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2. L'expressionnisme

2.1. Les trois triades de la substance

2.1.2. L'absolu

Cependant, cette approche qui permet d'expliquer la relation entre la multiplicité des attributs et l'unicité de la Substance soulève un autre problème auquel elle doit se confronter. C'est que le passage des substances qualifiées à la Substance « nous force à passer de l’Infini à l’Absolu, de l’infiniment parfait à l’absolument infini. »4 Deleuze souligne que Spinoza propose une définition réelle de Dieu au début de l'Éthique tandis que la démonstration de l'existence de Dieu n'apparaît qu'à la proposition 11. Deleuze résume ainsi le travail accompli dans les 10 premières propositions:

1 Si l'Être peut être dit indéterminé, c'est qu'il contient toutes les déterminations. 2 Deleuze, SPE, p.58.

3 Ibid., p.88. 4 Ibid., p.60.

55 La distinction numérique n’étant pas réelle, toute substance réellement distincte est illimitée et

infiniment parfaite; inversement, la distinction réelle n’étant pas numérique, toutes les substances infiniment parfaites composent une substance absolument infinie dont elles sont les attributs; l’infiniment parfait est le propre de l’absolument infini, et l’absolument infini, la nature ou raison suffisante de l’infiniment parfait.1

C’est pour cela que les considérations sur les distinctions numérique et réelle sont de première importance — et « n'ont rien d'hypothétique »2 rappelle-t-il — puisque ce sont celles-ci qui permettent à Spinoza de conclure à la onzième proposition que la Substance absolument infinie existe nécessairement. Les 8 premières propositions démontrent l'existence d'une multiplicité de substances infiniment parfaites, puis les propositions 9 et 10 démontrent la réalité de la définition de Dieu, l'ens realissimum ou l'absolument infinie constitué par une infinité de substances infiniment parfaites, ce qui permet à Spinoza de conclure à la toute fin du scolie de la proposition 11 à l’existence nécessaire de l’absolument infini « sinon, résume Deleuze, il ne pourrait pas être une substance, il ne pourrait pas avoir comme propriété l'infiniment parfait. »3 Deleuze souligne que l’Éthique renverse la démarche du Court Traité et subordonne la preuve par l’infiniment parfait à l’absolument infini comme définition réelle préalablement posée ce qui correspond à la reformulation leibnizienne de l'argument ontologique, c'est-à-dire « subordination de la preuve ontologique à une définition réelle de Dieu, et à la démonstration que cette définition est bien réelle. »4

Selon Deleuze, Spinoza considère que sa définition de Dieu est réelle, « par démonstration de la réalité de la définition, il faut entendre une véritable genèse de l’objet défini. Tel est le sens

1 Deleuze, SPE, p.64. Soulignons que Deleuze pose ici l'équivalence des substances infiniment parfaites avec les

attributs de la Substance absolument infinie, il s'accorde ainsi sur ce point avec Gueroult.

2 Ibid. À l'opposé, Macherey conclut des 10 premières propositions que « les étapes préliminaires de l'argumentation

n'ont à aucun moment donné corps à l'idée selon laquelle existerait une pluralité de substances données isolément les unes des autres. » Macherey, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La première partie, la nature des choses, p.93n1.

3 Ibid., p.65. 4 Ibid., p.66.

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des premières propositions de l’Éthique: non pas hypothétique, mais génétique. »1 Les attributs sont les éléments premiers et substantiels, ils composent formellement la substance. « Spinoza semble être celui qui va le plus loin dans la voie de cette nouvelle logique: logique de l’affirmation pure, de la qualité illimitée, et, par là, de la totalité inconditionnée qui possède toutes les qualités, c’est-à-dire logique de l’absolu. »2 Pour Deleuze, « [l]a nature de Dieu (nature naturante) est expressive. »3 De telle sorte que

La vie, c’est-à-dire l’expressivité, est portée dans l’absolu. Il y a dans la substance une unité du divers, dans les attributs une diversité actuelle de l’Un: la distinction réelle s’applique à l’absolu, parce qu’elle réunit ces deux moments et les rapporte l’un à l’autre.4

Ainsi, la démonstration de la réalité de la définition de Dieu effectuée dans les 10 premières propositions « n’est pas comme une opération de l’entendement qui resterait extérieure à la substance; elle se confond avec la vie de la substance elle-même, avec la nécessité de sa constitution a priori. »5 De ce dépassement de l’infiniment parfait à l’absolument parfait qui transforme la preuve a priori, Spinoza « découvre la Nature ou Raison suffisante »6 nous dit Deleuze. Cela conduit à une seconde triade: parfait-infini-absolu. La distinction réelle pose que les attributs sont également parfaits et infinis, ainsi « toutes les formes d’être s’affirment sans

1 Deleuze, SPE, p.68. 2 Ibid., p.69.

3 Ibid. 4 Ibid., p.70.

5 Ibid. Cf. Deleuze, SPP, p.86: « quand la définition est réelle [...] elle devient une perception, c'est-à-dire saisit un

mouvement intérieur à la chose. [...] C'est la chose qui "s'explique" dans l'entendement, et non plus l'entendement qui explique la chose. »; Deleuze, SPE, p.18: « L’expression n’a donc pas à être objet de démonstration; c’est elle qui met la démonstration dans l’absolu, qui fait de la démonstration la manifestation immédiate de la substance absolument infinie. […] C’est en ce sens que les démonstrations, dit Spinoza, sont des yeux de l’esprit par lesquels nous percevons. » Deleuze invalide ainsi deux des critiques fondamentales d’Hegel, soit 1) que la méthode spinoziste est extérieure à son objet et 2) l‘interprétation subjectiviste des attributs. Cf. Hegel, Science de la logique — La doctrine de l’essence, p.240. Rappelons que pour Spinoza que « le mot perception semble indiquer que l’Esprit pâtit d’un objet ». Spinoza, É, 2, D, 3, explications.

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limitation, donc s’attribuent à quelque chose d’absolu, l’absolu dans sa nature étant infini sous toutes les formes. »1

Comme nous l'avons déjà mentionné, Deleuze comme Gueroult considèrent que Spinoza propose une définition réelle de Dieu et que nous sommes ensuite témoins dans les 11 premières propositions de la genèse de Dieu. En 1970, dans son Index des principaux concepts de l'Éthique,2 Deleuze soutenait que « Dieu est justiciable d'une définition génétique pour autant qu'il est cause de soi, au sens plein du mot cause, et que ses attributs sont de véritables causes formelles. »3 Mais que Deleuze entend-il par cause de soi, au sens plein du mot cause?