• Aucun résultat trouvé

Lire la trajectoire des interventions de développement,

4 Conclusion

4.1. Lire la trajectoire des interventions de développement,

En interrogeant la trajectoire de trois interventions de développement dans le secteur de l’eau potable, cette recherche visait à comprendre comment se construit la réussite ou l’échec d’un projet tout au long de son histoire. « Réussite » et « échec » sont évidemment des termes ambigus : il y a rarement réussite ou échec complets, on peut réussir sur certains plans, certaines composantes, et échouer sur d’autres. La notion de réussite dépend des critères de jugement, qui ne sont pas les mêmes pour les différents protagonistes d’un même projet. Chaque acteur a plusieurs objectifs et intérêts, dont certains sont explicites (par exemple, fournir de l’eau aux populations dans un espace donné), et d’autres implicites mais pas moins prégnants ou légitimes (pour l’État, renforcer sa légitimité politique et son ancrage local ; pour l’agence d’aide, se positionner favorablement dans la concurrence entre bailleurs de fonds). Selon le pas de temps pris en considération, le jugement peut varier, parfois parce que les objec- tifs et les critères de jugement évoluent, souvent parce que les choses changent sur le terrain 96 : ainsi, les interventions pour raccorder les quartiers précaires de

Port-au-Prince paraissaient des réussites au cours des années 2000, et s’avèrent aujourd’hui un échec, du fait de leur absence de durabilité. Enfin, comme le rappelle Mosse (2005), du fait de la multiplicité possible de points de vue et de critères, qualifier globalement un projet de succès ou d’échec est pour partie une question de soutien : est considéré comme un succès, le projet dont la commu- nauté d’acteurs qui le porte arrive à en imposer sa lecture comme un succès (et inversement). C’est d’autant plus vrai si le projet est peu « spécifique » 97.

Pour analyser la trajectoire des projets, nous sommes partis du constat que, par nature même, tout projet est soumis à « l’incertitude qui accompagne inévitable- ment une démarche consistant à structurer une réalité à venir » (Garel, 2003 : 5).

Comme le dit Hirschman (1967 : 3), tous les projets comportent des problèmes,

96 Cf. Lavigne Delville (2015b, schéma 4).

et la seule distinction qu’on peut faire est entre les projets qui réussissent à les dépasser et ceux qui n’y arrivent pas. Un projet se construit grâce au travail des acteurs qui le portent, et qui doivent, pour le concrétiser, faire face à de multiples difficultés et épreuves, intéresser des acteurs variés aux logiques et intérêts contradictoires, les convaincre de s’y investir. Pour cela, il faut adapter le projet, en renégocier certains aspects. Suivant les principes de la sociologie de la traduction, nous avons considéré que, pour comprendre la trajectoire des projets, il fallait adopter une lecture processuelle et analyser la façon dont les jeux d’acteurs autour du projet – leur somme des décisions, alliances, confron- tations, conflits – ont construit une histoire en partie contingente. En termes de méthode, une même grille d’analyse doit être appliquée à tous les projets, à la fois pour ceux qui ont « réussi » et pour ceux qui ont « échoué », en évitant le biais rétrospectif qui consiste à relire l’histoire à partir de la fin.

S’intéresser aux processus signifie qu’on ne peut pas déduire mécaniquement le résultat d’un projet de ses conditions initiales (la façon dont le projet a été défini, ses objectifs, ses hypothèses, son dispositif). Mais celles-ci sont très importantes et marquent sa trajectoire. En fonction des secteurs, de la façon de définir les problématisations, les capacités d’intéressement varient. Il y a des projets dont les conditions de réussite sont plus aisées que d’autres à réunir. Il y a des projets dont l’échec est programmé. Il y a des projets bien partis qui sont mis en échec au cours de leur mise en œuvre. Il y a aussi des échecs annoncés qui, dans des cas très particuliers, peuvent se transformer en réussites.

