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Le dispositif de médiation, une notion pour penser la relation au monde du livre

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 26-30)

L’un des motifs de cette recherche est de dépasser le discrédit jeté sur les manifestations littéraires en montrant qu’elles permettent de comprendre le monde du livre via le moment de co-présence physique entre les écrivains et les visiteurs. En cela, nous ne pouvions pas faire l’impasse sur le fonctionnement et les propriétés d’un salon, en l’occurrence celui de Nancy.

Tout au long de la recherche, nous solliciterons une terminologie particulière permettant de le qualifier. Celui-ci est examiné en tant que « dispositif de médiation ». Cette expression servira de point d’ancrage pour démontrer ou éclairer certains de nos résultats. À dire vrai, elle doit être considérée comme une toile de fond sur laquelle prendra appui l’analyse des relations nouées entre les écrivains et les visiteurs ainsi que leurs conditions de réalisation. Ceci posé, tentons de reconstruire les étapes qui ont conduit à choisir et employer cette terminologie.

Au cours des vingt dernières années, le terme « dispositif » s’est installé dans le lexique commun des sciences humaines et sociales, principalement en sociologie et en sciences de l’information et de la communication. Une simple interrogation du fichier central des thèses témoigne de l’intégration croissante de ce terme dans les recherches doctorales soutenues ou en cours de préparation. De 1975 (création de la 71e section au CNU) à 1990, aucune thèse soutenue en sciences de l’information et de la communication ne comporte le terme de

« dispositif » dans son titre. À partir du début des années 90 et jusqu’en 2000, quinze thèses en font état et cinquante-cinq de 2001 à 2009. Le « dispositif » est employé quels que soient les terrains d’investigation : médias, nouvelles technologies, médiations culturelles et

1 Pour les raisons évoquées supra (un souci d’originalité), notre propos sera d’examiner le rapport que le lecteur et l’écrivain entretiennent entre eux. Il sera très peu question d’étudier le rôle et les enjeux des professionnels du livre (libraires et éditeurs principalement) dans le salon.

25 mémorielles... et rend compte d’une réalité composite. Mais, face à la multiplicité des terrains investis et à l’extraordinaire profusion sémantique qui en résulte, il est plus que nécessaire de faire des choix – qu’il faudra assumer – afin d’asseoir notre conception du dispositif. Tentons donc de dépasser le langage commun qui consiste à prendre le dispositif comme un agencement de pièces et de mesures qui organisent l’activité humaine1 et considérons que son effervescence sémantique est le signe de sa richesse.

Il est de coutume de dire que l’usage sociologique du terme « dispositif » trouve son sens dans les travaux de Michel Foucault, à partir du milieu des années 70. Sa première application concerne le dispositif de sexualité. Michel Foucault (1977 : 299) définit ce terme de la manière suivante : le dispositif est « premièrement un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit ». Ce que nous retiendrons de cette citation devenue canonique – dont la mobilisation régulière a fait de « dispositif » un « concept galvaudé » (Gavillet, 2010 : 17-38) –, c’est la constitution d’un réseau comme condition nécessaire à l’emploi du terme « dispositif ». En effet, nous voulons démontrer que le salon du livre est fondé sur un système d’interrelations entre acteurs (écrivains, visiteurs, libraires, organisateurs...) et univers hétérogènes (littéraire, médiatique, marchand...). Ainsi la notion de dispositif – par essence hybride – se prête-t-elle à l’examen d’un « monde » tel que l’a défini Howard S. Becker.

Outre la présence d’éléments pluriels, le terme « dispositif » se rapproche aussi de la pensée foucaldienne au sens où il est à concevoir non pas à un instant t, mais dans le temps. C’est ainsi que l’analyse du salon, a fortiori le Livre sur la Place, devra être appréhendée en lien avec les étapes majeures qui ont ponctué son histoire, de 1979 à 2010. Le dispositif doit donc être analysé non pas uniquement en tant qu’objet, mais en tant que mouvement impliquant des transformations concrètes et créant un nouvel état du réel. Tout comme un « énoncé performatif » (Austin, 1962) accomplit un acte, le dispositif agit sur la réalité sociale des

1 Selon le Dictionnaire historique de la langue française, le terme « dispositif » vient du langage militaire et désignait « l’ensemble de moyens disposés conformément à un plan ». Au sens courant, le dispositif désigne la

« manière dont sont disposés les organes d’un appareil » et a donné le sens figuré d’« agencement » (Rey : 1998/2001, article « dispositif »).

