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L’anonymat posé autour des personnes ressources veut solliciter un espace de pensée libéré d’une part de jugement social. Toutefois, il est pertinent de questionner les limites imposées à la liberté d’expression poursuivie, l’impact du contrat relationnel sous-entendu par l’entretien semi-directif. En effet, ce dernier rassemble deux individus incarnant deux rôles bien différenciés: l’un est l'interviewer, l’autre est l'interviewé·e. Dans une telle relation langagière, il n’est plus question de pratiquer une conversation ordinaire où les individus se positionneraient sur un même échelon d’expertise. Dans une relation d’entretien, les personnes ressources doivent être conscientes d’entretenir avec le chercheur une relation de terrain. En effet, selon Gumperz (1989), un énoncé peut être compris de diverses façons. En fonction de la situation, les interlocuteurs décident de sélectionner un filtre d’interprétation plutôt qu’un autre. L’orientation de l’interprétation va se fonder sur des attentes de relations stéréotypées entre les faits langagiers et les catégories sociales. Pour cela, les interactants vont se baser sur ce que Gumperz appelle les indices de contextualisation afin de qualifier la nature de l’activité en cours et ainsi pouvoir s’y insérer, à sa juste place. Dans le cadre de l’entretien de recherche, dans quelle mesure cette conscience des rôles et leurs interprétations entravent une certaine part de la liberté d’expression des personnes ressources? Il est difficile de répondre à cette question. Néanmoins, il est utile de retenir que selon les indices de contextualisation mobilisés par les personnes ressources, le contenu sémantique de l’entretien, les demandes de l’apprenti-chercheur que je suis, la relation communicationnelle même, peuvent être différemment interprétés.

Maintenant que certaines limites imposées par l’outil de production de données retenu sont mises en avant, il est important de les dépasser. Pour cela, il faut être attentif aux attentes stéréotypées véhiculées par une telle relation langagière. Dans cette optique, tout en établissant des relations particulières avec les personnes ressources, il va être question de négocier des interprétations communes de l’activité en cours. En adaptant mes propos et attitudes aux représentations des interviewé·e·s, je vais chercher à me mettre sur la même longueur d’onde, soit construire et partager la même grille d’interprétation que les personnes ressources. A travers la mise en place d’une telle relation d’écoute active et méthodique, chaque rôle aura sa place, chaque place pourra être occupée par les différents rôles.

Manœuvres illocutoires

En lui offrant une situation de communication tout à fait exceptionnelle, affranchie de contraintes, notamment temporelles, qui pèsent sur la plupart des échanges quotidiens et en lui ouvrant des alternatives qui l’incitent ou l’autorisent à exprimer des malaises, des manques ou des demandes qu’il découvre en les exprimant, l’enquêteur contribue à créer les conditions de l’apparition d’un discours extra-ordinaire. (Bourdieu, 1993, p. 914)

Dans quelle mesure l’apprenti-chercheur que je suis a personnellement pu créer des situations propices à l’apparition d’un discours véritable ? En essayant d’optimiser les conditions de production de discours par différentes stratégies.

Toutefois, ces dernières n’ont pas toujours permis d’établir une adéquation entre mes intentions et le résultat obtenu. En effet, comme écrit plus haut, il s’avère que la relation d’enquête reste une relation sociale qui exerce des effets sur les résultats produits. Il est donc important pour la conduite des prochains entretiens d’isoler d’éventuelles distorsions dans les relations langagières afin d’essayer de les maîtriser.

Principales difficultés rencontrées Entretien avec Chloé

De manière générale, le cadre d’entretien que je propose à Chloé l’amène à produire des réponses factuelles sur sa fonction. De plus, sans pour autant passer du coq à l’âne dans ce début d’entretien, je n’ai pas su laisser les espaces suffisants à mon informatrice afin qu’elle puisse approfondir ses propos. En voulant trop structurer ma première rencontre avec le terrain, j’ai donné beaucoup d’importance à mon canevas d’entretien et pas assez aux moments de silences et d’hésitations que Chloé construisait dans son discours.

Dans un autre registre, c’est une grande surprise lorsque je découvre que l’informatrice ne côtoie qu’une population masculine d’adolescents dans sa prise en charge. Il m’est difficile de continuer selon le canevas pré-construit. De ce fait, la suite de mes interventions va être totalement improvisée et même parfois dirigée.

« A d’accord, et là il n’y a que des garçons… ha je ne le savais pas ça… ok… Et puis toi tu as des contacts ? Est-ce que justement vous partagez ce genre de situations avec, par exemple, [un autre foyer]? » (123).

