• Aucun résultat trouvé

Quels publics pour quelles médiations ?

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 34-37)

5. Un appareil théorique pour appréhender les facettes du dispositif

5.2. Quels publics pour quelles médiations ?

5.2.1. Prendre appui sur la théorie bourdieusienne et s’en éloigner

Au fondement du troisième chapitre, se trouve une question : qui se rend au Livre sur la Place et pourquoi ? Alors que les discours des politiques et des journalistes semblent situer le salon au rang d’une pratique populaire (variée et ouverte à tous), qu’en est-il réellement du public qui se rend au salon ? Y a-t-il corrélation entre un événement que l’on désigne volontiers comme étant populaire et un public entendu « populaire », répondant à un éclectisme socioculturel ? Une analyse statistique – proposant de comparer les données socioprofessionnelles d’un échantillon de visiteurs avec la moyenne nationale et régionale – laisse supposer que non. Si elles renseignent sur les publics, ces données quantitatives sont insuffisantes. C’est pourquoi, dans un deuxième temps, nous proposons de mettre en lumière les caractéristiques communes à l’échantillon de visiteurs. Tout d’abord, l’engagement des publics vis-à-vis des activités proposées dans la programmation du Livre sur la Place répond à un temps de loisir rare car très limité. Ensuite, le public du salon nancéien est un public à la fois fidèle et familier du monde du livre. Enfin, en aucun cas, les visiteurs ne considèrent leur pratique comme relevant d’une approche marchande. Au contraire, à l’origine de leur pratique se logent des considérations d’ordre pédagogique et relevant d’une bonne volonté culturelle.

Ici, la notion de « bonne volonté culturelle » développée par Pierre Bourdieu dans La Distinction (1979) nourrira la réflexion. Dans son ouvrage, l’auteur analyse la question du goût et montre que celui-ci est socialement déterminé. Pour cela, il s’appuie sur la notion d’« habitus » : un ensemble de pratiques, de règles et de contraintes issues de notre expérience, de notre milieu social et liées à ce que notre entourage attend de nous. Selon lui, les goûts sont socialement classants et sont toujours en lien avec l’idée de distinction sociale.

33 Son intérêt se porte essentiellement sur les classes moyennes. Celles-ci chercheraient à imiter les classes supérieures en faisant preuve de bonne volonté culturelle à l’égard des pratiques et des goûts consacrés par les classes dominantes, telle la lecture d’œuvres littéraires. À l’instar du concept de « champ », nous supposons que les relations entre dominants et dominés – saisies sous l’angle de l’opposition, de la hiérarchie et du pouvoir – ne rendent pas entièrement compte des pratiques des visiteurs interrogés. Bien que la lecture de La Distinction ait permis de construire notre pensée et nourri notre cadre théorique, dans de nombreux cas, nous nous en éloignons. Ainsi observons-nous, par exemple, que la pratique des visiteurs peut être de l’ordre d’une bonne volonté culturelle, mais qu’elle ne se limite pas à cela. En effet, nombreux sont les lecteurs qui se rendent au Livre sur la Place, non par volonté de distinction culturelle et sociale, mais pour passer du temps avec leurs proches, rencontrer des célébrités littéraires ou encore assouvir un besoin de complétude. En ce sens, nous nous rapprochons des critiques que Bernard Lahire (1999 : 48) émet à propos de la notion de « capital culturel ». Davantage tournée vers la sociologie de la domination et du pouvoir, elle aurait pour seul but l’identification des structures inégalitaires1. Ce constat conduit Bernard Lahire à formuler une limite à la théorie bourdieusienne. Bien que celle-ci n’occulte pas la position et la fonction des récepteurs, des « consommateurs », ces derniers ne constituent pas le centre d’intérêt du sociologue. « Pierre Bourdieu ignore les travaux de sociologie et d’histoire de la réception culturelle » explique Bernard Lahire (1999 : 49). Cela signifie que Pierre Bourdieu ne tient pas compte des « variations intra-individuelles » (Lahire, 2004) d’un même « consommateur »2. Ces variations définissent l’extrême pluralité des pratiques et des comportements d’une même personne. Autrement dit, pour paraphraser un titre de Bernard Lahire (1998), elles fondent la pluralité de l’être. D’ailleurs, au cours de notre enquête, les entretiens de visiteurs témoignant de « variations intra-individuelles » sont nombreux.

