tax to the utmost our powers of hearing110.

C'est ce que nous tentons de faire en lisant Melville, soit prêter au texte une attention différente de celle qu'on porte au discours commun, afin de faire ressortir les aspects de son travail touchant la matérialité de la langue, puisque la nouvelle « Bartleby the Scrivener » est ourdie, à notre sens, avec un travail sur la langue qui se compare à celui de The Confidence-Man, et de manière extrêmement ramassée, concise. Ce roman de Melville travaille l’ironie de long en large, de sorte que l’on doit constamment s’interroger sur les intentions réelles des personnages, et le problème avec cette ironie qui rend un peu paranoïaque lorsqu’elle prend toute la place dans le discours, c’est qu’on en vient à ne plus se fier à ce qui est dit, pour constamment chercher dans le non-dit, de fait en délaissant l’expression même, ce qui est dit. Comme si on ne se fiait plus à la valeur des mots donnés, comme si on ne pouvait plus les prendre « pour argent comptant ». Au lieu de prendre le mot pour ce qu’il est, disons pour 1,00 $ de sens, on se demande constamment s’il n’y a pas 1,25 $ ou plus, ou quoi d’autre encore, de sens. C’est une forme de crise de confiance envers la devise. Mais tout l’art de Melville est de ramener à la formulation même du texte. Pas dans une intention supposée. Tout est dans ses tours, dans ses choix de mots, et lorsqu’on capte l’étendue et la profondeur des mots qu’il choisit, de nombreux pans de sens se déroulent. Pour reprendre un slogan en vogue, en repérant ces sens anciens, « vous êtes plus riche que vous le croyez ». Lire ainsi ce roman de Melville fait aussi goûter toute la portée rhétorique et l’humour d’une ironie bien placée (il n’est d’ailleurs pas innocent qu’il s’attarde autant aux descriptions de la voix; le ton est très important dans l’ironie lors d’un

dialogue). C’est pourquoi, en allant contre la logique des suppositions, nous soignons délibérément la « paranoïa » de lecture en serrant de près le sens littéral des mots, pour en laisser émerger le sens des mots du texte, et non de suppositions extrinsèques.

Retournons ainsi au texte, tant à sa structure qu’à ses figures, dont certaines prêtent particulièrement à la supposition (la prétérition, la litote, l’ellipse, par exemple), et donc il nous faut les aborder avec précaution. Avec la prétérition, on dit qu'on ne parlera pas d'une chose qu’on nomme pourtant. Et voilà: de fait, la chose est nommée, il ne reste donc qu'à tirer les conclusions. Sans chercher de sens caché, nous tentons de bien prendre celui qui est donné, en épuisant les possibilités du texte et en comparant les possibilités ouvertes par les équivoques et les ambiguïtés. C'est-à-dire qu'on ne cherchera pas à combler les vides entre les paroles, mais on reliera ce qui est donné dans le texte; il faut quand même tenir compte de l’irrépressible envie de supposer, mais alors, la décortiquer, en jauger les possibilités, et se rappeler surtout que ce ne sont que des suppositions. Devant une prétérition, si on avait à caractériser les approches des protagonistes principaux, le réflexe du notaire serait d'interpréter, de pousser plus loin les suppositions; Bartleby, plus pragmatique dans son régime de préférences, interagirait avec ce qui est donné, sans plus. Quant à l'ellipse, elle permet une rupture d'espace ou de temps, ou d'espace et de temps, entre la fin d'une séquence de narration et le début de la suivante. Entre les deux, on peut supposer une infinité d’événements. Ou encore, l'ellipse marque l'abrègement d'une situation qui pourrait continuer indéfiniment, comme si l'ellipse disait « et ainsi de suite jusqu'à ce qu’arrive quelque chose digne de mention ». Dans cette nouvelle, le discours indirect rend le texte encore plus elliptique, car la retransmission des paroles de Bartleby par le notaire a l'heur d'instiller le doute chez le lecteur quant à l’exactitude du rapport des paroles. À certains moments, le notaire laisse entrevoir un Bartleby beaucoup plus bavard que ce qui est présenté dans le discours direct relatant les dialogues entre les protagonistes. Le discours indirect est donc aussi un espace de création de faux (il permet même la création de sens de la part du lecteur — interpréter, en ce sens, c’est aussi créer), au sens où le narrateur peut arranger la réalité à sa convenance, selon ses visées, comme le montre le comique de cet extrait qui laisse tout de même songeur:

[...] Bartleby appeared, in his shirt sleeves, and otherwise in a strangely tattered

dishabille, saying quietly that he was sorry, but he was deeply engaged just then, and— preferred not admitting me at present. In a brief word or two, he moreover added, that perhaps I had better walk round the block two or three times, and by that time he would probably have concluded his affairs. [B, 26]

