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La question de la spécificité

4 Conclusion

4.2. La question de la spécificité

Les trois cas étudiés dans cette recherche portaient sur l’eau potable, secteur où la demande est claire mais où le problème est de s’assurer de l’irréversibilité des comportements des usagers vis-à-vis de l’offre fournie par tel ou tel réseau de service. Dans ce secteur, la gamme des solutions techniques et institutionnelles est largement déterminée par la nature même du bien en question : il n’existe pas plusieurs façons d’approvisionner les populations ; dans un contexte où, depuis la Conférence de Dublin en 1992, l’eau potable est considérée comme un service marchand devant être équilibré financièrement, les grands types de dispositif institutionnel sont eux-mêmes en nombre réduit et les systèmes tech- niques d’exhaure et de distribution sont standardisés. Cela pose la question de la validité de nos résultats au-delà de ce secteur.

La pertinence d’une lecture des interventions en termes de processus, les enjeux liés à la constitution de réseaux porteurs du projet, le problème de l’intéresse- ment des gens à qui est destiné le projet et de ceux qui sont censés le mettre en œuvre, sont des problèmes généraux inhérents à toute intervention. Mais la nature et l’ampleur des problèmes d’intéressement, les caractéristiques des réseaux de service, la sensibilité aux contextes locaux de mise en œuvre, les problèmes de stabilisation de ces réseaux, varient fortement selon les secteurs d’intervention. Trois critères complémentaires permettent de caractériser les différentes inter- ventions : la « spécificité » (Israel, 1996), la sensibilité au contexte, le degré d’innovation. Reprenant Israel (1996), Naudet (1999 : 99) donne une définition simple du concept de spécificité : « Une activité est plus ou moins spécifique

selon la facilité que l’on a à définir les objectifs dans leur objet et dans leur durée, mesurer les résultats, les imputer aux acteurs et en déduire une discipline

des comportements professionnels ». Nous pouvons qualifier le service de l’eau

potable de service spécifique, ce qui n’est pas le cas du développement rural, par exemple. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les projets non spécifiques relèvent de l’art de faire, et les mesures de leur succès ne peuvent pas toujours être précisées. On sait depuis Perroux (1966) au moins, que l’accent mis sur l’augmentation soutenue de la production en biens et services dans un domaine comme la production agricole (la croissance) ne mène pas nécessairement à l’ensemble des mutations positives qui caractérisent le développement rural (progrès dans les secteurs sanitaire, démographique, technique, social…). Les déterminants de la production agricole sont multiples, et certains échappent à l’espace restreint des éléments sur lesquels on peut agir à un moment donné. Les objectifs des projets de soutien à la production agricole, les méthodes, les indi- cateurs d’évaluation sont multiples et controversés et surtout ils ne permettent pas d’établir une relation causale entre croissance et développement. Ce qui rend d’autant plus important la construction de la réussite en termes de réseau de soutien et de communauté interprétative, telle que l’analyse Mosse (2005). Les projets spécifiques, au contraire, sont ceux pour lesquels des mesures de performance (sur les liens entre objectifs et méthodes pour les atteindre, entre actions accomplies et résultats, entre demande des usagers et offre institution- nelle, motivation et productivité du personnel, réputation dans le domaine de spécialisation, etc.) peuvent être effectuées avec relativement de précisions à la fois pour le réseau de service et pour le réseau de projet. Ce qui rend moins essentielle la question de la construction sociale de la réussite de l’intervention, pour autant que l’intéressement ne pose pas de problème majeur et que l’irré- versibilité des comportements des consommateurs soit acquise. L’eau coule ou ne coule pas, elle est considérée comme chère ou abordable, de bonne qualité, avec suffisamment de pression ou pas, la société de service est jugée capable d’assurer la fonction de service universel ou pas… La distinction entre spécificité et non-spécificité renvoie à une autre question. Toutes les interventions partent d’acquis, de choses déjà en place et sur lesquels l’action peut s’appuyer, mais qu’elle n’a pas à créer. Toutes les interventions se heurtent également à des insuffisances, à des carences dans le paysage juridique et institutionnel national, qui empêchent l’action d’avoir des effets exactement conformes à son potentiel. Il est extrêmement facile selon nous, dans les projets non spécifiques, d’ignorer ces deux dimensions, dans la mesure où les exigences de la construction sociale de la réussite du projet, donc la prépondérance de R2 dans la production du sens, prédéterminent les acteurs à insister sur leurs performances, donc à la fois à oublier l’inventaire des acquis préexistants au projet (ou à les mettre éventuel- lement au crédit dudit projet !) et à présenter les résultats comme des absolus, en euphémisant les difficultés structurelles persistantes. La relative autonomie des projets spécifiques par rapport à ces questions de construction de sens révèle au

contraire de manière très claire l’importance de ces questions d’environnement juridique et institutionnel (voir infra).

La spécificité recoupe donc pour partie la question de la sensibilité aux contextes locaux. Dans son étude de projets de développement dans les années 1960, Hirschman (1967) distingue les projets « trait-making » (cherchant à transformer

la réalité) et « trait-taking » (tirant partie de la réalité). Les premiers sont rela-

tivement autonomes par rapport au contexte : par exemple, un projet de ligne électrique à haute tension devra prendre en compte la topographie et l’habi- tat pour définir son trajet. Mais le dimensionnement électrique, les pertes de charge, etc. sont indépendants de l’endroit où l’on pose la ligne. Ses caractères propres s’imposent. Inversement, un projet de développement agricole est forte-

ment trait-taking : il faut prendre en compte les sols, la pluviométrie, les routes

et les débouchés, mais aussi les systèmes de production paysans et leurs straté- gies. On ne peut reproduire le même projet dans un autre contexte, et chaque initiative nouvelle devra au préalable identifier les caractéristiques de l’environ- nement dans lequel le projet considéré doit s’inscrire (ce qui est d’ailleurs une source d’incertitude : connaît-on vraiment à l’avance la pédologie, l’hydrologie, les économies familiales, etc. ?).

Enfin, qu’elles soient spécifiques ou non, cherchant à transformer la réalité (« trait-making ») ou s’en inspirant (« trait-taking » 98), les interventions peuvent

reposer sur un corpus relativement stabilisé de démarches et d’outils, ou bien représenter des tentatives d’innovations (techniques, organisationnelles, insti- tutionnelles), et affronter des problèmes inédits sur lesquels peu de références existent dans le pays, voire à l’échelle internationale.

Spécificité, sensibilité au contexte et degré d’innovation permettent de caracté- riser la nature des interventions et leurs enjeux en termes d’intéressement des usagers. D’autres critères, comme la dimension politique du projet, le degré d’in- complétude de l’environnement institutionnel et le besoin d’évolution du cadre institutionnel, complèteraient utilement cette caractérisation.

4 3 La sociologie de la traduction et l’étude des interventions