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2. L'expressionnisme

2.1. Les trois triades de la substance

2.1.3. La puissance

La troisième et dernière triade de la substance traite de la puissance. L’enjeu étant de dégager et comprendre les implications de l’identification par Spinoza de la puissance à l’essence à la proposition 34. Dans un premier temps, rappelons que Spinoza affirme à la proposition 20 que « [l]’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose. »4 Les attributs expriment donc aussi bien l'essence que l'existence qu'elle enveloppe et sont ainsi « autant de force pour exister et agir, en même temps que l'essence est puissance absolument infinie d'exister et d'agir. »5 En distinguant la nature de Dieu des propres ainsi que l’absolu de l’infini, Spinoza a non seulement fait des attributs la cause formelle de Dieu, mais aussi, puisque les attributs ne peuvent exprimer l’essence sans aussi exprimer l’existence, ce sont eux dès lors qui « constituent la raison formelle qui fait de la substance en elle-même une cause de soi, directement, non plus

1 Deleuze, SPE, p.71.

2 L' Index des principaux concepts de l'Éthique est repris intégralement et sans modification dans Deleuze, SPP,

pp.63-148. Soulignons que celui-ci est complètement cohérent avec l'interprétation expressionniste de SPE.

3 Deleuze, SPP, p.85. Cf. Deleuze, SPE, p.116. 4 Spinoza, É, I, 20.

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par analogie. »1 Nous traiterons plus en détail de la causalité et expliquons ce que Deleuze entend par « directement, non plus par analogie » et « cause de soi, au sens plein du mot cause » en 2.3. en plus de revenir sur l'identification de l'existence à l'essence à ce moment. Pour l'instant ce qui doit retenir notre attention c’est encore évidemment les attributs et le dynamisme que l’expression leur impulse.

Non pas qu’ils soient eux-mêmes puissances. Mais pris collectivement, ce sont les conditions sous lesquelles on attribue à la substance absolue une puissance absolument infinie d’exister et d’agir, identique à son essence formelle. Pris distributivement, ce sont les conditions sous lesquelles on attribue à des êtres finis une puissance identique à leur essence formelle, en tant que cette essence est contenue dans tel ou tel attribut.2

Les attributs sont ainsi les formes communes qui permettent de relier Dieu et les modes. Toutefois, comme le précise Deleuze, « [l]a participation chez Spinoza sera toujours pensée comme une participation des puissances. Mais jamais la participation des puissances ne supprime la distinction des essences. »3 L’essence ou la puissance de Dieu peut donc être « expliquée »4 par une essence finie parce que les attributs sont des formes communes. L’identité de la puissance et de l’essence explique aussi pourquoi les modes, qui impliquent les attributs qui constituent l’essence de Dieu, sont dits « expliquer » ou « exprimer » la puissance divine. Nous y reviendrons en 2.4.

De plus, et encore plus fondamentalement, « l’identité de la puissance et de l’essence signifie ceci: la puissance est toujours acte ou, du moins, en acte. »5 Deleuze remarque que l’identité de la puissance et de l’acte dans la nature est le fait d’une longue tradition théologique

1 Deleuze, SPE, p.149. 2 Ibid., p.79.

3 Ibid., p.80-81.

4 Dans l'Index, Deleuze précise qu’« [e]xpliquer est un terme "fort" chez Spinoza. Il ne signifie pas une opération de

l'entendement extérieure à la chose, mais une opération de la chose intérieure à l'entendement. [...] L'explication est toujours une auto-explication, un développement, un déroulement, un dynamisme: la chose s'explique. » SPP, p.103.