In a brief word or two! Bien sûr, c’est une manière de parler, mais la prendre au pied de la lettre provoque le rire, devant cette opposition entre celui qui en dit trop (malgré lui, malgré sa prudence, sa parole dépasse sa pensée) et celui qui en dit si peu. Ici apparaît le divorce, le contraste entre l’ineffable du Réel et la fuyante, l’exigeante recherche de l'expression juste du travail littéraire. Melville démontre ici un fameux exercice de style qui rend la litote particulièrement expressive... voire hyperbolique, car la litote exprimée par le notaire pour faire court et rapporter les propositions de Bartleby (in a brief word or two), c'est déjà trop dire, eu égard à l'habituel taciturne du clerc. Qu'il ait autant parlé semble presque invraisemblable. Pour laisser le bénéfice du doute au notaire, on peut cependant ajouter que l'échange entre les deux personnages a lieu lors d'une situation si atypique qu'il reste possible que Bartleby ait alors parlé comme jamais pour ensuite modifier profondément son attitude. Bartleby pourrait bien s'exprimer en un ou deux mots, assurément, ou encore répondre succinctement aux longues propositions du notaire, mais la paraphrase du notaire (qui a valeur de litote) crée l'effet comique, si l’on se fie au peu de mots qui s'échappe habituellement de Bartleby. Il faut que le lecteur lui-même joue de suppositions tout comme il confronte ces deux réalités pour arriver à en rire. Le contraste est tel que le notaire risque de passer pour un homme lui-même porté à l'exagération et ainsi perdre sa solide réputation d'homme safe. Le contraste entre « in a brief word or two » et la longue proposition qui suit crée l'effet comique (d'autant plus que Bartleby envoie littéralement promener son patron), tout comme en cet endroit où la formulation du notaire, ici fort ramassée, donne l'impression qu'un élément important est passé sous silence, ou enfin que la tournure du narrateur fait manquer une bonne répartie de Bartleby:

“You are decided, then, not to comply with my request—a request made according to common usage and common sense?”

He briefly gave me to understand that on that point my judgment was sound. Yes: his decision was irreversible. [B, 22]

Bartleby esquisse-t-il un geste? Dit-il quelque chose? Reste-t-il silencieux et immobile? Faire comprendre, donner à comprendre, quelle formulation équivoque… mais safe! L'équivoque et l’ambiguïté, comme la litote, permettent de jouer safe, pour employer une expression courante, et donner à l’autre (l’interprétant) la responsabilité de fixer le sens, en tablant sur les possibles interprétations suggérées par une expression. La litote même a le potentiel de créer ou contenir de l'équivoque, par l'indétermination qu'elle autorise. Rappelons qu'à différencier sommairement l'équivoque de l'ambiguïté, on pourra dire que l'équivoque est une possibilité de plusieurs sens mise en forme du côté de l'émission d'un message, tandis que l'ambiguïté relève d'une pluralité d'interprétation du côté de la réception d'un message (entendre message au sens large: situations, écrits, etc.). Melville, dans son travail extensif sur les ambiguïtés (Pierre, The Confidence-Man, etc.), s'amuse donc avec l'horizon d'attente, sur les comportements de lecture, les réflexes d'interprétation, pour transformer et mettre en scène une situation qu'il crée équivoque, mais qu'il entoure de paramètres et de personnages qui ont différents points de vue sur la situation afin qu'elle se charge d’ambiguïtés pour le lecteur, et il commente l'ambiguïté, en fait un moteur de récit. Plus encore, un personnage tel que Pierre se mettra dans la peau des gens qui l'entourent pour analyser sa situation et ne trouvera que d'accablantes interprétations qui le contraindront à se résoudre à des actes (mariage subit, déménagement en ville). Le souci de l'interprétation des autres — la rumeur — provoque aussi des actes chez le notaire. Dans son discours, les ellipses, les litotes, donnent à penser plus qu'il ne l'exprime lui-même, semble-t-il. Sur un plan qui serait suspicieux de la parole du notaire, percevoir une possibilité de fausseté éveille le doute, et modifie dès lors la réception du discours. Si le notaire est habile avec les suppositions, elles lui jouent cependant des tours, au sens où son récit se trouve lui aussi porteur d'ambiguïtés, d'équivoques, alors que Bartleby, lui, ne cherche pas à faire supposer quoi que ce soit et n'a rien d'autre à offrir que sa personne silencieuse, réduisant ainsi les possibilités d'interprétation, les suppositions, si centrales dans la vie du notaire. L'ellipse en soi permet d'ajouter des suppositions, et le notaire l'utilise amplement, probablement par manque d'information sur les détails de la vie du scribe, comme il le mentionne lui-même, mais aussi pour décrire des moments qu'il a vécus lui-même, ce qui est fort différent.

Dans la lecture que nous tentons, il s'agit, du côté des lecteurs, de prendre les informations du texte sans chercher à combler les « trous » entre les séquences rapportées, comme s'il n'y avait pas d'éléments cachés. Tout ce que nous pouvons retenir sur Bartleby dans les deux séquences de discours indirect relevées plus haut, c'est qu'il est «bref» (brief est un