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La question des contextes et des environnements

4 Conclusion

4.3. La sociologie de la traduction et l’étude des interventions

4.3.1. La question des contextes et des environnements

Les pays du Sud sont marqués par une forte hétérogénéité sociale et par des superpositions entre appartenances communautaires et appartenances natio- nales. La pluralité des normes est la règle. Les rapports État/société ne favorisent pas l’expression autonome des demandes sociales, et les attitudes des acteurs qui ne sont pas en situation de pouvoir, s’expriment de façon préférentielle par l’escapisme, l’évitement, le détournement, la neutralisation plus que par des oppositions explicites.

Pour faire face à leurs problèmes, les populations ont recours à des solutions variées, dont certaines renvoient aux logiques communautaires, d’autres à l’offre étatique, d’autres encore aux innovations ou aux entrepreneurs locaux. Les affaires publiques locales relèvent – en particulier en milieu rural – d’autorités et de normes coutumières ou néo-coutumières, ou de réseaux locaux de notabilités. Les services reposent sur des « offres », marchandes ou non, néo-coutumières, liées à des organisations locales, à des projets, aux ONG, aux États. Les acteurs locaux ne sont pas seulement des citoyens nationaux, des consommateurs. La capacité – et parfois la volonté – de l’État à pleinement les intégrer comme citoyens est de toute façon limitée : l’offre d’accès à l’état civil, à des droits fonciers reconnus par l’État, aux services de base n’est pas toujours satisfaisante, et ce pour de multiples raisons. Parfois la reconnaissance politique elle-même est en question : par exemple, pour les habitants des quartiers irréguliers qui ne peuvent pas bénéficier de services de base parce que l’on ne veut pas qu’ils puissent arguer de cet accès pour se maintenir dans un espace donné (exemples de Port-au-Prince ou de Ouagadougou).

Au fil des décennies, l’offre de service étatique – et, avec elle, l’inscription de l’État sur le territoire – a fortement progressé. Mais, même là elle où existe, cette offre est elle-même de qualité variable, elle est faiblement institutionnalisée et n’est pas irréversible. Les réformes des dernières décennies ont profondément remodelé les politiques publiques. Cependant, les environnements institutionnels sont souvent incomplets et peu porteurs. Dans de nombreux cas, l’intervention de développement ne peut pas s’appuyer sur un contexte, sur un environnement déjà stabilisé ; elle doit tenter de le construire en partie, créer les conditions d’environnement dont elle a besoin pour atteindre ses objectifs. Les ingénieurs et les techniciens de Matra, de la RATP (Régie autonome des transports parisiens) ou du ministère français des Transports qui négocient le projet Aramis sont issus d’institutions qui fonctionnent, et ils bénéficient d’un contexte – économique, social et institutionnel – stable sur lequel ils peuvent s’appuyer pour construire leurs actions, aller un peu plus loin dans la résolution des problèmes de transport dont l’histoire est ancienne et cumulative. Ils bénéficient, sans avoir rien à faire, à la fois de toute l’expérience industrielle française spécifique en matière de trans- ports depuis la fin du xixe siècle et de toute l’histoire du développement général institutionnel et juridique de la France, bien plus ancienne encore. Dans les pays du Sud – avec des variantes considérables selon les continents et selon les pays sous régime d’aide –, on manque parfois de tout contexte, c’est-à-dire que les acteurs concernés doivent produire en même temps que les connexions néces- saires pour résoudre un problème précis – celui de l’adduction d’eau potable dans les quartiers d’une ville, par exemple – une partie plus ou moins importante de l’environnement juridique, institutionnel et infrastructurel de base indispensable pour pouvoir agir (Ouattara, 2010). À des degrés variables, les opérations que nous avons étudiées n’échappent pas au problème que l’on vient de mentionner. La trajectoire spécifique des États, la nature des conflits pour le pouvoir, le degré de différenciation entre le pouvoir politique et l’appareil administratif de l’État, la capacité des institutions nationales à produire un environnement relativement prévisible pour les citoyens, varient fortement d’un pays à l’autre (le Cambodge ou le Mexique ne sont assurément pas Haïti ou le Burkina Faso), mais aussi d’un secteur à l’autre : à l’intérieur d’un même pays, les secteurs sont – du fait de leur histoire spécifique – dans des états d’achèvement différents. Par exemple, l’infrastructure juridique et institutionnelle nécessaire à la délivrance de l’eau en milieu urbain burkinabè est plus avancée que la délivrance de l’électricité ou des titres de propriété sur la terre en milieu rural dans le même pays (Hochet et Jacob, 2014 ; Lavigne Delville, 2018).

Comme le montre Rottenburg (2009), ces carences de l’environnement institu- tionnel tendent à être à la fois mises en avant et occultées dans les politiques d’aide : elles sont mises en avant au sens où ce sont elles qui légitiment la

coopération et la mobilisation de ressources externes (financières et humaines). Les interventions de développement ont de plus en plus vocation à renforcer les capacités, à contribuer aux réformes des politiques publiques, voire à trans- former les modes de gouvernance 99. Mais elles sont aussi occultées au sens où

l’idéologie du « partenariat » suppose une égalité des partenaires. La volonté d’agir en cohérence avec les politiques nationales amène à définir les dispositifs opérationnels en fonction du cadre institutionnel théorique plus qu’en fonction des capacités réelles de la société et de ses organisations. En conséquence, les opérateurs internationaux s’attendent à pouvoir s’appuyer sur des institutions et des acteurs nationaux compétents, aptes à acheminer et à absorber sans problème l’aide proposée, en maintenant le cap sur des objectifs qu’ils ont eux-mêmes définis. Cela arrive parfois, comme avec l’ONEA au Burkina Faso, mais ce type de collaboration réussie est loin d’être généralisable, et dans le cas de l’ONEA, elle a mis 15 ans à émerger. En définitive, le développement est moins la question de ce que l’on fait pour résoudre un problème précis que de ce que l’on n’a pas à faire, c’est-à-dire des éléments sur lesquels on peut comp- ter sans avoir à les produire, pour aller plus loin, attaquer des problèmes de sous-développement de plus en plus sophistiqués, avec des chances de réussite durable, parce que des problèmes plus simples ont déjà été résolus.

4.3.2. La question de l’aide internationale