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2. LE MOUVEMENT DE L’ANTIPSYCHIATRIE

2.2. Q U ’ EST - CE QUE L ’ ANTIPSYCHIATRIE ?

C’est en 1967 que le mot « antipsychiatrie » fait sa première apparition dans la littérature spécialisée, lorsque David Cooper publie son ouvrage « Psychiatrie et Anti-psychiatrie » (Cooper, 1967/1970). Ce terme, comme le souligne Octave Mannoni (1973), se présente comme la conséquence des doutes et des questionnements qui commencent à se faire jour chez les professionnels de la psychiatrie, insatisfaits de leur mandat comme de la psychiatrie traditionnelle, et, selon Cooper, « une mise en question plus radicale a conduit certains d’entre nous [travailleurs

dans le champ de la psychiatrie] à proposer des conceptions et des procédures qui semblent s’opposer absolument aux conceptions et procédures traditionnelles – et qui, en fait, peuvent être considérées comme le germe d’une anti-psychiatrie » (1967/1970, p. 7).

Or, s’il est vrai que le mot « antipsychiatrie » a été forgé dans les années 1960, selon Quétel (2009) une forme d’antipsychiatrie a toujours existé, mais sans réussir à s’imposer face à la puissance de l’institution psychiatrique avant les années 1960-1970. D’après Foucault (2003)

« l’ensemble de la psychiatrie moderne est au fond traversé par l’antipsychiatrie, si on entend par là tout ce qui remet en question le rôle du psychiatre chargé autrefois de produire la vérité de la maladie dans l’espace hospitalier » (p. 347). Cependant, selon l’auteur le mouvement antipsychiatrique de Laing, Cooper, Basaglia et Szasz est un processus bien distinct des autres formes de remise en question ayant accompagné la psychiatrie traditionnelle jusqu’aux années 1960.

D’après Delacampagne (1974), le mouvement de l’antipsychiatrie a commencé à prendre forme en Angleterre grâce à l’élan de David Graham Cooper, ainsi que de Ronald David Laing et d’Aaron Esterson, ce dernier étant plus en retrait. Mais, comme le souligne Mannoni (1973), cette racine anglaise n’est pas la seule à voir le jour dans cette période. En effet, dans les années 1960, des idées fort similaires sont exprimées par d’autres professionnels de la santé mentale dans des pays autres que l’Angleterre, comme par exemple en Italie sous l’impulsion de Franco Basaglia et aux Etats-Unis à travers les écrits de Thomas Szasz. Pour ce qui concerne la France, selon Castel, Elkaïm, Guattari et Jervis (1977), ce n’est que vers 1968 que les idées antipsychiatriques font une brèche dans l’Hexagone. Or, c’est dans ce sens que, d’après Mannoni (1973), nous pouvons parler d’une présence au niveau international du mouvement de l’antipsychiatrie.

Jervis (1977b) nous rend attentif au fait que « l’antipsychiatrie est surtout un nom que les consommateurs de la culture et de la mode ont attribué tour à tour à des courants différents de la psychiatrie et à des psychiatres particuliers […] » (Jervis, 1977b, p. 32). Par ailleurs, Guattari (2012) souligne, comme Basaglia et Laing parmi ceux ayant contribué à créer l’antipsychiatrie, qu’ils ont rejeté l’étiquette d’antipsychiatres, et il en va de même, selon Jervis (1977b), pour Thomas Szasz. Corbellini et Jervis (2008) relèvent le fait que, même si certains parmi ceux considérés comme antipsychiatres ne s’y identifient pas, cela a peu d’importance, car ce qui compte

« ce sont leurs positions, non leur déclarations d’identité »2 (Corbellini & Jervis, 2008, p. 74). En effet, « le nom [antipsychiatrie] est peut-être impropre, mais la tendance existe » (Jervis, 1977b, p.

34) et le caractère agrégatif du mouvement est dû au fait que même si « nés ainsi indépendamment les uns des autres, dans divers pays, ces mouvements [antipsychiatriques] ont des bases doctrinales

assez diverses, mais présentent une grande convergence dans leurs applications, ce qui leur confère une unité réelle inattendue » (Mannoni, 1973, p. 539). L’existence de cette unité au sein du mouvement de l’antipsychiatrie est toutefois contestée par Lesage de la Haye, selon qui, « même si les infirmiers, les médecins et les psychologues du mouvement antipsychiatrique se sont fréquemment réunis, leurs échanges n’ont pas réussi à unifier leurs pratiques et leurs théories » (Lesage de la Haye, 2010, p. 52). D’autre part, selon Corbellini et Jervis (2008), les représentants du mouvement de l’antipsychiatrie ont des positions plus ou moins radicales, mais « cela n’empêche que le courant idéologique de l’antipsychiatrie ait toujours été clairement identifiable »3 (Corbellini et Jervis, 2008, p. 75). En effet, « l’anti-psychiatrie était et demeure la lutte au sein des institutions publiques d’hôpitaux et de secteurs, visant à détruire ce système de l’intérieur » (Cooper, 1977a, p. 40).

