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Chapitre 2 – Les réseaux militaires internationaux comme acteurs intentionnels des relations

2.2. La question de recherche et les hypothèses concurrentes 49

Jusqu’ici, la recherche en science politique s’est intéressée aux effets de la mondialisation, de l’internationalisation et de la complexification du rôle de soldat sur l’institution militaire. Il est démontré que les militaires revêtent désormais une identité multiple (à la fois nationale et internationale), des compétences civiles et militaires, une expertise de haut niveau en matière de sécurité internationale, et qu’ils sont interconnectés les uns avec les autres. Mais on en sait encore très peu sur les nouvelles capacités que ces relations peuvent offrir, et encore moins sur les compétences et les stratégies que peuvent développer et mettre en œuvre les militaires en tant qu’acteurs intentionnels des relations internationales, et non uniquement en tant qu’instruments des pouvoirs politiques civils. Il est donc tout à fait justifié de se demander si

les réseaux militaires internationaux constituent des acteurs intentionnels du champ de la sécurité internationale. À ce sujet, cette thèse prétend répondre à quatre sous-questions plus

spécifiques :

Q1 Les réseaux militaires internationaux génèrent-ils leurs propres capacités? Q2 Les réseaux militaires internationaux disposent-ils d’une identité qui les

distingue des autres acteurs du champ de la sécurité internationale? Q3 Les réseaux militaires internationaux sont-ils capables d’action collective?

Q4 Les réseaux militaires internationaux produisent des effets dans le champ de la sécurité internationale?

Le but de cette recherche est donc de s’interroger sur la capacité des réseaux militaires internationaux à agréger les préférences et les stratégies des acteurs militaires, à faire preuve d’action collective intentionnelle, et éventuellement à produire des effets sur le champ de la sécurité internationale.

Le débat théorique évoqué dans le chapitre précédent insiste sur trois explications différentes. Tout d’abord, nous avons vu que les réalistes ne croient pas à la force structurante des institutions en relations internationales, ni à la perte de contrôle de l’État sur les questions de high politics. Selon cette perspective, de tels réseaux militaires sont forcément soumis à un contrôle bureaucratique strict de la part des États, et ne disposent d’aucune autonomie. Même s’il est possible que de tels réseaux partagent une identité ou une culture commune, le contrôle étatique ne leur permet en aucune manière de générer leurs propres capacités, puisque les actions menées par ces réseaux ne peuvent se faire sans l’autorisation des gouvernements. Ainsi, il est hautement improbable que les réseaux militaires internationaux constituent des acteurs intentionnels du champ de la sécurité internationale.

À l’inverse, les approches libérales, plus enthousiastes à l’égard du pouvoir structurant des réseaux et des institutions, croient qu’il est tout à fait possible pour un réseau de s’approprier des prérogatives des États, et ce même en matière de high politics. La mondialisation et l’ouverture des processus politiques à des acteurs non étatiques ont fait en sorte de désagréger l’État, qui demeure certes important, mais moins puissant qu’avant. Il est

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donc probable que les réseaux militaires internationaux puissent constituer des acteurs intentionnels, qui influencent les processus politiques à l’œuvre dans le champ de la sécurité internationale.

Finalement, l’analyse institutionnaliste, que nous adoptons dans cette thèse, considère ces deux possibilités. Les réseaux militaires internationaux peuvent autant correspondre au modèle du réseau-comme-structure qu’au modèle du réseau-comme-acteur. Comme le changement politique est le produit des structures et des stratégies d’action des acteurs, il convient de s’intéresser aux stratégies et aux pratiques des militaires, afin de déterminer s’ils recourent à la structure de ces réseaux pour générer des capacités dont ils ne disposeraient pas autrement. Il convient également de détecter les microfondements qui permettent de générer l’identité et l’intentionnalité d’un réseau-comme-acteur, et de déterminer les conditions d’échec et de réussite des stratégies mises en œuvre par les militaires au sein de ces réseaux.

D’un côté du spectre, le réseau-comme-structure est un type de réseau qui n’existe que par sa structure formelle. Il relie entre eux des représentants qui partagent un milieu de pratique ou un certain type d’activité, mais dont les choix politiques ne sont pas coordonnés. Les individus membres de ces structures ne sont pas caractérisés par des intérêts, des tactiques ou des objectifs communs27, mais par le fait d’être liés de facto par les mêmes activités sociales au sein du même champ. Ainsi, le réseau-comme-structure maintient des relations ténues (thin relations) entre les acteurs. Il n’est donc pas le résultat d’actions coordonnées de

ces acteurs, et ce même si les structures sont soutenues par l’interaction d’une partie d’entre eux.

