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"Il importe peu quand la voix parle haut, quelle langue elle parle."

– Victor Hugo (Hernani)

R´esum´e

Ce chapitre est consacré au maintien du trait de voisement des occlusives après cordec-tomie de type II-III. Celui-ci se compose de quatre études : aerodynamique (étude 6), acoustique (étude 7), EGG (étude 8) et perceptive (étude 9). Dans une première étude aé-rodynamique, nous mesurons la présence de fuites glottiques sur les voyelles tenues[a, i, u]à hauteur et intensité confortables (n= 60). Cet indice se calcule à partir des valeurs du débit d’air buccal (DAB) et de l’intensité sur une portion stable des voyelles. Le rapport DAB/intensité, exprimé encm3/dB/s, représente l’indice de fuites glottiques (Giovanni

& al. 1995). Nous avons réalisé une série de tests-t non appariés sur les valeurs du DAB issues des productions des trois voyelles et sur les indices de fuites glottiques (Fg) dérivés.

Les résultats de ces analyses montrent que :

– pour les témoins, la hiérarchie est la suivante : Fg[a]<Fg[i]<Fg[u],

– pour le groupe des patients, la hiérarchie est différente : Fg[i]<Fg[a]<Fg[u],

– les valeurs de DAB et les indices de fuites glottiques des patients sont toujours signifi-cativement plus élevés que ceux des témoins.

En outre, nous avons entrepris une analyse quantitative des débits d’air et des pres-sions nécessaires et suffisantes pour la production des occlusives labiales des logatomes CVCVCVC (où C=[p, b]et V=[a, i, u]) pour les positions 1 et 2 (n = 240). Nous avons réalisé une série d’ANOVA à 4 facteurs où les variables dépendantes étaient les pics de PIO des consonnes labiales, le pic maximal de DAB (Umax) et le débit phonatoire moyen (DPM) et où les variables indépendantes représentaient le groupe, le type de voyelle, le contexte de voisement et la position dans les logatomes. Nos résultats montrent :

– une élévation de l’ensemble des paramètres chez les patients,

– pour les deux groupes, une élevation des paramètres aérodynamiques en contexte non voisé,

– la PIO est plus élevée en contexte de voyelles fermées.

Pour finir, nous avons calculé l’estimation de la pression transglottique à partir des diffé-rences de mesures de la PIO des consonnes, soit PIO(/p-b/). Nous notons :

– une augmentation de cette pression en contexte de voyelles fermées chez les deux groupes,

– une pression transglottique estimée plus élevée chez les patients.

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176 Chapitre 6 Quatre ´etudes relatives au voisement

Dans une étude acoustique (étude 7), nous étudions les paramètres suivants : la durée totale des occlusives orales, l’intensité relative du relâchement, la durée des voyelles adjacentes, la F0 moyenne au début de ces segments vocaliques et le Voice Onset Time (VOT) des positions 1 et 2 des logatomes de type CVCVCVC (où C=[p, t, k, b, d, g]et V=[a, i, u]) (n= 342pour les mesures de durées des consonnes,n= 684pour les mesures de durées vocaliques et VOT et n = 720pour les autres mesures). Nous avons donc conduit une série d’ANOVA à 4 facteurs où les variables indépendantes représentaient le groupe, le type de voyelle, le contexte de voisement et la position dans les logatomes. Nos résultats montrent :

– les durées segmentales et la F0au début des voyelles sont significativement plus élevées pour les patients,

– pour nos deux groupes, une élévation de l’ensemble des paramètres acoustiques (durées consonantiques, intensité des relâchements, F0au début des voyelles et VOT) en contexte non voisé, excepté pour la durée vocalique.

Dans une étude pilote EGG (étude 8), nous analysons les quotients ouverts (Oq) des voyelles tenues[a, i, u] à hauteur et intensité confortables des patients et les comparons avec les valeurs d’un unique témoin de référence. Après avoir écarté les signaux EGG et DEGG atypiques de deux patients, révélateurs de cas de diplophonie ou de triplophonie, nous avons conduit des tests-t univariés pour lesquels les moyennes théoriques correspon-daient aux valeurs de notre témoin de référence (n= 27). Cette première expérimentation montre que la majorité des patients présentent des valeurs de Oq supérieures à celles du té-moin, et ce pour les trois voyelles. Un second objectif de cette étude consistait à mettre en évidence l’intérêt des mesures de Oq pour l’opposition de voisement des occlusives. Nous nous sommes donc intéressée aux positions 1 et 2 des logatomes de type CVCVCVC (où C=[p, t, k, b, d, g]et V=[a, i, u]) (n= 288). Nous avons conduit une ANOVA à 3 facteurs qui nous a permis d’évaluer l’influence du voisement des occlusives sur les voyelles envi-ronnantes en fonction des contextes vocaliques, de la position syllabique et du voisement de la consonne. Nos résultats démontrent que les valeurs de Oq au début des voyelles, en particulier des voyelles fermées, sont plus élevées dans un contexte non voisé et ce, pour tous les sujets.

