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La question de l’abolition de pacte de la ḏimma

Il parait qu’ʽAbd al-Wāḥid al-Marrākušī, qui a rédigé son ouvrage en Orient à la demande d’un des vizirs abbasides, et en a achevé la rédaction en 621/1224-5, fut le premier à signaler l’abolition de pacte de ḏimma par les Almohades. Après avoir attribué à Abū Yūsuf Yaʽqūb al-Manṣūr, deuxième successeur d’ʽAbd al-Mu’min, l’ordre intimé aux juifs habitants le Maghreb de se diférencier du reste de la population par une mise particulière, il ajoute que:

« le statut de la ḏimma n’est plus accordé aux juifs, ni aux chrétiens depuis l’établissement du pouvoir des Masmouda, et qu’il n’existe ni synagogue ni église dans tous les pays musulmans du maghreb, les juifs professant extérieu- rement l’islam, faisaient leurs prières dans les mosquées et apprenaient le Coran à leurs enfants, suivant notre rite et notre Tradition. Dieu seul sait ce que renferment leurs cœurs et ce que contenaient leurs foyers »27 .

26 Corcos, « The Attitude of the Almohad rulers towards the Jews ».

27 ʽAbd al-Wāḥid al-Marrākušī, al-muʽğib, p. 305: « À la in de ses jours, Abū Yūsuf ordonna que

les juifs qui étaient dans le Maghreb, se issent connaître par une mise qui leur était particulière à eux seuls, en portant des vêtements noirs avec des manches extrêmement larges, allant presque jusqu’aux pieds, et en mettant en place de turbans, de gros voiles de la plus vilaine forme, qu’on aurait pris pour des housses de chevaux, et qui descendaient jusqu’au-dessous des oreilles. Ce costume se répandit parmi tous les juifs du Maghreb, et ils ne cessèrent de le porter pendant le reste de la vie d’Abū Yūsuf et dans les premiers temps de son ils Abū ‘Abd Allāh. Celui-ci enin, le modiia, les juifs ayant fait auprès de lui toutes sortes de démarches obséquieuses, et ayant fait intervenir tous ceux dont l’intercession, à ce qu’ils croyaient, pouvait leur être utile. Abū ‘Abd Allāh leur ordonna de porter des vêtements jaunes et des

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Ce texte est à la base de toutes les études contemporaines qui ont abordé la question de la conversion forcée des juifs à l’islam et l’abolition de leur statut de ḏimma, sans vériier sa crédibilité à la lumière des autres textes his- toriques, et sans même supposer son éventuelle exagération.

Il paraît évident que l’abolition de pacte de ḏimma est une décision juri- dique plutôt que politique. Si nous admettons que les Almohades ont aboli le pacte de ḏimma, cela devait avoir au moins une répercussion dans les écrits juridiques postérieurs. Mais rien ne nous est parvenu qui puisse conirmer ou démentir cette abolition. Comment une si importante décision khaliienne ou juridique pouvait passer sans laisser d’écho dans les écrits juridiques contem- porains ou postérieurs ?28

Quoi qu’il en soit, le texte d’al-Marrākušī nous pousse à l’analyser à la lu- mière des autres textes historique disponibles. Soulignons d’abord les points forts de ce texte qui sont au nombre de six :

- « Le statut de la ḏimma n’est plus accordé ni aux juifs ni aux chrétiens ». - Cette décision concerne toute l’époque almohade.

- inexistence des synagogues et des églises dans tous les pays musulmans du maghreb.

- les juifs professant extérieurement l’islam et ses rites.

- al-Manṣūr avait des soupçons quant aux intentions religieuses des juifs. - le calife ne cachait pas son intention de les obliger à se convertir à l’islam ou de les exterminer s’il s’avère qu’ils sont encore juifs.

Avant d’analyser ce texte, signalons d’abord qu’al-Marrākušī ne mentionne guère que les Almohades ont forcé les juifs à se convertir à l’islam.

Commençons par la question de l’abolition du pacte de ḏimma. Bien qu’ils aient certains témoignages qui la corroborent émanant des sources ulté- rieures, ils ne tranchent pas la question et ne donnent pas une vision précise de sa signiication historique. Parmi ces sources nous citons l’ouvrage d’Ibn al-Naqqāš al-Dukkālī, intitulé al-maḏamma fī istiʽmāl ahl al-ḏimma, qui conirme que « leur pacte — les ḏimmī-s — a pris in depuis l’an 600 de l’hégire »29 au

Maghreb, mais est resté en vigueur jusqu’à l’an 700/1301. Une première difé- rence entre al-Marrākušī et les autres historiens concerne donc la date exacte de l’abolition du pacte.

turbans de la même couleur, et ils portent ce costume jusqu’à notre temps, c’est-à-dire en 621 (1224). Ce qui avait engagé Abū Yūsuf à les séparer et à les distinguer par une mise particulière, c’était son doute à l’égard de leur islamisme : «Si j’étais sûr, disait-il, qu’ils sont de vrais musulmans, je leur permettrais de se confondre avec les musulmans par les mariages et sous tous les autres rapports, si, au contraire, j’étais sûr que se sont des inidèles, je ferais tuer tous les hommes, je réduirais leurs enfants en servitude et je conisquerais leurs biens au proit des musulmans. Mais je balance à leur égard» ».

