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Question de recherche 1 : Contribution à une définition de la prostitution à partir de l’approche

D. Les avis des experts

1. Question de recherche 1 : Contribution à une définition de la prostitution à partir de l’approche

Le vocabulaire utilisé par les personnes varie entre travail («c’est mon boulot »), métier (péripatéticienne), activité. Les conditions de cette variabilité seront analysées par la suite. Les personnes interviewées posent toutes une limite entre prostitution et exploitation ou traite. Pour elles, il ne devrait pas y avoir de superposition entre les deux. La prostitution est la prostitution, la traite est la traite.

D’un avis général, il est important de distinguer la prostitution et l’exploitation, forme d’esclavagisme moderne. Selon les entretiens, la limite entre prostitution et exploitation se trace à partir : 1. de la présence d’un maquereau ou d’un réseau, 2. de la possibilité d’exercer un contrôle sur la manière de pratiquer la prostitution (sélection des clients, des pratiques, des lieux, des horaires), 3. de pouvoir conserver l’argent gagné, 4. de fixer et de respecter un code de déontologie (prix, utilisation de préservatifs, respect). La distinction s’opère entre une prostitution traditionnelle/artisanale en voie de disparition et une prostitution de consommation hédoniste/fétichiste en voie de développement. La prostitution traditionnelle se maintiendrait plus facilement dans les centres comme prostitution de luxe. Cependant, les centres connaissent aussi une introduction plus manifeste d’une marchandisation à l’exemple de l’Allemagne. De même, une nouvelle vision de la prostitution est en train de poindre, celle basée sur une nouvelle éthique sexuelle, la relation authentique (girlfriend experience).

L’entrée dans la prostitution se joue entre examen et possibilités offertes et ou perçues dans une situation de fragilisation. Elle repose sur un examen des possibilités de la personne. Cet examen comporte des éléments de différentes natures selon la biographie de chacun-e : le harcèlement sexuel sur les lieux de travail, la précarité économique, le souci de préserver sa famille et son logement, le souci de posséder des objets à haute valeur symbolique (le sac de telle marque), …

Lorsque l’entrée est contrainte, nous devrons parler d’exploitation ou d’esclavage.

La différence entre les deux tient à la présence d’une tierce personne (homme, femme, organisation) qui met la personne de force dans la prostitution et la spolie de l’argent gagné. Cette limite met clairement les personnes exploitées par des réseaux ou par des maquereaux hors du champ de la prostitution.

La liberté de choix n’est pas vraiment un critère quant à l’entrée dans la prostitution. Par contre, la possibilité de sélectionner ses clients, d’établir son horaire, de fixer ses pratiques, etc. en est un. Quand les répondants parlent de la liberté d’entrer dans la prostitution, elles ont un discours lucide. L’entrée dans la prostitution est faite la plupart du temps en fonction soit de circonstances, soit d’une perception positive de la prostitution, soit d’une perception négative des emplois précaires et à risques pour la santé, soit d’une aspiration à une vie suffisamment confortable, ou encore d’une façon de remplir ses obligations en tant que parent (en regard de ses enfants) et en tant que personne investie d’obligations envers sa famille (parents, frères et sœurs).. Ainsi, nous pourrions dire que la norme sociale (impérialisme culturel) qui attribue à la femme la charge d’élever les enfants et de soigner ses parents peut constituer une motivation pour l’entrée dans la prostitution. Il s’agit donc de penser l’entrée dans la prostitution dans une perspective plus large que le « simple » rapport économique, qui par ailleurs est une réduction idéologique des formes

de l’oppression. Cette réduction favorise les décisions politiques simplistes qui tenteraient de régler la question de la prostitution par une seule stabilisation des revenus.