On peut imaginer qu’un service qui répond aux besoins primaires des consomma- teurs (comme l’eau potable), et que l’État considère comme un enjeu important de gouvernance, possède certains atouts de départ qui lui sont favorables, la question étant de savoir s’il peut conserver ces atouts, une fois le service mis en place selon les conditionnalités qu’impose l’intervention pour la mise à disposi- tion de moyens (prix de l’eau, transformation d’usagers en clients, etc.).

Le pas de temps pertinent pour comprendre ces processus n’est que rarement la convention de financement. Les interventions étudiées ici portent sur des durées longues, parfois plus de 20 ans, et se sont construites à travers une succession de conventions de financement, de « phases projet », parfois financées par différents bailleurs de fonds. L’unité d’analyse que nous avons choisie et que nous avons appelée « unité de problématisation » est constituée d’un ensemble de conven- tions de financement qui répondent globalement à une même façon de poser le problème à traiter et d’y répondre. Une unité de problématisation a une histoire : elle se cristallise à un moment donné, au carrefour des évolutions de la pensée institutionnelle et des doctrines sur le secteur, à l’échelle internationale, et de l’évolution de l’histoire politique et institutionnelle nationale. Pendant un temps au moins, l’unité de problématisation structure les actions, et les différents projets

s’inscrivent en son sein, de façon plus ou moins coordonnée, la succession des phases marquant des avancées dans sa concrétisation. Mais cette trajectoire fait face à des épreuves, à des difficultés, de toutes natures, qui peuvent amener à faire évoluer les stratégies d’actions, voire à remettre en cause la problémati- sation. Notre recherche visait à rendre compte de la trajectoire d’interventions de développement sur un pas de temps correspondant à une unité de problé- matisation, et à élucider les moments clés de cette trajectoire, là où les choses se cristallisent et où les acteurs se fédèrent, les moments de crise ou de doute, quand les controverses réémergent ou les options sont remises en cause.

La première leçon forte d’une approche en termes de processus, c’est qu’un projet « réalisé » (au sens de Latour, à savoir de « devenu réalité ») suppose des réseaux d’acteurs qui le portent et le concrétisent, que la constitution et la stabi- lisation de ces réseaux ne vont pas de soi, et qu’un projet ne peut se matérialiser qu’à travers de multiples traductions. Sur un pas de temps d’une vingtaine d’an- nées, il n’est pas possible de reconstituer dans le détail toutes les confrontations, les négociations et autres conflits, qui ont façonné les interventions au quoti- dien. En revanche, il est possible d’identifier les éléments clés de chaque histoire et, par comparaison, d’approfondir la compréhension des facteurs structurants qui conditionnent largement les trajectoires. Prise en compte des logiques et des intérêts des acteurs concernés par les actions, degré de consensus politique sur l’action, portage politique du projet, cohérence des dispositifs avec leur environ- nement institutionnel, apparaissent ainsi autant de paramètres clés.

Cette recherche a abouti à déconstruire la notion de projet, qui tend à recouvrir des choses différentes : (i) l’intention, ce que l’on veut faire ; (ii) le document qui décrit les objectifs et le dispositif technique et financier censé permettre de les atteindre ; (iii) le dispositif organisationnel chargé de réaliser les activités prévues (R2) ; (iv) le résultat final (en l’occurrence, le réseau de service chargé de délivrer un bien comme l’eau potable [R1]). Il paraît indispensable de claire- ment séparer analytiquement le dispositif final souhaité du dispositif temporaire chargé de le mettre en œuvre. Un service comme celui de l’eau potable suppose, pour fonctionner dans la durée, qu’un ensemble d’acteurs et de choses soient réunis et que ces différents éléments soient reliés entre eux par des relations fonctionnelles : des forages ou un barrage, des réseaux, des châteaux d’eau, des compteurs, des robinets ; des fontainières, des facturiers, des techniciens, des agents de maintenance, rassemblés dans une organisation capable d’assurer le service de l’eau, sa maintenance et sa gestion (en interne ou en sous-traitance) ; des clients qui se comportent en consommateurs et acceptent de payer l’eau, etc. Cet ensemble d’hommes et de choses peuvent s’appréhender comme un réseau sociotechnique, qu’il faut constituer ou restructurer, et que l’intervention a pour objectif de faire advenir.