Or, s’il est possible de retracer celle qui pourrait se définir en quelque sorte comme une préhistoire de l’antipsychiatrie, Mannoni (1973) souligne comment la critique intellectuelle à elle seule n’aurait pu permettre le développement d’un phénomène comme celui de l’antipsychiatrie. En effet, selon Corbellini et Jervis (2008), il semble que le mouvement de l’antipsychiatrie ait commencé à se développer en réponse entre autres à la situation de crise dans laquelle se trouvait la psychiatrie.

D’une part, selon Jervis (1968/2012), cette crise relève des conditions de prise en charge des patients à l’intérieur des hôpitaux psychiatriques et de l’ensemble de leur fonctionnement, institutions que Basaglia définit comme « les institutions de la violence » (Basaglia, 1968/2012, p.

126). En effet, « aujourd’hui les jeunes psychiatres et les jeunes infirmières commencent à être irrités de ce rôle policier qu’on leur impose au service de la société » (Cooper, 1967/1970, p. 150).

Un autre problème réside dans la différenciation de la prise en charge psychiatrique basée sur le statut socio-économique de la personne : « celle de la classe subalterne, fondée sur l’asile, et celle des privilégiés, fondée sur la psychothérapie […] » (Jervis, 1977b, pp. 19-20). De plus la crise est due au fait que la psychiatrie, écrivent Corbellini et Jervis, « souffrait du manque persistant de thérapies vraiment efficaces contre les troubles du comportement, spécialement dans les cas graves » (Corbellini et Jervis, 2008, p. 36)4. D’après Jervis (1968/2012) cela pousse le questionnement de l’institution psychiatrique jusqu’à remettre en question les buts de la psychiatrie et selon Basaglia (1968/2012), jusqu’à en « refuser le mandat social » (p. 128).

Tout phénomène devant être contextualisé, Corbellini et Jervis (2008) soulignent que les idées du mouvement de l’antipsychiatrie s’inscrivent dans les idéologies contre-culturelles qui se sont développées entre les années 1950 et 1968. En particulier, selon Jervis (1977a), ce moment

3Traduction de l’auteur.

4 Ibid.

historique se caractérise par une critique de la normalité, une remise en question des mécanismes fixant les normes et le conformisme, et une revendication des différences interpersonnelles. C’est ainsi que l’antipsychiatrie s’inscrit dans un contexte culturel et social d’une remise en question globale, même si, selon Guattari (2012), « la mise en question de la prison et de l’asile n’a été que très partielle en 1968 » (p. 258), car cet événement « a peut-être libéré des attitudes militantes, mais pas les cervelles qui restaient complètement polluées et qui ont mis beaucoup plus de temps à s’ouvrir sur ces questions de folie […] » (p. 259).

Or, selon Guattari (2012), l’antipsychiatrie est « d’abord un phénomène littéraire, mass-médiatique » (p. 257), ayant permis le commencement d’une prise de conscience de l’existence de la répression psychiatrique, autant chez le grand public que chez les professionnels de la psychiatrie, en introduisant des idées en rupture avec l’institution psychiatrique.

D’après Foucault (2003), l’idée centrale de cette contestation est la remise en question du pouvoir médical. Selon Basaglia et Basaglia-Ongaro (1971/2013), le pouvoir dont bénéficie la psychiatrie se traduit par l’instauration de catégories et d’étiquettes établissant, sur des bases scientifiques, une séparation entre le normal et l’anormal. Dans cette optique, selon Jervis (1968/2012), le caractère répressif de la psychiatrie se traduit par la mise à l’écart d’une partie de la population jugée (par la psychiatrie même) hors normes. En effet, « il n’y a pas de technique d’invalidation plus respectable – on pourrait dire mieux : sacro-sainte – que celle qui a la bénédiction de la science médicale » (Cooper, 1967/1970, p. 10). C’est pourquoi selon Basaglia (1968/2012) l’antipsychiatrie se présente sous une forme « anti-spécialiste », dénonçant le pouvoir médical qui prive l’individu de la subjectivité de sa folie et qui, sous l’alibi d’une vérité médicale, se donne pour tâche la catégorisation objective des individus. L’antipsychiatrie offre « à l’individu la tâche et le droit de mener sa folie au bout […] » (Foucault, 2003, p. 351).

D’après Basaglia (1968/2012), cette contestation, ayant pour point de départ la réalité de l’hôpital psychiatrique, ne se limite pas au seul domaine de la psychiatrie. Comme il l’écrit :

La polémique engagée contre le système institutionnel dépasse le domaine de la psychiatrie, pour atteindre les structures sociales qui les sous-tendent ; en nous obligeant à remettre en cause la neutralité scientifique – inféodée aux valeurs dominantes – elle se mue en critique et en action politique.

(Basaglia, 1968/2012, p. 21)

Selon Cooper, la raison pour laquelle cette mise en question de l’institution psychiatrique ne se limite pas au seul domaine de la psychiatrie découle de l’étroit alignement de la psychiatrie sur les attentes de la société dont elle fait partie, laquelle définit la santé mentale comme étant « la conformité à un ensemble de normes sociales plus ou moins arbitrairement admises […] » (Cooper, 1967/1970, p. 31). Or, « cette orientation implique non seulement la critique du vieux concept de

maladie mentale mais aussi la critique de l’idée de la folie comme quelque chose qu’il faudrait soigner » (Jervis, 1977b, p. 31).

2.3. Les formes du mouvement