Enfin, la dernière étude perceptive (étude 9), nous a permis d’évaluer l’intelligibilité des consonnes occlusives produites par les patients dans les deux positions syllabiques. Nous avons donc élaboré deux tests perceptifs sous Praat pour chacune des positions que nous avons expérimentés sur 22 auditeurs naïfs (n= 7920). Dans les deux positions, l’intelli-gibilité globale est très élevée (93,59% pour la position initiale et 93,79% pour la position intervocalique). Nous observons deux types de confusions mineures dans la perception des occlusives : des confusions de voisement et de lieu d’articulation. Les confusions de voisement sont plus fréquentes pour les consonnes non voisées perçues comme voisées, principalement pour la position initiale (la labiale[p]est perçue[b]dans 9,55% des cas, la dentale [t] est perçue[d] dans 5% des cas et la vélaire[k] est perçue[g]dans 2,58%

des cas). Les confusions de lieu concernent principalement la vélaire voisée [g]qui est confondue avec[b]en contexte de voyelle[u]ou[d]en contexte de voyelle[i].

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6.1. Introduction 177

6.1 Introduction

Nos études précédentes ont particulièrement mis en évidence l’altération de la fré-quence fondamentale après cordectomie de type II-III. En effet, nous avons pu montrer que ces chirurgies engendraient une diminution de la masse vibrante, une tension et une raideur plus importantes du pli vocal reséqué, ce qui tendait à perturber les mécanismes vibratoires.

Le contrôle laryngé intervient au niveau segmental pour la production des voyelles et — en français tout du moins — pour maintenir un contraste distinctif entre consonnes voisées et non voisées. Le mécanisme peut différer selon les langues. Selon Ladefoged (1983) et Stevens (1991), le voisement correspond à un état de détente des structures laryngées, augmenté par un abaissement du larynx qui a pour effet de raccourcir la longueur des plis vocaux, une adduction de ces derniers et une pression transglottique suffisante afin d’entretenir les cycles vibratoires. Or, l’altération de la source vocale en postopératoire, caractérisée par une asymétrie, une désynchronisation vibratoire, un accolement partiel des plis vocaux et une tension laryngée, pourrait contribuer à dégrader le voisement. Ce chapitre, composé de diverses études basées sur des proto-coles cliniques classiques (cf. chapitre 4), nous permettra d’explorer ce paramètre et de confirmer ou d’infirmer cette hypothèse.

Dans la première section de ce chapitre, nous tenterons d’apporter une définition du voisement des points de vue phonologique, aérodynamique et articulatoire. Nous nous attacherons principalement à la description des indices acoustiques, primaires et secondaires, utilisés dans les langues pour l’opposition de voisement. La suite de ce chapitre sera consacrée à plusieurs études originales qui nous éclaireront sur le contrôle des structures laryngées permettant le maintien du voisement chez les sujets ayant subi une cordectomie de type II-III, en comparaison à une cohorte de témoins. La première étude, axée sur des paramètres aérodynamiques, nous permettra d’explorer les débits d’air et les pressions nécessaires ou suffisantes pour la production des occlu-sives voisées et non voisées. A ce titre, nous associerons des descriptions qualitatives despatternsde pression intra-orale (PIO) observés avec des données quantitatives afin de caractériser au mieux le mode vibratoire des patients. La seconde étude, basée sur des paramètres acoustiques, mettra en évidence la coordination des gestes articula-toires des patients à travers l’analyse de paramètres tels le VOT, les durées consonan-tiques et vocaliques, l’intensité relative des explosions des consonnes ou la F0au début des voyelles adjacentes. Notre troisième section présentera une étude EGG pilote sur les voyelles tenues des patients. Après avoir tenté de caractériser leur qualité vocale à travers l’étude du quotient ouvert, nous tenterons de montrer que l’EGG peut être considéré comme un outil pertinent pour explorer la différence entre occlusives voi-sées et non voivoi-sées. Enfin, la dernière étude, perceptive, nous permettra de confirmer ou d’infirmer le maintien du contraste de voisement chez les patients.

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178 Chapitre 6 Quatre ´etudes relatives au voisement

6.2 Définitions du voisement

Dans cette section, nous apporterons une définition du voisement des points de vue phonologique, aérodynamique et articulatoire.

6.2.1 Définition phonologique

D’un point de vue phonologique, le voisement est un trait pertinent servant à as-surer un contraste minimal entre deux segments, tels que [p] et [b] par exemple. A l’instar des autres traits qui rendent compte des différentes configurations laryngales, celui-ci s’insère dans la classe des traits laryngaux. Le trait de voisement est impliqué dans un certain nombre de processus phonologiques qui seront évoqués par la suite.

6.2.1.1 Les traits laryngaux

Les langues peuvent être décomposées en mots qui eux-mêmes sont segmentables en morphèmes (unités porteuses de sens)1. Les morphèmes peuvent également être découpées en phonèmes2. Les phonèmes n’ont pas de contenu sémantique à propre-ment parlé. D’un point de vue phonologique, les phonèmes peuvent être décrits par un ensemble de traits distinctifs souvent considérés comme binaires, c’est-à-dire qui fonctionnent en termes d’oppositions (+vs−) (Jakobson & al. 1952).

