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QU’EST-CE QUI EST RENTABLE, L’INVESTISSEMENT ÉDUCATIF,

LE CAPITAL HUMAIN DE

L’ÉDUCATION… ?

PIERRE-PHIPPE BUGNARD

Professeur, Science de l’éducation, Histoire de l’éducation didactique de l’histoire, Université de Fribourg, Suisse

Résumé

Qu’est-ce qui est rentable, l’investissement éducatif, le capital humain de l’éducation…?

Question posée sous l’angle historique, didactique et sociologique : rapport entre investissement économique et sélection scolaire. La question de savoir qui il valait la peine d’instruire (XVIIe siècle) a précédé celle de la rentabilité de l’école. L’idée que chacun doit recevoir une éducation de base a mis deux siècles à s’imposer en Europe, mais alors la rentabilité des petits alphabétisés a fait le jeu des totalitarismes.

Au XXIe siècle, s’impose la nécessité de compétence écosociale, dans le sens du développement durable et de l’entrecroisement des civilisations.

L’exposé se termine par l’évocation des approches d’évaluation de l’enseignement apparues ces 30 dernières années, et l’ébauche de description d’une classe efficace.

Zusammenfassung

Was ist einträglich, das erzieherische Investieren oder das menschliche Kapital der Erziehung …? Diese Frage stellt sich unter dem geschichtlichen, didaktischen und soziologischen Gesichtpunkt: Bezug zwischen der wirtschaftlichen Investition und der schulischen Selektion. Die Überlegung, dass sich das Unterrichten allgemein lohnte (im 17. Jahrhundert), ging jener der Rentabilität der Schule voraus. Die Idee, dass jeder eine Grunderziehung erhalten solle, brauchte in Europa zwei Jahrhunderte um sich durchzusetzen. Jedoch begünstigte die Rentabilität der jungen Alphabetisierten schliesslich die Totalitarismen.

Im 21. Jahrhundert nun drängt sich das Erfordernis der ökosozialen Kompetenz im Sinne der nachhaltigen Entwicklung und des Ineinandergreifens der Zivilisationen auf.

Die Erörterung der Evaluationsmethoden des Unterrichts in den letzten 30 Jahren und der Beschreibungsversuch einer effizienten Klasse beenden die Darlegungen.

Resumen

¿Qué es rentable, la inversión educativa, el capital humano de la educación...? Cuestión planteada bajo el ángulo histórico, didáctico y sociológico: relación entre inversión económica y selección escolar. La cuestión de saber quién valía la pena instruir (siglo XVII) ha precedido a aquella de la rentabilidad de la escuela. La idea de que cada uno debe recibir una educación de base ha necesitado dos siglos para imponerse en Europa, aunque sin embargo la rentabilidad de pequeños alfabetizados haya convenido a los totalitarismos.

En el siglo XXI se impone la necesidad de la competencia eco-social, en el sentido del desarrollo durable y del entrelazado de las civilizaciones.

La exposición se termina con la evocación a los acercamientos de evaluación de la enseñanza aparecidos en estos 30 últimos años y con el esbozo de descripción de una clase eficaz.

Summary

What pays off: educational investment, or the human capital of education? The issue is tackled from a didactic, historic and sociological angle, through the relationship between economic investment and school selection. The first question asked (XVIIth century) was: whom is it worth to educate? The next was the profitability of the school system. The idea that everyone MUST receive basic education took two centuries to impose itself, but then the profitability of educated pupils ended up serving the advantage of totalitarian States.

In the XXIth century, the necessity of ecosocial competence is becoming obvious, reaching toward sustainable development and intertwining of civilisations.

The lecture ends with hints of teaching rating approaches characterizing those 30 past years, and the outline description of an efficient class.

TILLBERG Peter, Seras-tu rentable, mon petit ? (1972) Musée d’Art moderne, Stockholm

C’est sans doute le premier jour (ils n’ont rien sur leur pupitre). Ils ont le même âge, ils son alignés, rangés, isolés et pourtant dans le même local… Ils savent déjà qu’ils auront à faire la même chose, en même temps… Anxieux, ils regardent tous le même maître… c’est-à-dire nous… qui regardons le tableau ! D’un seul coup, nous sommes saisis de stupeur : devons-nous faire d’eux des êtres «rentables» ? Avons- nous ce pouvoir ?

