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3. L'aplanissement du spinozisme

3.1. Histoire de l'univocité

Dans Différence et répétition, Deleuze affirme sans équivoque qu'« [i]l n'y a jamais eu qu'une proposition ontologique: l'Être est univoque. Il n'y a jamais eu qu'une seule ontologie, celle de Duns Scot, qui donne à l'être une seule voix. »2 Pour Deleuze, l'ontologie se confond avec l'univocité de l'être et il distingue trois moments principaux dans l'élaboration de cette proposition, soit les travaux de Duns Scot, de Spinoza puis de Nietzsche. Comme le remarque Pierre Montebello, « [c]’est comme si l’univocité se réalisait plus [sic] moins dans l’histoire de la philosophie »3, c'est-à-dire abstraitement chez Duns Scot avec une conception neutralisée pour éviter le panthéisme, substantiellement chez Spinoza avec un concept expressif, puis réellement chez Nietzsche avec un concept affirmatif. Pour François Zourabichvili, « [l]a mise en relief de la thèse médiévale de l'univocité de l'être est certainement l'apport le plus profond de Deleuze à l'histoire de la philosophie »4.

Dans sa thèse, Deleuze reprend le raisonnement de Spinoza et le problème de l'expression selon lequel chez Duns Scot « l'être univoque est pensé comme neutre »5, c'est-à-dire indifférent

1 « Deleuze’s use of the concept of expression in A Thousand Plateaus is entirely consistent with that of

Expressionism, and aims to define the same process: nature, or God, expresses its own essence in attributes and modes. » Beistegui, Immanence – Deleuze and Philosophy, p.55.

2 Deleuze, DR, p.52. Soulignons que Deleuze soutient dans Logique du sens que « [l]a philosophie se confond avec

l'ontologie, mais l'ontologie se confond avec l'univocité de l'être ». Deleuze, LS, p.210. Cette identification de la philosophie, de l’ontologie et de l’univocité est le fondement chez Deleuze de la distinction entre le Dieu philosophique et le Dieu théologie, ce dernier reposant toujours sur les notions d’analogie, d’équivocité et d’éminence qui mène toutes à une forme d’obscurantisme et d’aliénation. Y est liée la sporadique, mais continuelle critique de la figure du prête, insulte suprême chez Deleuze.

3 Montebello, Deleuze et Spinoza, p.165.

4 Zourabichvili, Le vocabulaire de Deleuze, p.82. 5 Deleuze, DR, p.57.

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aux différences grâce aux distinctions formelle et modale, tandis que Spinoza « en fait un objet d'affirmation pure. »1 C'est que le naturalisme de Spinoza pose une conception déterminée de l'être puisque tous les modes expriment la substance. « C'est avec Spinoza que l'être univoque cesse d'être neutralisé, et devient expressif, devient une véritable proposition expressive affirmative. »2

Toutefois, dans Différence et répétition, Deleuze reconnaît cette fois qu'une forme d'indifférence persiste chez Spinoza. C'est que si les modes dépendent bien de la Substance comme de leur cause, celle-ci apparaît plutôt indépendante de ceux-là. C'est que si les modes et la Substance se disent en un même sens, ce sens demeure substantiel, la Substance étant, au final, cause de soi et des modes. Ainsi, les modes qui sont dans la Substance comme dans autre chose ne se disent pas d'une manière égale à la Substance qui est en soi. Comme le résume Nail, « Spinoza’s theory of immanent causality thus remains ultimately too substantial: the identity of substance in Spinoza comes prior to modal difference. »3 Deleuze refuse évidement cette supériorité et indépendance de la substance par rapport à ses modes et « argues that Spinoza has not thought radically enough the constructive power of difference in the finite modes that produced his substance. »4 Les modes demeurent donc soumis à la substance, le multiple à l'un, la différence à l'identité.

