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La question de l’aide internationale et de la disjonction

4 Conclusion

4.3. La sociologie de la traduction et l’étude des interventions

4.3.2. La question de l’aide internationale et de la disjonction

Les faibles capacités financières des États du Sud font que les interventions visant à réaliser des infrastructures et à développer des services reposent, pour une part significative, sur des financements internationaux. Les institutions d’aide ont leurs logiques et leurs intérêts. Elles mettent des conditions à la mobilisation de leurs ressources, promeuvent leurs solutions propres, leurs doctrines. Dès lors que leurs financements sont externes (internationaux), les interventions supposent un accord entre une ou plusieurs institutions nationales et un ou plusieurs bailleurs de fonds, qui relèvent d’espaces différents, sont dans des rapports asymétriques, et dont les intérêts politiques et les conceptions techniques n’ont pas de raisons manifestes de s’ajuster spontanément. De plus, le pouvoir du bailleur de fonds, détenteur à la fois d’expertise et de ressources financières, est un piège. Ce double pouvoir l’incite en effet à être dans des stratégies d’offres plus que de réponses à des demandes, l’amène parfois à croire que les changements peuvent être « ache- tés » par l’argent, pousse ses interlocuteurs à accepter des projets auxquels ils

99 Ce qui pose la question de la légitimité de ces interventions à vouloir agir sur cet environne- ment institutionnel, et ainsi à s’ingérer dans le fonctionnement de l’État et de ses institutions (Whitfield et Fraser, 2009), mais aussi celle de la capacité des interventions de développement à peser sur l’environnement institutionnel dans le cadre de projets aux temporalités courtes.

n’adhèrent pas pour bénéficier de ressources qui ne répondent que marginalement à leurs propres priorités. Dès lors, la question de la négociation du projet et de ses modalités, et la question de l’enrôlement des acteurs aux différents niveaux, se posent de façon particulièrement problématique. Cinq décennies d’aide interna- tionale ont renforcé les logiques d’extraversion (Bayart, 1999), parfois affaibli les institutions nationales et leur capacité à porter des projets propres, et suscité des stratégies d’instrumentalisation de l’aide, qui complexifient les rapports entre insti- tutions nationales et acteurs internationaux. Aux différents niveaux des chaînes d’intermédiation, les acteurs qui se sentent – à tort ou à raison – en situation dominée tendent à adopter des stratégies indirectes pour poursuivre leurs objec- tifs propres tout en sécurisant les flux financiers, plutôt qu’à se mettre en position de négociation explicite, ce qui complique la question de l’accord politique sur le projet aux différents niveaux. Enfin, les institutions d’aide cherchent à copro- duire les politiques nationales, ce qui – nous l’avons déjà souligné – peut poser question en termes de souveraineté, et induit un risque de « double pilotage » de l’intervention. Dans les configurations d’aide, les rapports entre porteurs de projets

et fournisseurs de ressources sont particulièrement ambigus. Une convention de financement entre un État et un bailleur de fonds ne signifie pas forcément un accord politique complet sur les objectifs du projet. Il peut y avoir différents projets

dans le projet, ce qui aura évidemment des conséquences sur son déroulement. Les interventions d’aide ont une autre caractéristique, que nous avons mise en évidence dans cette recherche : elles reposent en fait sur différents réseaux, plus ou moins disjoints, celui que le projet cherche à faire advenir (R1), celui qui initie et porte le projet (R2a), celui qui est chargé de le mettre en œuvre (R2b).

Loin que le projet soit toujours défini autour des besoins de l’organisation au cœur du service, on observe fréquemment des dissociations entre les promoteurs du projet et les acteurs du réseau sociotechnique censé assurer un service pour des bénéficiaires.

Le cas de l’ONEA au Burkina Faso correspond assez bien au modèle idéal, au sens où ce sont des acteurs ayant directement intérêt au projet (les ingénieurs de l’ONEA, le ministère de l’Eau burkinabè) qui le portent. Ils se trouvent en résonance avec un groupe de bailleurs de fonds qui a le même diagnostic des problèmes techniques, même s’ils ne s’accordent pas au départ pour penser que l’ONEA est l’institution idéale pour mener à bien les changements et gérer les effets induits par l’arrivée du barrage de Ziga. Une fois le consensus (qui a pris du temps !) établi autour du montage institutionnel, la coordination se fait assez facilement sous la houlette de l’office et du ministère de l’Eau.

Mais ceci n’est pas le cas de figure le plus général. Les rapports entre les acteurs centraux du service, le porteur initial de la problématisation, les acteurs du réseau portant cette problématisation, ceux à qui la mise en œuvre du projet

est confiée, sont variables, et ont des conséquences importantes sur la capacité à concrétiser le nouveau réseau de service et à le faire vivre. Dans le cas du projet « Eau et assainissement » en milieu rural à Brong Ahafo (Ghana), il existe des comités pour les pompes manuelles, mais pas d’organisation de gestion de réseau d’eau potable à l’échelle du bourg, et celle-ci doit être créée de toutes pièces ; la mise en œuvre du projet est handicapée par le fait que les biens d’équipement nécessaires aux organisations de service doivent être acquis selon des procédures (marchés publics) que les DA ne maîtrisent pas. Dans le cas du projet « Bornes fontaines » en Haïti, la CAMEP, entreprise assurant le service de l’eau à Port-au-Prince, est associée à la mise en œuvre, mais dans le cadre d’une problématisation qui a été largement conçue par une ONG. Les problèmes de production d’eau de la CAMEP, les questions de sa mise à niveau pour assurer un service qui se fonderait sur un référentiel marchand, n’y sont pas abordés 100.

Les configurations liées à l’aide complexifient la possibilité de constituer des alliances, du fait de l’hétérogénéité des acteurs et des institutions en jeu, et des fréquents problèmes de coordination entre organisations nationales, ce qui multi- plie les risques d’échec des problématisations ou des stratégies d’enrôlement. De plus, la logique du financement par projet induit des temporalités qui s’imposent à l’action, de façon pas toujours cohérente avec les temporalités du changement institutionnel (Lavigne Delville, 2014). Les objectifs de court terme (la satisfaction, par les acteurs de la mise en œuvre du projet, des objectifs de réalisation qui leur ont été assignés) l’emportent sur les objectifs de long terme (la pérennisation des dispositifs mis en place) 101. La mobilisation des ressources apportées par l’aide

peut aboutir à créer des situations artificielles, où les réorganisations institution- nelles ne tiennent pas à la consolidation d’un nouveau réseau de service, mais à la permanence du réseau de projet et de l’injection de ressources. L’aide est une condition nécessaire des recompositions des réseaux sociotechniques assurant le service, mais peut en même temps être un obstacle à leur autonomisation. Pour ces deux ensembles de raisons, les interventions de développement font face à des difficultés particulièrement fortes en termes de durabilité (constitu- tion de réseaux d’acteurs partageant un même projet, institutionnalisation de réseaux sociotechniques produisant un service). Les risques de réversibilité sont élevés. Ce constat – qui répond à l’expérience des praticiens comme aux résul- tats des évaluations, mais trouve ici un cadre explicatif – amène à mettre en avant plusieurs champs d’approfondissement des analyses proposées dans cette étude, en termes de recherche et en termes opérationnels.

100 Ils l’ont été plus tard, par d’autres acteurs.

101 Pour Dubois (2009), les financements européens par projets pour le développement local en

4 4 Poursuivre l’analyse processuelle des interventions,