Cette façon d’appréhender le phénomène prostitutionnel peut paraître paradoxale. Pour les tenants d’une autonomie illimitée de la personne comme condition et reconnaissance de son humanité, il n’est pas concevable que la personne se prostituant puisse exprimer une forme de choix. En d’autres mots, l’activité prostitutionnelle ne pourrait en aucun cas s’apparenter à de l’autonomie. Au contraire, elle est la marque d’un assujettissement de l’être humain, le reflet même de rapports de domination qui enchaînent l’être humain, le réduisent à l’état de chose.

Si la liberté d’entrer dans la prostitution ne semble pas constituer un critère pertinent, et nous répétons que cette liberté ne concerne absolument pas les personnes exploitées dans les réseaux ou par une tierce personne, la possibilité de pouvoir arrêter son activité pourrait en être un. L’impuissance des personnes qui exercent la prostitution se révèle plus quand se pose la question de l’arrêt définitif ou temporaire de la prostitution. Beaucoup d’éléments entrent en jeu : les alternatives possibles, les ressources (réseau social, formation, finances, maîtrise des normes et codes de la société du « dehors ») dont dispose la personne avant son entrée dans la prostitution et celles acquises dans le cours de son activité. Dans plusieurs récits, les va-et-vient entre prostitution et non prostitution sont partie intégrante du parcours de vie.

La présence d’un maquereau comme critère n’est pas absolue. Comme le soulignent plusieurs répondants, quelle serait la différence entre un mari et un maquereau, à partir du moment où tous deux peuvent profiter des revenus de la prostitution. Notons, par ailleurs, que « mari » peut être un synonyme pour « maq », et que dans le langage courant, même en dehors de la prostitution, on pourra dire d’une femme en couple qu’elle « est maquée ». La difficulté de poser une différence nette a des conséquences pratiques. Le soupçon qui peut peser sur un compagnon ou un mari plomberait d’autant une relation de couple en proie aux stéréotypes et violences qui pourraient en découler.

Phénomène remarquable dans les manières de définir la prostitution par les répondants, la prostitution est une activité (métier, travail, gagne-pain,..) du bien-être. Pour une partie des personnes interviewées, iI s’agit de proposer un moment de bien-être au client : bien-être sexuel, bien-être corporel, bien-être psychosocial, bien-être mental. Le rapprochement entre prostitution et bien-être pourrait paraître ancien, la figure de la prostituée comme solution à l’ultramoderne solitude fait partie d’une image connue de la prostitution. Ce qui est nouveau c’est l’insistance sur le bien-être pour démarquer, distinguer la prostitution de l’exploitation par le bien-être. La prostitution serait une affaire de bien-être et la traite des êtres humains une affaire de sexe. La prostitution serait donc une affaire de relation bio-psycho-affectivo-corporelle, tandis que la traite serait une affaire purement sexuelle. Cette distinction correspond à la relation de concurrence décrite dans le point sur l’exploitation. Poser une telle distinction peut être interprété comme étant une manière de disqualifier l’autre en valorisant la prostitution contre l’exploitation, disqualification qui viserait, si l’on pense qu’il s’agit d’une visée stratégique, à appuyer une élimination de la concurrence. Pourtant, d’après les entretiens, il ne s’agit pas tant d’éliminer la concurrence que de préserver une certaine qualité dans l’exercice de la prostitution, notamment au niveau de la gestion des risques physiques, mentaux et psychosociaux. L’enjeu est d’éviter d’être amené à devoir faire « n’importe quoi » comme les personnes exploitées dans la traite des êtres humains.

Cette distinction à partir du bien-être correspond à une appropriation d’une culture du bien-être déjà présente dans les politiques et déjà colonisée par les industries. La possibilité de cette appropriation tient au partage d’une expertise que les personnes qui exercent la prostitution mettent en avant concernant leur

client et clientes. D’où le fait que la prostitution peut devenir, dans le discours des personnes interviewées, une forme de thérapie sexuelle.

2. QUESTION DE RECHERCHE 2 : COMMENT LES OPPRESSIONS AVANT L’ENTRÉE DANS LA