C’est ce qu’on appelle une « classe », lieu d’exercice de l’école, depuis des siècles. Une classe lumineuse, moderne… Pourtant, il y règne une étrange atmosphère. En contraste à la clarté que diffuse les grandes baies vitrées, le lieu apparaît en même temps assez sombre, sombre comme le ciel qu’une élève, placée près de la fenêtre, regarde, rêveuse. Les élèves eux-mêmes ont un regard sombre, sombre comme le ciel qui prolonge la classe claire…

Le tableau de Tillberg relève du courant pictural critique de l’école. Il livre une représentation particulièrement saisissante de la relation psychologique maître - élèves induite par l’espace de la « classe », système pédagogique rationnel créé au début des Temps modernes. Nos classes sont-elles ainsi : répercutent-elles l’écho du postulat de la rentabilité (l’école forme les élèves que l’économie réclame) alors qu’elles peuvent répercuter celui du postulat de l’éducabilité (l’école forme les élèves que leur vocation propre réclame) ?

Je voudrais examiner la question sous l’angle didactique et sociologique, le temps d’une brève conférence. Y a-t-il une classe « efficace », une classe où les

élèves apprennent bien, tous, une classe où ils apprennent ce qui convient à leur propre émancipation et à leur formation critique ? Tel serait évidemment le signe d’excellence en matière de rentabilité scolaire. Je pars du principe que l’école coûtant cher, très cher (les budgets des éducations nationales, dans les pays dits développés, ne sont-ils pas devenus les premiers budgets ?), autant que la classe soit efficace, c’est-à-dire rentable à un point de vue pédagogique ! Et sans éluder bien sûr la question du « à quoi faut-il former ? » de façon à ce que rentabilité pédagogique et rentabilité ou efficacité sociétale contribuent au même effort de formation citoyenne.

Certains ont formulé ça beaucoup plus directement, plaçant la solution (évidente : l’école n’a pas de prix !) dans une affirmation directe qui a fait florès :

« Si l’éducation coûte trop cher, essayez l’ignorance ! »

J’ai voulu tirer ça au clair : qui a donc commis cet aphorisme d’anthologie ? En homme de mon temps, j’ai donc sauté sur le NET et tapé « essayez l’ignorance » sur mon moteur de recherche préféré : 32’440 entrées ! Rien que sur les deux premières pages, j’ai repéré neuf attributions différentes (sur douze citations) :

. Derek Law…

. Derek Book, président de Harvard…

. Henry Brooks Adams, écrivain américain (1838-1918)… . Albert Einstein…

. Loi de Bok ( ?)…

. Abraham Lincoln (le champion incontesté : quatre attributions)… . Franklin D. Roosevelt…

. Un bon mot anglo-saxon…

. Un éminent homme politique américain…

Je me suis arrêté là, mesurant une fois de plus les limites des nouvelles technologies dans la recherche d’une vérité dont l’établissement, pourtant, ne relève guère de l’aléatoire. D’ailleurs, les dictionnaires de citations que j’ai pu consulter ne donnent même pas la fameuse phrase. L’adage n’étant pas identifié, d’un point de vue immédiat, je pensais qu’il valait mieux s’en passer, quitte à perdre une bonne occasion d’introduire un sujet.

Et j’en suis revenu à ma source primordiale, cet extraordinaire tableau de Tillberg dont le titre Seras-tu rentable mon petit ? renvoie la lancinante question du

rapport entre investissement économique et sélection scolaire aux vingt-cinq regards anxieux des élèves d’une classe contemporaine comme nous en avons tous connue.

Et puis je suis tombé sur un article, par hasard :

« L’entreprise scolaire n’a-t-elle pas obéi jusqu’à ce jour à une préoccupation dominante : améliorer les techniques de dressage afin que l’animal soit rentable ? Quel terrible constat que ces regards brillants soudain ternis ! »1

concluait le philosophe belge Raoul Vaneigem dans Le Monde de l’éducation d’août dernier. Constat désabusé ou critique fondée ? Certes, il y a tellement d’élèves aux regards brillants ! Toujours est-il que ça pourrait très bien passer pour une légende du tableau de Tillberg : le philosophe et le peintre semblent d’accord.

Et ce qui a précédé la question de savoir si l’école était « rentable », c’est-à-dire formait des élèves « capitalistiquement » adaptés à la société libérale, était celle de savoir qui il valait la peine d’instruire et à quoi, partant du présupposé que l’instruction peut renforcer l’obscurantisme tout comme elle peut développer ce qu’on appelle aujourd’hui « l’esprit critique ». Pour les protestants, la question est réglée depuis longtemps par la loi d’airain de l’alphabétisation luthérienne :

« Tout homme étant prêtre, tout homme doit pouvoir approcher les textes saints sans intermédiaires ! »

Pour les catholiques en revanche, la question n’est pas même encore tranchée à la Révolution.

UNE PRÉOCCUPATION DES LUMIÈRES : QUI ET À QUOI