Pour sa part, le réseau-comme-acteur est une forme d’action, coordonnée ou collective, qui vise à changer les politiques nationales et le cours du champ international. Comme son nom l’indique, ce type de réseau n’est pas juste une façon d’expliquer les relations entre acteurs, ni une image, mais un acteur en soi : la principale raison qui lie les acteurs individuels entre eux est, justement, la possibilité d’agir collectivement. À l’opposé du réseau-comme- structure, les acteurs participent à ce type de réseau en fonction d’objectifs qui leur sont propres et communs, et ils y agissent ensemble de façon volontaire et stratégique. Le réseau- comme-acteur entretient donc des relations sociales denses (thick relations), puisqu’il existe à la fois par sa structure et par ses acteurs. La structure y est un déterminant parmi d’autres de l’action collective, au même titre que les caractéristiques, les compétences et les limites des acteurs qui y participent.

Dans le cas qui nous intéresse ici, il se trouve que les acteurs des réseaux militaires internationaux se positionnent aux interstices de deux champs : le champ de la sécurité nationale et le champ de la sécurité internationale28. Ils peuvent donc user de stratégies pour valoriser leur propre position de pouvoir et servir des intérêts nationaux, ou pour améliorer la position du réseau en tant qu’acteur du champ de la sécurité internationale. Dans un réseau-

28 Par champ, nous entendons alors une configuration sociale, structurée par des relations de pouvoir, un enjeu et des règles du jeu qui sont tenues pour acquises par ses acteurs. Frédéric Mérand et Vincent Pouliot, « Le monde de Pierre Bourdieu : éléments d’une théorie sociale des Relations internationales », Revue canadienne de science

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comme-structure, les militaires valorisent essentiellement la position de leur gouvernement. Le réseau est utilisé comme un outil, qui permet de servir les intérêts nationaux et de projeter la puissance nationale. Dans un réseau-comme-acteur, les militaires vont également utiliser les capacités du réseau et mobiliser une action collective de façon à promouvoir le réseau en tant qu’acteur stratégique de high politics.

Le réseau-comme-structure – qui correspond davantage à l’hypothèse réaliste – et le réseau-comme-acteur – qui correspond davantage à l’hypothèse libérale – constituent les deux pôles d’un continuum, avec des réseaux parfaitement contrôlés par l’État à une extrémité et des réseaux parfaitement intentionnels à l’autre extrémité. Aussi, la définition du réseau- comme-structure est plus restrictive que celle du réseau-comme-acteur : il s’agit d’une forme de réseau qui présente un niveau d’institutionnalisation minimal. Un tel réseau ne constitue qu’une structure d’échanges, sans identité ni projet commun autre que de transmettre de l’information entre ses participants.

Pour sa part, le réseau-comme-acteur correspond à une définition plus inclusive, dans la mesure où le réseau présente ici des caractéristiques d’un acteur international, qui varient selon son niveau d’institutionnalisation. De tels réseaux ne peuvent constituer des acteurs parfaitement indépendants des États, étant donné le lien étroit établi entre les États et les militaires qui les représentent au sein de ces structures. Il ne s’agit donc pas de dire dans cette recherche que les réseaux militaires internationaux peuvent être autonomes de l’État ou aller contre la volonté de l’État, mais plutôt qu’ils peuvent faire preuve d’un certain degré d’intentionnalité, étant dotés de leurs propres valeurs, pratiques et identités. Ce sont ces

différents degrés d’intentionnalité qu’il convient de comprendre et de définir dans un premier temps, avant de voir si ces réseaux peuvent s’avérer être des sources de changement dans le champ de la sécurité internationale, et des lieux d’exercice du pouvoir pour les militaires qui y participent. Évidemment, les questions de high politics demeurent principalement du ressort de l’État. Mais nous postulons que les réseaux internationaux peuvent offrir aux militaires des capacités d’influence propres, dont ils ne disposeraient pas autrement.

2.3. Le tournant pratique au service de l’analyse des réseaux