Pour Deleuze, poursuivant sa quête de l'univocité, la solution est évidente, mais drastique: « Il faudrait que la substance se dise elle-même des modes, et seulement des modes. Une telle condition ne peut être remplie qu'au prix d'un renversement catégorique plus général, d'après lequel l'être se dit du devenir, l'identité, du différent, l'un, du multiple, etc. »5 Il propose ainsi un

1 Deleuze, DR, p.58. 2 Ibid., p.59.

3 Nail, Expression, Immanence and Constructivism, p.210. 4 Ibid., p.211.

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spinozisme où la Substance se dit des modes comme les modes se disent de la Substance. Deleuze met fin à la prééminence de la Substance et aplanit par le fait même l'ontologie de Spinoza. Par le fait même, il met fin à l'antériorité de la Substance sur ses affections posée par la première proposition de l'Éthique et libère la puissance différentiante de l'univers modal de telle sorte que l'identité devient seconde par rapport à la différence et que le devenir détrône ultimement l'être. Deleuze considère que:

Avec l'éternel retour, Nietzsche ne voulait pas dire autre chose. [...] Revenir est l'être, mais seulement l'être du devenir. L'éternel retour ne fait pas revenir « le même », mais le revenir constitue le seul Même de ce qui devient. [...] Revenir est donc la seule identité, mais l'identité comme puissance seconde, l'identité de la différence, l'identique qui se dit du différent, qui tourne autour du différent.1

Deleuze peut alors soutenir que l’identité de la Nature n’est qu’une puissance seconde, c’est-à- dire l’identité de l’éternel retour du différent, la perpétuelle hétérogénéité de la multiplicité modale est la première puissance. Il transmute ainsi l’identité de la substance unique par l’affirmation de l'unique devenir multiple. Comme le remarque Nail, « [u]nderstanding this criticism of Spinoza is key to understanding Difference and Repetition »2. Et cette critique est en fait une correction du spinozisme à l'aide de Nietzsche afin de parachever la quête de l’univocité qu’il a dégagée et entamée dans Spinoza et le problème de l'expression. C'est en ce sens que Deleuze conclut sa thèse en soutenant qu'« [i]l manquait seulement au spinozisme, pour que l'univoque devînt objet d'affirmation pure, de faire tourner la substance autour des modes, c'est-à- dire de réaliser l'univocité comme répétition dans l'éternel retour. »3

Une des premières conséquences de l'aplanissement du spinozisme est que l'expressionnisme ne pose plus seulement que les attributs et les modes sont l'expression de la

1 Deleuze, DR, p.59.

2 Nail, Expression, Immanence and Constructivism, p.211. 3 Deleuze, DR, p.388.

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Substance, mais aussi que la Substance et les attributs sont le résultat de l’expression des modes, la causalité immanente entre le naturant et le naturé est désormais véritable et complète.1 Nail parle d’expression modale et considère que cela constitue la deuxième formulation de la causalité immanente dans l'œuvre de Deleuze,2 mais de manière encore plus fondamentale, il souligne à juste titre que « [t]he concept of difference in-itself is based on the inverted immanent causality of Spinoza: a modal, differential creative multiplicity. »3 C'est-à-dire qu'en faisant tourner la substance autour des modes, l'identité autour de la différence, ce n'est plus le même qui s'exprime, mais toujours le différent, en d'autres mots, l'univers n'est plus l'expression de l'identité, mais de la différence.4 Deleuze fonde ainsi une philosophie de la différence, de l'hétérogénéité expressive où l'un ne se dit plus que du multiple. Il ne suffit plus de dire que l'être se dit en un seul et même sens, il faut dorénavant spécifier que tout « ce dont il se dit diffère. »5

Cet aplanissement correspond donc aussi à un changement dans la formulation de l'univocité par Deleuze. Il considère désormais que « l'essentiel de l'univocité n'est pas que l'Être se dise en un seul et même sens. C'est qu'il se dise, en un seul et même sens, de toutes ses

1 Soulignons que nous n'aborderons pas ici le nouveau statut des attributs qui sont maintenant, conformément à

l'univocité, des quasi-synonymes de substance et de mode. C'est que chez Deleuze les substances, les plans de consistance, sont composés de singularités, les attributs, constituées par des intensités, les modes. Toutefois, les singularités sont elles-mêmes aussi bien des plans de consistance, composés de singularités constituées par des intensités, que des intensités qui constituent d'autres singularités qui composent d'autres plans de consistance.

