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L’institution, de part la distribution des états de grandeurs qu’elle génère, définit de facto l’équipe éducative comme une entité garante de l’ajustement des adolescentes aux valeurs poursuivies. A travers l’analyse du programme pédagogique, il est possible de comprendre les jugements, soit les interdits objectifs ou moraux avancés par l’équipe éducative pour qualifier un acte violent, comme les négatifs d’un dispositif implicite et partagé par le groupe : la justesse de la situation. En d’autres mots, l’interdit de la violence sous-entend la poursuite de systèmes de valeurs où la violence est exclue, du moins sanctionnée.

Le programme pédagogique guide les actions des professionnel·le·s, au-delà de leurs affiliations distinctes, il est utile de souligner la part d’actorialité que l’équipe éducative s’octroie pour mettre en forme ses propres constructions de sens de l’objet violent. Dans tous les cas, la violence est comprise comme un élément perturbateur venant mettre en danger les figures harmonieuses de l’ordre naturel des logiques véhiculées au sein du foyer.

Un principe fondamental est potentiellement mis en danger par les attitudes physiquement violentes de Ludivine : la sécurité du groupe.

« (…) On est intervenu et on a dû faire en sorte d’éloigner [Ludivine] du reste du groupe parce que ça commençait à taper fort en fait » (Louise : 17).

« (…) Et à un moment donné on n’a plus les moyens pour contrôler les jeunes et c’est pour ça que l’on a fait appel à l’hôpital, il faut penser aussi à la protection du groupe » (Sabine : 114).

« Et puis nous on n’était pas en mesure de le faire parce qu’elle ne pouvait pas être au sein du groupe, parce qu’elle ne réveillait dans le groupe que de la violence » (Sabine).

« (…) Moi ça me semblait juste impossible pour la sécurité du groupe de la laisser au foyer » (Natacha : 127).

Le groupe des filles, la communauté du foyer, apparaît telle une entité collective à protéger. Dans le monde civique, le bien commun se traduit par la protection du groupe. En protégeant la communauté, il est possible d’échapper au chaos signifié par la division. Dans une telle logique, les attitudes physiquement violentes viennent perturber la figure harmonieuse de l’ordre naturel véhiculé. De telles attitudes viennent aussi contredire les convenances et les principes de respect et de sécurité partagés et véhiculés par l’équipe éducative.

Dans la logique domestique, les actes de violence physique féminine peuvent être vus comme des indices de défaillance de la part des jeunes filles qui n’ont pas effectué le sacrifice attendu par leur statut : elles n’ont pas réussi à rester à leur place. Ce déplacement conforte, aux yeux de l’équipe éducative, les filles

« Elles arrivent à un âge où elles doivent trouver leur place dans la vie » (Gérard).

« (...) On doit pouvoir être la locomotive dans cette maison » (Natacha).

Tout comme il l’a été souligné dans l’enquête de LeFrançois (2002), évoquée dans la phase exploratoire de cette recherche, à l’instar des dossiers étudiés, même si les actes posés par Ludivine peuvent pour certains être qualifiés de délinquants, cette dernière est définie par l’équipe éducative comme déviante dans ses attitudes violentes. Cette déviance à traiter est avant tout subie par l’adolescente, émanant de son environnement et parfois d’elle-même. En effet, à plusieurs reprises (11) l’équipe éducative juge les adolescentes déviantes comme avant tout victimes de leurs situations.

Les filles déviantes sont en premier lieu victimes de leurs états psychologiques.

Dans son discours, l’équipe éducative mobilise ainsi souvent (à vingt reprises) le monde de la psychiatrie pour expliquer les cas de violences discutés.

« Quand on utilise le mot décompensation, bien qu’on ne soit pas médecins ou infirmiers, le fait qu’on ait déjà vu certaines situations, nous montraient quelle était en détresse… » (Louise).

Le filtre psychiatrique s’étend dans les discours à travers la définition des actes de violence comme des épisodes de décompensation. L’aspect pulsionnel intrinsèque aux filles physiquement violentes est aussi relevé, les séjours en hôpital psychiatrique sont vus comme des moments de validation d’un état pathologique : il faut clairement venir en aide à ces filles qui sont dans un grand état de détresse.

Les filles déviantes sont aussi victimes de leurs différents milieux.

« Elles entretiennent ça à l’extérieur du foyer hein. La violence elle est aussi présente à l’extérieur (…) elles sont quand même baignées là dedans. Donc le fait de se mettre en danger à l’extérieur » (Gérard).

« Et puis il y a pas mal de filles qui ont vécu ça dans leurs familles » (Sabine).

« Ce qui est plus pulsionnel et basique… et voir que ces filles n’ont pas souvent de l’étayage autour de la famille, souvent pas de limites… je parle en termes psychanalytiques où elles sont peu développées, c’est vrai que ça prend le dessus » (Gérard).

Puis finalement victimes de leurs fragilités mais aussi de leurs propres violences.

« (…) On sait très bien que c’est envers elles-mêmes d’abord. (…) Se mettre en position de victimes » (Sabine).

« (…) On a déjà eu des jeunes qui venaient de la Clairière (centre de détention pour mineurs) mais pas parce qu’il y avait eu plainte… C’est parce que la jeune se met en danger à l’extérieur et que la seule manière de la protéger… » (Sabine).

Comme indiqué plus haut, la grande majorité des adolescentes retourne dans leurs familles respectives en fin de placement. Comment expliquer les cas qui dérogent à cette tendance ? Quelles conditions amènent l’équipe éducative à diriger certaines filles vers d’autres structures, pénales ou de soins ? Quelles réalités, quels actes amènent les professionnel·le·s à se positionner sur des décisions de soins ou de punition ? A quel moment la jeune fille physiquement violente n’est plus comprise par l’équipe éducative comme un être petit méritant bienveillance ? Quelle forme de

l’évidence juge l’auteure d’actes physiquement violents comme l’initiatrice de la déchéance de la cité ? Il apparaît que les notions de responsabilité et de capacité de discernement soient au centre de la décision. Pour certains, Ludivine doit se confronter aux limites fixées par le code pénal, pour d’autres, sa pathologie la rend irresponsable devant la loi.

« Ben je pense que ça dépend de nous… c'est-à-dire que ça dépend des acteurs qui sont face à [Ludivine] et de leur décision de porter plainte ou pas. (silence) Si personne n’avait porté plainte et si on avait continué à mettre [Ludivine] en soin parce qu’on avait continué à estimer qu’elle avait besoin de soins… elle n’aurait peut-être jamais passé par le pénal. (…) Et je crois que c’est ça.. et je pense qu’au bout d’un moment tout le monde a pris conscience… les uns et les autres ont pris conscience qu’il était important de mettre une limite… » (Natacha : 152).

« (…) Ben voilà, il y a effectivement le soin qu’on est en devoir de donner à quelqu’un qui est en souffrance, de l’assistance… et puis au-delà de ça, il y a toujours à considérer cette personne comme étant responsable d’un certain nombre de choses… à part si tu la considère comme dans l’incapacité de discernement et alors là, la question ne se pose plus, on met en place des articles de lois au niveau des soins psychiatriques » (Natacha : 117).

« Mais là [Ludivine] c’était un acte délictieux qu’elle posait, la violence, taper l’autre c’est un délit…

moi je ne sais pas, mais ça me paraît assez logique d’appeler la police… avant le médical » (Gérard : 206).

« Mais c’est vrai qu’il y a cette notion d’irresponsabilité dont [Natacha] parlait tout à l’heure. C’est vrai que concernant [Ludivine], la maladie psychiatrique est vraiment dominante…» (Gérard : 159).