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1. La genèse du Dieu spinoziste selon Gueroult

1.4. L’identité des substances à un seul attribut et des substances infinies

Mais alors, comment concilier le fait qu’il pose une multiplicité de substances infinies en leur genre pour ensuite affirmer qu’il n’existe qu’une seule Substance absolument infinie? Gueroult soutient que les substances à un seul attribut sont les attributs de la Substance à une infinité d’attributs et pose donc l’équivalence entre les attributs et les substances infinies en leur genre. Thèse qui semblerait audacieuse si ce n’était du fait que Spinoza affirme bien une telle chose à plusieurs endroits. Prenons la démonstration de la proposition 4 qui offre un exemple clair: « Rien donc n’est donné hors de l’entendement, par quoi plusieurs choses peuvent se distinguer entre elles, à part les substances, ou, ce qui est la même chose (selon la définition 4), leurs attributs, et leurs affections. »3 Ici, Spinoza nous renvoie directement à la définition de l’attribut pour justifier l’équivalence. Puis, dans la démonstration de la proposition 10: « Un attribut est, en effet, ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son

1 Spinoza, É, I, 10, s.

2 Smith mentionne « [t]hat the path of incorporation was, indeed, the strategy that Spinoza followed is confirmed by

a couple of letters he wrote to Hudde » Smith, Spinoza, Gueroult, and Substance, p.12. Cf. Spinoza, Lettre 34, pp.242-243.

3 Spinoza, É, I, 4, d. Nous avons ici modifié la traduction de Guérinot en ajoutant une virgule après attribut comme le

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essence (selon la définition 4); par conséquent (selon la définition 3) il doit être conçu par soi. »1 Spinoza tire directement de la définition d’une substance une conséquence pour l’attribut: la cause de soi. De surcroit, dans le scolie de cette proposition, il ajoute, à propos des attributs, que « l’un n’a pu être produit par l’autre »2, c’est-à-dire qu’il applique aux attributs, et ce sans aucune justification, ce qui était affirmé pour les substances par la proposition 6: « Une substance ne peut être produite par une autre substance »3. Comme le remarque Smith, « [a]s it is, [Spinoza] seems to think that it goes without saying. It really does go without saying, however, only if attributes are the substances about which the earlier causal claim was made. »4 Ceci est explicitement confirmé dans le scolie de la proposition 15: « Car la substance corporelle, qui ne peut être conçue, sinon comme infinie, sinon comme unique et sinon comme indivisible (voir les propositions 8, 5 et 12) »5. Dans ce scolie, Spinoza affirme non seulement le caractère substantiel de l’attribut étendue — ce qu’il fait aussi dans le scolie de la proposition 13: « nulle substance, et en conséquence nulle substance corporelle, en tant qu’elle est une substance »6 —, mais aussi qu’elle est infinie, unique et indivisible comme toutes autres substances. Toujours dans le scolie de la proposition 15 et pour confirmer que les substances à un seul attribut sont bel et bien les attributs de la substance absolument infinie, Spinoza souligne qu’il s’oppose à ceux qui « écartent entièrement de la nature divine cette substance corporelle ou étendue » et affirme clairement le raisonnement qui pose que, « en dehors de7 Dieu, nulle substance ne peut être donnée ni conçue;

1 Spinoza, É., I, 10, d. 2 Ibid., I, 10, s. 3 Spinoza, É, I, 6.

4 Smith, Spinoza, Gueroult, and Substance. p.17. 5 Spinoza, É, I, 15, s.

6 Ibid., I, 13, s.

7 C'est ici le troisième cas où nous modifions la traduction de Guérinot en préférant en dehors de à excepté pour

rendre praeter. Comme le souligne Smith, le terme praeter est « famous from Ockham’s ‘‘razor’’: entities are not to be multiplied beyond necessity (praeter necessitatem). » Smith, Spinoza, Gueroult, and Substance. p.14. Contrairement à ce qu'affirme Smith, l'expression « Entia non sunt multiplicanda praeter necessitatem » n'est pas directement d'Ockham, mais un « axiome commun de la scolastique » mentionné par John Ponce, philosophe scolastique franciscain du 17e siècle. Finalement, en dehors de est le terme choisit par Appuhn, Caillois et Misrahi

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et de là nous avons conclu que la substance étendue est un des attributs en nombre infini de Dieu. »1 Nous ne pourrions souhaiter une preuve plus convaincante pour soutenir l’interprétation de Gueroult. Nous pouvons donc conclure, conformément à la thèse de celui-ci, qu’il y a une infinité de substances à un seul attribut, c’est-à-dire de substances infinies dans leur genre, et une Substance infiniment infinie, c’est-à-dire constituée d’une infinité de substances infinies en leur genre. De telle sorte que Spinoza peut poser de manière cohérente l’existence d’une infinité de substances pour ensuite affirmer qu’il n’en existe qu’une, les premières étant les attributs de la seconde.

Nous pourrions néanmoins être tenté de reconnaître qu’une fois que Spinoza à affirmé au corollaire de la proposition 14 « que dans la Nature des choses il n’est donné qu’une seule substance »2 et à la proposition 15 que « tout ce qui est, est en Dieu, et rien, sans Dieu, ne peut ni être ni être conçu »3 nous devrions révoquer le statut substantiel des attributs puisque ceux-ci ne devraient plus être considérés comme étant en soi et conçus par soi. Toutefois, ce n’est pas le cas puisque Spinoza, dans la démonstration de cette même proposition 15, affirme qu’« à l’exception des substances et des modes, rien n’est donné »4, il faut ici remarquer à la fois l'absence de référence aux attributs et la mention d'une multiplicité de substances. De surcroît, et comme nous l’avons déjà mentionné, Spinoza fait référence à plusieurs reprises dans le scolie de cette même proposition à la « substance corporelle » allant jusqu’à affirmer, nous ne pourrions d’ailleurs souhaiter une meilleure indication, que, « en dehors de Dieu, nulle substance ne peut être donnée ni conçue; et de là nous avons conclu que la substance étendue est un des attributs en nombre

et permet de bien rendre le panenthéisme de Spinoza. Lorsque nous effectuons cette modification à la traduction, l'expression en dehors de est en italique pour le signifier.

1 Spinoza, É, I, 15, s. 2 Ibid, I, 14, c. 3 Ibid., I, 15. 4 Ibid., I, 15, d.

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infini de Dieu. »1 D'où nous concluons à notre tour que les attributs conservent leur caractère substantiel après que Spinoza ait affirmé l'existence d'une seule Substance.