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Chapitre 2 – Les réseaux militaires internationaux comme acteurs intentionnels des relations

2.3. Le tournant pratique au service de l’analyse des réseaux internationaux 54

2.3.1. Ancrage théorique 55

L’institutionnalisme relationnel est une approche théorique récente, développée par Daniel Nexon, qui concilie l’institutionnalisme historique et la sociologie relationnelle29. Elle intègre l’argument central des institutionnalistes historiques – qui considèrent les institutions comme des « opérateurs » qui « resserrent les liens entre les sites de socialisation, les relations interpersonnelles, et les processus de grande échelle entre eux de façon à produire des effets » – à une compréhension des structures et des institutions en terme de réseaux d’acteurs30. Pour Nexon, appliquer l’analyse des réseaux internationaux à l’institutionnalisme historique permet d’identifier les dynamiques sociales entre les acteurs, de les définir et de les comparer. Les réseaux sociaux « sont par essence des structures sociales : toute structure sociale, peu importe ses caractéristiques – centrée, décentrée, hétérogène ou homogène – peut être représentée en termes de réseau »31. Le système international et l’État sont, à l’instar de toutes les relations de pouvoir, le produit de tels réseaux d’acteurs32. Dans son ouvrage, Nexon démontre comment les coalitions transnationales d’acteurs religieux issus de la Réforme protestante ont joué un

29 Daniel H. Nexon et Thomas Wright, « What’s at Stake in the American Empire Debate », American Political

Science Review, vol. 101, no 2 (2007), p.253-271; Nexon, op.cit., The Struggle for Power in Early Modern Europe.

30 Nexon, ibid., p.14. 31 Ibid., p.42.

32 Pour Nexon, l’État est un réseau de réseau, à la force structurante extraordinaire, mais soumise au changement comme toutes les structures.

rôle dans l’émergence puis la fixation du système moderne des États-nations en Europe, au sortir de la guerre de Trente Ans.

L’approche de Nexon contribue au débat institutionnaliste, en abordant deux questions théoriques centrales : celle du rôle de l’acteur par rapport à l’institution, et celle du changement politique33. L’institutionnalisme relationnel place l’acteur, ou plutôt les relations

entre les acteurs, au cœur du changement34. Nous savons déjà que les réseaux structurent les opportunités de l’action, tout comme elles les contraignent. Ces structures sont durables dans le temps, mais elles peuvent également être modifiées par les actions des acteurs qui créent, reproduisent, et altèrent ces relations d’échanges35. Pour les institutionnalistes historiques et les institutionnalistes sociologiques, le changement provient surtout des institutions (par le haut). Pour Nexon, il provient à la fois des effets de structures des réseaux internationaux (par le haut) et du produit de l’interaction entre les acteurs qui œuvrent au sein de ces réseaux (par le bas).

Cette volonté de se pencher sur l’interaction des acteurs implique d’un point de vue empirique que l’approche relationnelle ne s’intéresse pas seulement aux structures, mais aussi aux facteurs contingents comme le contexte culturel, le contexte relationnel et les décisions

33 Peter Hall et Rosemary Taylor, « Political Science and the Three New Institutionalisms », Political Studies, vol. 44, no 5 (1996), p.936-957.

34 Sur la relation sociale comme point de départ analytique du changement politique, voir aussi Patrick Thaddeus Jackson et Daniel H. Nexon, « Relations Before States : Substance, Process and the Study of World Politics »,

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spécifiques des acteurs36. Pour l’institutionnalisme historique, une stratégie élaborée dans un contexte particulier a tendance à se fossiliser, à rester toujours la même y compris dans des contextes différents ou moins appropriés37. Pour l’institutionnalisme relationnel, les acteurs ont la capacité d’adapter leurs stratégies à un contexte particulier. L’approche relationnelle permet d’étudier empiriquement les conditions du changement : l’action collective des acteurs dépend de la contingence historique et des structures d’opportunités et de contraintes, mais également de l’identité, des valeurs, des intérêts et des influences qui motivent cette action38. L’institutionnalisme relationnel se distingue aussi de l’institutionnalisme sociologique, car il observe d’abord l’interaction sociale, plutôt que les règles et les normes qui peuvent, à terme, influencer les préférences et les identités des acteurs. Il s’intéresse en priorité aux caractéristiques des acteurs – leur position, leurs capacités et leurs ressources39. La position des acteurs est un déterminant de leurs capacités mobilisatrices. Les analyses empiriques ont démontré comment les acteurs qui sont positionnés aux intersections de liens émergents et durables deviennent souvent des joueurs significatifs du changement international40. La recherche doit donc identifier ces acteurs, les liens qu’ils établissent, et surtout, comment ils font usage de leur position dans leurs interactions sociales41.

36 Nexon, ibid., p.27; Neil Fligstein et Doug McAdam, A Theory of Fields, Oxford, Oxford University Press, 2012, p.29.

37 Hall et Taylor, op.cit. 38 Nexon, op. cit., p.25.

39 Voir aussi Neil Fligstein, Euroclash: The EU, European Identity and the Future of Europe, Oxford, Oxford University Press, 2008, 296p. Cet intérêt pour la position des acteurs et leurs ressources est une des raisons pour lesquelles il est pertinent de combiner l’institutionnalisme relationnel et la théorie des champs.

40 Ce que Castells appelle les « commutateurs ». Les acteurs qui occupent ces positions font souvent office de pont (bridging) ou de courroie de transmission (brokering) entre les réseaux.

Par conséquent, la nature du changement est perçue différemment chez Nexon et chez les institutionnalistes historiques. Pour ces derniers, les institutions sont stables et changent très peu, excepté lors de « chocs exogènes », moments de crise qui conduisent aux reconfigurations de pouvoir. C’est une vision théorique contestée et souvent déterministe, car elle tend à mettre de côté la question du changement incrémental et graduel, l’importance des processus d’adaptation et d’apprentissage au sein des institutions42. L’institutionnalisme relationnel offre précisément un cadre d’analyse permettant d’observer le changement progressif dans le temps, en considérant les dynamiques relationnelles établies entre les acteurs des réseaux politiques. En conceptualisant les structures de pouvoir comme le produit de réseaux, l’institutionnalisme relationnel explique le changement non pas seulement par les chocs exogènes, mais par les conditions de réussite de l’interaction stratégique.