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et ajoute qu’une longue tradition physique et matérialiste affirme l’actualité de la puissance dans les choses créées et substitue à la distinction entre la puissance et l’acte

La corrélation d’une puissance d’agir et d’une puissance de pâtir, toutes deux actuelles. Chez Spinoza les deux courants se rejoignent, l’un renvoyant à l’essence de la substance, l’autre à l’essence du mode. C’est que, dans le spinozisme, toute puissance entraîne un pouvoir d’être affecté qui lui correspond et en est inséparable. Or ce pouvoir d’être affecté est toujours et nécessairement rempli. À la potentia correspond une aptitudo ou potestas.1

Ce point est central pour comprendre les modes et constitue un des aspects fondamental de la grande identité Nietzsche-Spinoza par laquelle Deleuze lie l'essence d'un mode à un degré de puissance auquel correspond une capacité d'être affecté, nous nous y attardons davantage en 3.3.5. Pour le moment, il est seulement nécessaire de remarquer que Deleuze soutient que toute puissance est inséparable d'un pouvoir d'être affecté, qu'à toute potentia correspond une potestas.

Les modes ont donc une capacité d'être affectés correspondant à leur essence et cette capacité est toujours nécessairement remplie par des affections actives et des affections passives. En ce sens, nous parlons de la puissance d'agir et de la puissance de pâtir d'un mode. Toutefois, Dieu ne pouvant pas être déterminé par une cause extérieure, rien ne lui étant extérieur, il ne peut avoir d'affections passives. Ainsi, la puissance absolument infinie d'exister de Dieu correspond à un pouvoir d'être affecté d'une infinité de façon qui est nécessairement remplie par des affections actives dont il est, par le fait même, cause. En Dieu, la puissance d'exister correspond entièrement à la puissance d'agir. Comme l'explique Deleuze,

Dire que l'essence de Dieu est puissance, c'est dire que Dieu produit une infinité de choses, en vertu de cette même puissance par laquelle il existe. Il les produit donc comme il existe. Cause de toute chose "au même sens" que cause de soi, il produit toutes choses dans ses attributs, puisque ses attributs constituent à la fois son essence et son existence.2

1 Deleuze, SPE, p.82. 2 Ibid., p.83.

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C’est en ce sens que Deleuze parle de réexpression, c’est-à-dire que « Dieu s'exprime en constituant par soi la nature naturante, avant de s'exprimer en produisant en soi la nature naturée. »1 De surcroit, les attributs constituant à la fois l’essence et l’existence de Dieu, il n'y a qu’une distinction de raison entre l'essence et l'existence, c’est-à-dire seulement « dans la mesure où l'on distingue la chose affirmée et son affirmation même »2 comme le précise Deleuze. Nous traitons plus en détail de la réexpression en 2.2.

Deleuze nous invite donc à distinguer « l’essence comme puissance; ce dont elle est l’essence; le pouvoir d’être affecté qui lui correspond. Ce dont l'essence est l'essence, c'est toujours une quantité de réalité ou de perfection. »3 L’essence de la Substance est donc puissance absolument infinie d’exister, donc Dieu existe par soi et produit en soi une infinité de modes en s’affectant d’une infinité de manières. Deleuze résume cette dernière triade qui occupe la fin du premier livre de l’Éthique en spécifiant que si la première signifie la nécessité d’une Substance ayant tous les attributs et la seconde la nécessité pour cette Substance d’exister absolument, celle- ci signifie la nécessité pour cette Substance existante de produire une infinité de choses. Cette triade marque un des aspects déterminants de l’attribut commun à Dieu et aux modes, aspect caractérisé par le couple explicatio-complicatio que nous aborderons en 2.4, et permet non seulement de passer maintenant aux modes, mais la triade se communique même à ceux-ci. De telle sorte que « le mode lui-même présentera la triade suivante: essence de mode comme puissance; mode existant défini par sa quantité de réalité ou de perfection; pouvoir d’être affecté d’un grand nombre de façons. »4 Les éléments importants pour nous dans cette dernière triade sont l'identification de l'essence de mode à une puissance et le caractère commun des attributs.

1 Deleuze, SPE, p.10. 2 Ibid., p.102. 3 Ibid., p.83. 4 Ibid., p.84.

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Toutefois, nous abordons cet élément fondamental de l'appropriation deleuzienne du spinozisme qu'en 3.2.1. À présent, il est nécessaire de dégager l’ensemble des conséquences des trois triades de la substance.