Jakobson (1932) définit le phonème comme étant :

« [...] la somme des propriétés phoniques (traits) simultanés par les-quelles un son d’une langue se distingue de ses autres sons en tant que moyen pour différencier la signification des mots »

Ainsi, cette définition suppose l’existence d’un ensemble de propriétés cognitives <T>

qui composent le phonème telles que : (i) les membres de <T> sont capables de dis-tinguer tous les segments des langues du monde, (ii) les membres de <T> permettent d’établir des classes naturelles et (iii) chaque trait possède sa propre définition phoné-tique.

Jakobson & al. (1952) avaient mis en évidence 12 traits distinctifs universels, dont les trois traits laryngaux [voiced], [tense] et [checked] servaient, respectivement, à rendre compte du voisement, de l’aspiration et de la glottalisation. Néanmoins, Ies dé-finitions articulatoires et aérodynamiques utilisées pour le classement des consonnes excluaient, en partie, les liquides [l, K]. En effet, Jakobson & al. (1952 :19) considé-raient ces segments comme étant à la fois consonantiques et vocaliques, ce qui réduisait considérablement la puissance et la validité de ce modèle.

Sur la même base, Chomsky & Halle (1968) proposèrent un nouveau modèle com-posé de 22 traits distinctifs parmi lesquels figuraient, non plus trois, mais quatre traits laryngaux : [heightened subglottal pressure], [voice], [glottal constriction] et [tense].

1. Par exemple, en français standard, le mot « refaire » est composé des deux morphèmes suivants : /K@-/(préfixe) et/fEK/(léxème).

2. Les deux morphèmes du mot « refaire » sont composés des cinq phonèmes/K/, /@/, /f/, /E/et /K/.

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6.2. D´efinitions du voisement 179

Halle & Stevens (2002 [1971]) affinèrent la classe des traits laryngaux en intro-duisant les traits [stiff vocal folds], [slack vocal folds], [spread glottis] et [constricted glottis]. A l’heure actuelle, les traits [stiff vf.] et [slack vf.] ont été abandonnés puisque ces derniers impliquent de la redondance. En effet, la spécification positive de l’un suppose la spécification négative de l’autre (les plis vocaux ne peuvent pas être tendus et relâchés à la fois). A ce titre, la plupart des travaux actuels en phonologie utilisent les traits [voice] (ou [voix]3) [spread glottis] et [constricted glottis] pour caractériser l’activité laryngale.

Le trait [voix]. Les segments [+voix] sont produits avec une configuration laryngale qui permet une vibration périodique des plis vocaux (voyelles, nasales, obstruantes voisées), ce qui n’est pas le cas pour les segments [−voix].

Le contraste de voisement implique une activité musculaire du larynx et une co-ordination entre l’articulateur glottique et les articulateurs supraglottiques. Ainsi, les gestes spécifiques supralaryngaux, qui dépendent de stratégies individuelles, doivent être couplés avec des cycles périodiques d’adduction et d’abduction des plis vocaux, soit un accolement régulier, complet et actif de ces derniers pour la production des segments [+voix]. Au contraire, la production des segments [−voix] nécessite une ouverture glottique variable selon les segments.

Le trait [spread glottis]. Les segments [+spread glottis] sont produits avec les plis vocaux écartés, produisant un bruit apériodique de friction (consonnes aspirées, con-sonnes murmurées, voyelles non voisées ). Ce type de segments implique un écarte-ment croissant des plis vocaux pendant la réalisation de la consonne qui atteint souvent un maximum au moment du relâchement. Ainsi, le degré d’ouverture glottique et/ou le timing de l’ouverture sont corrélés au degré d’aspiration. Au contraire, les segments [−spread glottis] ne sont pas réalisés avec une telle configuration. Il est intéressant de noter que le trait [spread glottis], qui est utilisé pour décrire les phénomènes d’aspira-tion, correspond en réalité à un voisement partiel, c’est-à-dire à une déperdition d’air (breathiness)

Selon Lisker & Abramson (1964), l’aspiration se définit comme un retard des vi-brations glottiques après le relâchement de la consonne, c’est-à-dire correspondant à un VOT (cf. section 6.3.1 pour une définition) plus long.

De rares cas de langues tels que le hindi, le changana ou le nepali, par exemple, opposent occlusives non voisées aspirées ([ph]) et occlusives voisées aspirées ([bH]).

En ce qui concerne la réalisation des occlusives voisées aspirées en hindi, Dixit (1989) note que l’ouverture glottique reste modérée et inférieure à celle de leurs contreparties non voisées. Le degré d’ouverture semble être plus important à l’initiale absolue par rapport aux postions intervocaliques. De plus, au contraire de leurs homologues non voisées, les auteurs notent que l’ouverture glottique atteint son maximum souvent bien après le relâchement de la consonne. Il est toutefois important de souligner que ce

3. Désormais, et dans le reste de ce document, nous utiliserons la traduction française de ce trait (i.e.

[voix]) dans nos études concernant le voisement.

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