1 Ces remarques amènent B. Lahire (1999 : 37) à démontrer que cette théorie – qu’il conviendrait d’appeler dès lors « théorie des champs du pouvoir » – s’intéresse davantage aux producteurs qu’aux consommateurs de biens produits (œuvres littéraires, artistiques, pratiques ou discours politiques, scientifiques, religieux...).

2 « La pluralité des dispositions et des compétences d’une part, la variété des contextes de leur actualisation d’autre part sont ce qui peut rendre raison sociologiquement de la variation des comportements d’un même individu, ou d’un même groupe d’individus, en fonction des domaines de pratiques, des propriétés du contexte d’action ou des circonstances plus singulières de la pratique » (Lahire, 2004 : 14).

34

Pour saisir au mieux la pratique du salon, nous proposons une typologie des publics fondée non plus seulement sur des aspects socioprofessionnels mais sur les comportements qu’adoptent les visiteurs dans un salon. Quel discours les visiteurs portent-ils sur leur pratique ? Quel sens donnent-ils à leur venue au Livre sur la Place ? Pour cela, trois catégories sont proposées : le curieux, l’amateur et le flâneur. Le curieux et l’amateur ont en commun une passion : le livre et/ou l’écrivain. Contrairement à l’amateur, l’attention du curieux est prioritairement portée sur la célébrité littéraire. C’est à partir de cette distinction que nous entendrons ces deux notions. Elle permettra d’analyser le comportement de ceux qui se rendent au salon pour voir des auteurs vedettes et ceux qui se déplacent d’abord pour découvrir des nouveautés littéraires. À côté de ces deux catégories, se situe un type de public instable car plus difficilement identifiable : les flâneurs. Ces derniers se rendent au Livre sur la Place pour se promener, passer du temps avec leur proche et pourquoi pas rencontrer un auteur, puis acheter son livre si l’occasion se présente. Signalons tout de suite que ces trois catégories ne sont pas hermétiques. En effet, ce n’est pas parce que quelqu’un est venu au salon pour acquérir les dernières nouveautés en matière d’art contemporain, qu’il ne profite pas de cette occasion pour passer du temps avec sa famille (cas de variations intra-individuelles). Là encore, les motivations d’un même individu peuvent être multiples.

5.2.2. Au cœur des dispositifs de médiation

En marge de ces publics, d’autres populations sont ciblées par les organisateurs du Livre sur la Place. Il s’agit des personnes qui participent aux rencontres littéraires qui ont lieu en dehors du chapiteau. Il s’agit également des scolaires et des publics dits « empêchés ». Pour en savoir davantage sur ces publics spécifiques, l’étude examine les dispositifs de médiation proposés en sus d’une « médiation présentielle ». En effet, à celle-ci s’ajoutent une médiation

« présentielle spectacularisée » et une autre dite « décentralisée ». C’est donc le concept de

« médiation », en lien avec celui de « dispositif », qui nourrira la réflexion. En quoi la nature de la médiation entre un lecteur et un écrivain est-elle différente selon les dispositifs cités ? Jean Caune (2008 : 43), dont les recherches portent sur la médiation culturelle et scientifique, précise que « la médiation culturelle n’est pas la simple transmission d’un contenu préexistant : elle est production de sens en fonction de la matérialité du médium d’énonciation

35 – la conférence, la brochure, l’émission de radio... produisent des relations différentes –, de l’espace, de l’effet qu’elle réalise sur le récepteur et des circonstances de réception ».

L’analyse des objets de médiation (par exemple les stands de livres) en tant que barrière ou protection s’inscrit dans cette voie. Ce sont donc ces circonstances de réception qui seront analysées au cours de ce quatrième chapitre. Pour mener à bien ce projet, nous considérons le

« dispositif », à l’instar de Daniel Peraya (1999), comme une instance qui « modélise » les acteurs et, d’une certaine façon prédéterminent, les conditions de leur rencontre. Ainsi chercherons-nous à comprendre les propriétés techniques, sociales et symboliques de chaque dispositif. Pour cela, nous analyserons deux rencontres littéraires, l’une se déroulant à l’Hôtel de Ville, l’autre en milieu scolaire. L’analyse de ces dispositifs suppose aussi que l’on examine la place qu’écrivains et publics y occupent. Ainsi observerons-nous qu’ils sont le lieu où le statut d’écrivain se diffracte (à la fois individu ordinaire, débatteur public, acteur social et pédagogue).

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 34-37)