28 Al-Maġrāwī, « Murāğaʽa ḥawlā wadʽ ahl ḏimma  », p. 123.

29 Ibn al-Naqqāš (mort en Egypte en 763/1362), al-maḏamma, p. 114, cité par al-Maġrāwī,

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De toute façon, cette indication conirme qu’il s’agit de l’abolition non seulement du pacte de ḏimma des juifs, mais également de celle des chrétiens. Al-Marrākušī date cette décision « depuis l’établissement du pouvoir des Masmouda », alors qu’Ibn al-Naqqāš nous donne une date précise, celle de l’an 600/1203.

en plus de ces deux textes relatifs aux ḏimmī-s de l’époque almohade, il faut tenir compte d’une position semblable prise par le sultan mérinide Yūsuf b. Yaʽqūb b. ‘Abd al-Ḥaqq (685/1286-706/1307). Dans une réponse attribuée au

faqīh Muḥammad b. ‘Abd Allāh b. ‘Abd al-Ğalīl al-Tanasī, en riposte à la célèbre

fatwā d’al-Maġīlī, et citant Abū l-Qāsim al-‘Abdūsī, il dit : « Les juristes (šuyūḫ) du maroc ont émis la fatwā à une période antérieure — selon laquelle ils n’ont pas de ḏimma »30. Et d’ajouter pour clariier cette fatwā :

« Ce qu’il a mentionné dans sa réponse… qu’ils n’ont pas de ḏimma en dessus de cela concerne leur vente de vin aux musulmans, et leur persévérance à le vendre… Cela est arrivé à l’époque de Yūsuf b. Yaʽqūb b. ‘Abd al-Ḥaqq. À cause de cette attitude, ils étaient mis à mort et spoliés dans tout le pays des Mérinides, comme l’a mentionné al-Ḫazrağī, le cadi de Badis et autres régions du Rif, à l’époque de Yūsuf ben Yaʽqūb, ci -mentionné »31.

Ce texte nous place devant une problématique nouvelle, puisqu’il s’agit des šuyūḫ al-maġrib, c’est-à-dire des juristes et non pas de l’État almohade. il s’avère également à travers ce texte que l’abolition de pacte fut dictée suite au dépassement des conditions du dit pacte par les juifs qui ont recouru à la vente de vin aux musulmans32.

Quelle est la signiication de l’abolition du pacte de ḏimma? Y avait-il une suite pratique à cette abolition, ou s’agit-il tout simplement d’un slogan parmi d’autres que l’État almohade brandit pour assurer l’adhésion de la population à sa cause ?

En l’absence de textes juridiques ou de documents d’archives oiciels, nous ne pouvons pas saisir la signiication de l’abolition du pacte de ḏimma au niveau théorique et juridique, ni dans la signiication oicielle almohade. Force est donc d’essayer de la comprendre dans son processus historique. Nous pouvons dire que l’abolition du pacte signiie, théoriquement, une posi- tion de réserve vis-à-vis des juifs et de soupçon concernant leurs intentions ; c’est pour cela que l’État almohade s’est abstenu de percevoir d’eux la capita- tion (ğizya). Il paraît que cette position fut dictée suite à plusieurs prises de position des mozarabes en al-andalus, considérées comme des trahisons répé- tées de leur part ; ce qui a donné lieu à plusieurs fatwā-s à leur égards, dont

30 Al-Wanšarīsī, al-miʽyār, vol. ii, p. 250. 31 Al-Wanšarīsī, al-miʽyār, vol. ii, p. 250.

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celle du grand Cadi de Cordoue, Ibn al-Ḥāğğ (mort en 529/1134) qui voyait la nécessité de les expulser de la Péninsule33.

D’autre part, la présence juive auprès des armées chrétiennes en al-Anda- lus aussi bien qu’en Ifrīqiya fut ressentie comme une provocation faites aux sentiments des musulmans. l’alliance des juifs avec les chrétiens de la Péninsule est attestée dans plusieurs phases de l’histoire d’al-andalus depuis l’époque almoravide. En 557/1162, la ville de Grenade est assaillie par surprise par Ibn Hamušk, qui agissait en connivence avec les juifs qui avaient été « convertis à l’islam par force », selon la version d’Ibn Ṣāḥib al-Ṣalāt34. cette

attaque fut orchestrée de l’intérieur et de l’extérieur en l’absence du gouver- neur de la ville Abū Saʽīd b. ʽAbd al-Muʼmin35 .

Avant la bataille d’Alarcos (591/1195), l’armée chrétienne fut accompagnée de « plusieurs groupes de commerçants juifs qui avaient réservé des sommes d’argent à l’achat de captifs musulmans et de leurs biens »36.

De telles positions négatives prises par les ḏimmī-s — et parmi eux les juifs — contre les Almohades, et qui se répétaient dans d’autres circonstances, avaient poussé les Almohades à prendre position contre les juifs qui n’avaient pas adopté une position de neutralité dans le conlit qui opposait les musul- mans aux chrétiens de la Péninsule ibérique.

Quoi qu’il en soit, la question demeure posée. Le fait de s’abstenir de per- cevoir la ğizya sur les juifs est-il considéré comme l’abolition du pacte de

ḏimma ?