« (…) Là tu me dis que vous accueillez que des garçons, mais c’était pour savoir si, en contact avec d’autres collègues vous aviez des nouvelles vis-à-vis des filles ? Est-ce que tu penses, ou est-ce que tu as entendu qu’il y aurait des problématiques au niveau de l’accueil des filles ? … Est-ce que d’accueillir des filles c’est finalement quelque chose de… est-ce que d’accueillir des filles ça engendre des difficultés spécifiques ? » (133).

L’objectif revient à récolter malgré tout des informations concernant la violence féminine adolescente. L’entretien se termine sur l’évocation de situations de violence féminine adolescente, partagées avec l’une des collègues de Chloé.

Avec du recul, il m’est possible de dire que ce premier entretien a été trop directif, pas assez flexible et pas assez à l’écoute de Chloé. Une structure moins rigide et une attention plus grande aux moments de silences auraient sans doute amené la discussion un peu plus en profondeur.

Entretien avec Martine

Fort de l’expérience du premier entretien, j’ai laissé, cette fois-ci, une plus grande liberté de parole à l’informatrice. Toutefois, contrairement à ce qui était attendu, cela ne lui a pas pour autant permis d’amener la discussion à un niveau plus approfondi.

En effet, Martine a comblé les différents moments de silence, et une grande partie de l’entretien, à l’aide d’informations factuelles. Pourquoi une telle attitude ? Il est utile de souligner qu’en début d’entretien (hors enregistrement), elle m’indiquait encore qu’elle ne savait pas quoi raconter et demandait un peu plus d’informations sur ma présence, ainsi que sur les thématiques qu’il faudrait aborder dans l’entretien. Même si l’informatrice a produit un matériau important, elle n’a pas semblé pour autant détendue et en confiance en ma présence. Quels enjeux se jouaient alors ? Un jeu de pouvoir a semblé se jouer malgré nous. En effet, sans pour autant pousser la réflexion à un degré approfondi, il semble pertinent de questionner les impacts produits part ma formation universitaire. Quels a-priori cette dernière véhicule pour Martine ? Ces derniers ont-ils vraiment pu lui permettre de dévoiler son quotidien professionnel avec confiance ? Il est difficile de répondre à cette question. Toutefois, il est possible de faire l’hypothèse que le sens commun véhiculé autour de l’Université et la forme de passation particulière de cet entretien semi-directif exploratoire ont probablement participé au fait que l’approfondissement des thématiques abordées ne s’est effectué qu’à partir du 26e énoncé.

Suite aux courtes interventions de l’informatrice, et ceci afin de la mettre à l’aise, je décide de continuer à alimenter son discours factuel, le temps de détendre l’atmosphère. Toutefois, une telle stratégie ne s’est pas avérée efficace et n’a fait que valider l’option du discours de surface de Martine. Ce ne sera qu’à la moitié de l’entretien que la discussion commencera à aborder des aspects plus profonds.

Néanmoins, l’entretien commençant à s’alimenter d’aspects approfondis sur les réalités de certaines jeunes filles, Martine ne semble toujours pas très apte à développer certains sujets.

« Exprimer sa souffrance autrement que par le passage à l’acte, délictueux ou violence sur soi-même… je ne sais pas… là on arrive à 1 heure environ… je ne sais pas si… » (35).

« Parce que… elles vont très loin. Bon on pourrait en parler pendant des heures, mais (rires)… » (69).

Soit elle dévie de sujet, soit coupe court à la discussion. Une nouvelle fois, il est utile de comprendre une telle attitude. Est-elle guidée par d’hypothétiques a-priori sur l’entretien ou par un détournement de questions sensibles ?

Entretien avec Toufik

Dans ce troisième entretien, j’ai fait en sorte de ne pas m’attarder trop longuement à faire des relances sur la première question concernant la journée-type. En effet, l’entretien précédent, cette stratégie n’a amené que des réponses de surface. De ce fait, tout en laissant l’occasion à l’informateur de s’exprimer sur chaque sujet, j’ai été attentif à effectuer les relances nécessaires lui permettant d’approfondir ses pensées. Toutefois, certaines d’entre-elles ne semblent pas toujours être dépourvues de biais, dénuées de tout a-priori.

« Là tu parlais spécifiquement de la violence physique ou aussi de cette violence psychique, cette tension constante, est ce que c’est un truc que t’attribues aussi aux garçons, ou bien ? » (65).

L’apprenti-chercheur que je suis fait une distinction entre deux types de violence, alors même que cette dernière n’a pas encore été produite par Toufik.

Entretien avec Yvan

Il n’est pas possible de dire que, dans le cadre de ce dernier entretien exploratoire, j’ai toujours réussi à expliciter ma pensée d’une façon simple. En effet, à plusieurs reprises mes énoncés sont emplis de questions multiples. Dans une telle configuration, il apparaît pertinent de se questionner sur la réelle compréhension que l’informateur peut avoir des demandes qui lui sont faites.