Au-delà d’un même référentiel marchand global, qui exige que l’organisation produisant le service soit rentable, et donc que l’eau soit vendue, que des compteurs permettent de faire le lien entre volumes produits, volumes distri- bués et recettes, il peut exister une diversité de choix institutionnels sur d’autres aspects comme les formules de gestion (gestion communautaire, déléguée à une entreprise, assurée en régie). Le choix des modes de gestion du réseau local ne renvoie pas seulement à des critères d’efficacité technico-économique, il intègre aussi des enjeux sociaux et politiques. Le choix de la délégation communautaire dans les quartiers défavorisés de Port-au-Prince découle clairement d’une analyse des rapports sociaux internes aux quartiers et du rapport de leurs habitants à l’État, analyse selon laquelle un équipement public ne saurait être respecté  et échapper aux piquages sauvages sans cette formule d’association. Au Ghana, le débat entre gestion communautaire et régie privée dans le « péri- urbain » renvoie à un enjeu à la fois technico-économique (la compagnie des eaux a-t-elle la capa- cité de gérer les extensions de réseau ?) et politique, au sens où le modèle de gestion « communautaire » est considéré par certains comme le meilleur modèle pour assurer un service de desserte en eau performant et pour mobiliser les ressources financières nécessaires aux investissements portant sur l’extension et la montée en qualité du réseau. On avance également l’idée que, dans ces contextes en tout cas, les représentants communautaires sont probablement mieux placés que les agents de l’État ou un gestionnaire privé pour faire adopter par les usagers les nouvelles normes et disciplines liées au référentiel marchand. La mise en place (ou la restructuration partielle) du réseau de service (R1) ne va pas de soi. Elle suppose des moyens financiers, mais aussi des négociations, des études techniques et des équipes spécifiques. Elle est fragile, ce qui explique les fréquents cas de réversibilité, d’échec de la consolidation du réseau socio- technique, pour des raisons qui peuvent relever de registres très différents. Nous avons appelé réseau 2 le réseau constitué des acteurs dont la collaboration est nécessaire pour mettre en place ou restructurer le réseau 1. Ce réseau de projet (R2) est lui-même composé (i) d’un sous-réseau 2a des acteurs institutionnels, politiques et financiers, porteurs du projet, et (ii) d’un sous-réseau 2b, constitué des acteurs chargés de sa mise en œuvre. Ces différents réseaux rassemblent des organisations qui varient selon les interventions, et en leur sein, des individus qui changent au gré des mutations. Les unes (les organisations) et les autres (les individus) ont des représentations du problème à traiter et de la façon de le faire. Les unes et les autres ont également des intérêts propres, des priorités stratégiques. La coopération de tous ces acteurs dans un but commun ne va pas de soi. Qui a intérêt à quoi ? Qui arrive à intéresser et à enrôler qui ? Par quels processus, autour de quels compromis ? Le « projet » explicité et formalisé dans une convention de financement recouvre-t-il, et jusqu’à quel degré, les « projets »

des acteurs qui en sont à l’origine, ou dont on attend qu’ils y contribuent ? La nature et la composition de chacun de ces réseaux, le degré de convergence d’intérêts en leur sein, les recoupements ou disjonctions entre eux, sont des clés d’analyse opératoires. En effet, ceux qui définissent et portent le projet ne sont pas toujours ceux qui le mettent en œuvre ; la convergence d’intérêts entre populations et État, entre État et bailleurs de fonds, n’est pas donnée d’emblée. Et cette somme de disjonctions définit des enjeux spécifiques de mobilisation, d’intéressement des acteurs, centraux ou plus périphériques. Nous considérons donc que la durabilité d’un projet suppose que la convergence des acteurs au sein des réseaux soit suffisamment solide pour se stabiliser, que le réseau sociotechnique de service puisse s’institutionnaliser et assurer ainsi une certaine irréversibilité des recompositions induites par l’intervention.