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Quel savoir sur la nature ?

The shepherd, a naturalist by nature ?

3. Quel savoir sur la nature ?

Mais que savent au juste les bergers de la végétation des montagnes ? Jean Séguy, dans son étude linguistique sur  Les noms populaires des plantes dans les Pyrénées centrales, en quête du bon témoin, interrogea principalement des bergers et des paysans4.

« Dans le genre d’enquête que nous avions à mener, à quelles qualités fallait-il reconnaitre le bon témoin ? À une seule, et cette qualité est un don inné : c’est une propension à considérer les végétaux avec intérêt ; nous appellerons cela le don botanique. La profession, l’âge, les préoccupations habituelles du témoin ne font rien à l’affaire : j’ai vu un gendarme tout pénétré de la science des simples, et de vieux bergers incapables de donner une identité à un coquelicot. Ce sont là toutefois des cas extrêmes, et il va sans dire que les témoins les meilleurs ont été, de par la nature des choses, des paysans et des bergers ayant dépassé la cinquantaine : c’est d’ailleurs dans ce milieu et dans ces générations que je les recherchais de préférence » (Séguy, 1953, p. 11).

En fonction du « critère du don botanique », Jean Séguy distingue les bons témoins – cultivateur « doué, vif et original », « sentencieux et réfléchi » ou encore berger aux « dons remarquables » – des « peu doués, aux connaissances décousues » : bûcheron aux « connaissances nulles, et aux facultés amoindries », berger « sans compétence » sur le sujet. Quoi qu’il en soit, « de par la nature des choses », le berger est un des meilleurs témoins. Cette idée qui établit le berger comme un naturaliste par nature dépasse le cas de l’enquête de Jean Séguy. Qu’elle soit historique ou contemporaine, la représentation du berger dans nos sociétés repose, semble-t-il, sur une même figure, celle d’un sage, détenteur d’un immense et mystérieux savoir sur la nature5. On suppose que le berger qui, au fil des

saisons, parcourt les différents terroirs de la montagne avec ses bêtes, en sait long sur les milieux naturels, que cette proximité commande son apprentissage plus ou moins solitaire des choses de la nature. C’est un savoir sur la nature par la nature. Ces connaissances immédiates sont en quelque sorte apprises des milieux naturels eux-mêmes6. Cette

4 Ses enquêtes réalisées en 1944, ont été centrées plus particulièrement dans le Haut-Comminges, puis des Hautes-Pyrénées à l’Ariège, où il explore les hautes vallées pour y étudier le vocabulaire proprement montagnard, et surtout « les noms des plantes spéciales des hauteurs ».

5 Image que rapporte Serge Briffaud dans son étude historique de l’imaginaire pyrénéen du XIXe siècle : « Le berger apparaît également dans de nombreuses descriptions sous l’espèce d’un vieux sage, dont l’esprit hautement philosophique est le fruit d’une vie érémitique, passée au contact des vérités essentielles qui émanent de la nature simple, pure et grandiose des vastes étendues pastorales » (Briffaud, 1994, p. 374).

6 « Suivre la nature », que l’instinct soit son principal mode d’instruction est une chose, étudier précisément les choses de la nature en est une autre. Le glissement de l’un à l’autre semble opérer définitivement dans la figure du berger, figure incarnée par Pierrine Gaston-Sacaze né en 1797 en vallée d’Ossau. Cet homme décrit comme un berger savant, est un botaniste autodidacte qui herborise autour de l’estive, confectionne des herbiers, correspond avec les plus grands botanistes d’Europe. Pierrine Gaston-Sacaze a acquis le vocabulaire du naturaliste et en fait son métier comme en atteste la mention « naturaliste » portée sur son acte de décès en 1893 (voir Fabre, 1993). Antonin Nicol, naturaliste et auteur d’une biographie sur Pierrine Gaston-Sacaze, s’interroge : « Comment a-t-il pu

Les plantes de montagne – Université de Toulouse-le-Mirail – 6-8 novembre 2009

représentation d’un berger naturaliste par nature conditionne ce que l’on pense que le berger sait.

En faisant correspondre chaque entité nommée par ses témoins à une espèce ou un genre scientifiquement déterminés7, et exceptionnellement à une partie d’un végétal, Jean Séguy

suppose que le savoir profane ou localsur le végétal est un savoir naturaliste simplifié, que les noms des plantes sont à organiser selon la classification botanique. Rien d’étonnant à ce qu’il ordonne sur cette base son inventaire de noms de plantes : dans la pensée occidentale, la nature est par essence ordonnée8. Le naturaliste en ordonnant le vivant ne fait que

rechercher la réalité de manière savante et systématique.

Pour autant, de son travail linguistique il tire la remarque suivante :

« Tous ceux qui se sont occupés des noms populaires des plantes ont été frappés par l’instabilité et la diversité prodigieuses de ce vocabulaire, à tous les points de vue, bases et formes. On constate que les gens peu instruits confondent les plantes, qu’un même nom sert à divers objets, et jamais dans les mêmes conditions (du moins en apparence) : bref, on a l’impression du chaos et du hasard. La cause en est qu’un grand nombre de plantes, quoique familières, sont des objets mal connus et peu usuels […] et qu’on a rarement l’occasion de nommer. Mais c’est justement dans cet état de choses que réside l’intérêt de ces recherches : en effet, la désignation d’une plante met à chaque instant le sujet parlant en état de ‘‘détresse lexicale’’[…] » (Séguy, 1953, p. 3).

Objets mal connus et peu usuels, désordres, confusions entre les plantes, ces éléments ne semblent pas répondre au « critère du don botanique » tel qu’il l’avait défini dans sa méthode d’enquête. Le chaos et le hasard ne laissent plus supposer que l’ensemble de ces noms est organisé sous une forme taxinomique.

La figure du berger naturaliste par nature permet à Jean Séguy de conclure que « les plantes n’offrent plus d’intérêt » et de supposer que le savoir sur les plantes a été perdu, qu’il n’en subsiste que des lambeaux. Alors, qu’en est-il de cette capacité propre au berger d’être un naturaliste par nature ? Et le berger a-t-il finalement une connaissance de la végétation des montagnes qui passe par l’identification de plantes ? De fait, l’enquête de Séguy montre que les plantes triviales sont mieux connues que les plantes propres aux milieux montagnards : « Le nombre des plantes des hauteurs nommées est faible par rapport à celui des végétaux ‘sociables’ qui accompagnent l’habitat fixe » (Séguy, 1953, p. 7). En tout état de cause, l’organisation du savoir ne peut être réduite aux taxinomies, de même que le savoir sur la végétation ne peut être réduit aux noms de plantes.

devenir, sans instruction et sans maître, un véritable puits de science, là-bas, terré dans un village à l’écart de tout ? » (Nicol, 1989, p. 7).

7 Ainsi, il associe environ 1700 citations (formes) à plus de 500 taxons pour 84 témoins.

8 C’est d’ailleurs une définition commune du terme nature : « Principe actif, souvent personnifié, qui anime, organise l’ensemble des choses existantes selon un certain ordre. […] L’ensemble des choses qui présentent un ordre ou se produisent suivant des lois… » (Rey-Debove J., Rey A. (dir.), Le

nouveau petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le