2 Cf. Nail, Expression, Immanence and Constructivism, p.204. Il faut être prudent avec la formule « expression

modale » puisqu’elle semble offrir une prééminence aux modes et ainsi renverser le spinozisme plutôt que de l’aplanir comme l’effectue Deleuze. C'est selon nous l'erreur que fait Nail et qui le pousse à voir une 3e formulation

de la causalité immanente dans Mille plateaux. De surcroît, caractériser les expressionnismes substantiel et modal de causalité immanente est selon nous erroné. Il y a bien chez Spinoza un double mouvement d'expression qui mène à la production des modes par la Substance et qui permet de parler d'expressionnisme substantiel, mais les modes ne produisent pas la Substance. Chez Spinoza, la causalité immanente est seulement entre la Substance et les attributs. Chez Deleuze, si la Substance se dit désormais des modes, ceux-ci se disent encore et toujours de la Substance. C'est pour cette raison qu'il y a une véritable causalité immanente, une mutuelle présupposition.

3 Ibid., p.211.

4 Toutefois, précisons que le retour de la différence constituant le seul même, la différence est la seule identité de

telle sorte que la Nature est en quelque sorte encore l’expression du même et de l’identité, mais d’un même et d’une identité renversés qui ne se dit plus que de la différence.

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différences individuantes ou modalités intrinsèques. »1 Dès lors, l'Être se dit de la même manière de toutes ses différences modales, c’est-à-dire des différents facteurs individuant de la Substance, des différents degrés d'intensité de la multiplicité substantive. Ils se disent tous également de l'Être, mais ne sont pas égaux pour autant.2 Rappelons-nous que chez Spinoza, l’être se dit de la même manière de tous les attributs, il se dit donc déjà de la différence. Toutefois, il se dit ainsi de différences réelles, non pas de différences modales qui ne sont jamais réelles. De surcroit, tous les attributs sont également parfaits. Il y a donc là un déplacement significatif chez Deleuze auquel nous devons être attentifs puisqu’il implique un changement dans le statut des modes et de la logique de la distinction. De plus, qu’est-ce que Deleuze entend par le fait que l’être se dit de ce qui diffère? Comment s’effectue cette différentiation et que signifie-t-elle?

Évidemment, cet important geste spéculatif à plusieurs autres conséquences et aspects. Ce qui retiendra ici principalement notre attention est la nouvelle conception de la Substance comme multiplicité, corrélativement à la fin du primat de la Substance sur ses affections, c'est-à-dire de l'identité sur la différence, en affirmant désormais la puissance de l'hétérogénéité de la diversité modale qui pousse à concevoir la Substance comme une multiplicité substantive que Deleuze nomme chaosmos.3 Deleuze se doit alors d'expliquer la consistance de cette diversité sur de nouvelles bases. Il accomplit cette tâche en réinvestissant le concept de synthèse disjonctive en prolongeant la logique spinoziste de la distinction. D'un côté, Deleuze dépasse l'opposition de l'un et du multiple en parlant désormais de multiplicité, de l'autre, il repense la consistance en pensant le non-rapport comme étant un rapport. À propos de ces deux aspects, comme nous le verrons, Deleuze est et demeure spinoziste.

1 Deleuze, DR, p.53. 2 Ibid.

3 Soulignons que le concept de « multiplicité substantive » permet d'insister sur l'hétérogénéité constitutive de la

Substance. Toutefois, comme nous le verrons, cette hétérogénéité est intimement liée à l'univocité de telle sorte que sous un autre angle nous devons parler d'un plan univoque afin d'insister sur l'unicité de la Substance. Deleuze aborda cet aspect dans ses travaux conjoints à l'aide du concept de « plan de Nature ».

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Avant d'expliquer comment se produisent et se différencient dorénavant les modes, nous nous attarderons à la composition de la multiplicité substantive en abordant successivement les thèmes de 3.2.1) multiplicités intensives et extensives, ainsi que ceux de 3.2.2) réexpression et complication. Nous nous tournerons donc ensuite vers la synthèse disjonctive en traitant de 3.3.1) l'individuation et de l'ontologie plane, 3.3.2) des distinctions, de la compatibilité et de la convenance, 3.3.3) de l'effondement, du décentrement et de la divergence, 3.3.4) du perspectivisme et de la co-implication, puis de 3.3.5) la répétition, du déplacement et de l'éternel retour. Nous terminerons ce chapitre avec une quatrième section intitulée: Baphomet ou le Dieu masqué.