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acteurs (écrivains et visiteurs en priorité). L’idée de processus est en ce cas fondamentale, car c’est bien le dispositif pris dans un mouvement, sur une période de trente ans, qui intéresse la recherche. Celui-ci permet de comprendre pourquoi nous en arrivons à un tel point, à un tel moment. Pour pouvoir répondre à cette question, il faut expliquer le processus qui y a conduit, en comprendre le déplacement et les linéaments. Le dispositif, c’est donc comprendre à la fois le mouvement des choses au cours du temps et l’aboutissement de ce trajet.

Malgré les ponts que l’on peut établir entre la pensée foucaldienne et notre objet, nous nous en détournons pour partie. Par exemple, si Michel Foucault met en lumière le rôle indispensable des réseaux hétérogènes dans la production des pouvoirs et des savoirs (il s’agit de l’épistémè), ce n’est pas le cas du dispositif tel que nous l’envisageons. Celui-ci ne saurait être pleinement analysé selon le dispositif foucaldien, ne serait-ce que par la notion d’épistémè absente de notre objet et par la théorie du pouvoir, bien plus prégnante chez le philosophe. Pour ces raisons, nous nous rapprochons également de la définition donnée par Daniel Peraya (1999 : 153-168). Comme lui, nous considérons le terme « dispositif » en tant qu’il « modélise » les acteurs et induit des changements et des mouvements dans la réalité.

« Un dispositif, écrit-il, est une instance, un lieu social d’interaction et de coopération possédant ses intentions, son fonctionnement matériel et symbolique enfin, ses modes d’interactions propres.

L’économie d’un dispositif – son fonctionnement – déterminée par les intentions s’appuie sur l’organisation structurée de moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels qui modélisent, à partir de leurs caractéristiques propres, les comportements et les conduites sociales (affectives et relationnelles), cognitives, communicatives des sujets ».

Ainsi le dispositif sera-t-il nécessairement entendu selon les liens qui l’unissent à la dimension technique (conditions matérielles dans lesquelles se déroule la rencontre), symbolique et sociale (l’ensemble des significations, des représentations et des effets induits par cet aménagement particulier). Par conséquent, la recherche doit se soumettre à l’analyse de l’« économie » du dispositif en question – c’est-à-dire son fonctionnement et ses propriétés – en vue de saisir la manière dont il modélise les acteurs. Autrement dit, le salon place les acteurs dans des dispositions particulières de rencontre, lesquelles induisent des pratiques et des représentations toutes aussi singulières et auxquelles nous accorderons un intérêt accru.

27 Enfin, puisque le dispositif est fondé sur la relation établie entre deux acteurs (il a pour fonction première de créer des espaces favorisant la découverte, la rencontre et la discussion), il nous a semblé nécessaire de préciser la notion. C’est pourquoi, nous y adjoignons le prédicat « médiation » : « un dispositif de médiation ». Nous entendons le terme

« médiation » selon le sens qu’en donne Jean Caune (1999 : 27), c’est-à-dire comme une rencontre dite « contrôlée » par un tiers, à savoir les organisateurs du salon. En cela, nous retrouvons, à un moindre degré, la notion de pouvoir que Michel Foucault associe à celle de dispositif. En effet, les organisateurs qui pensent le dispositif du salon exercent d’une certaine façon leur autorité sur ceux qui l’habitent : les écrivains et les visiteurs notamment. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que la disposition des stands, l’espace de rencontre ainsi créé et le sens de circulation sous le chapiteau font l’objet d’une réflexion minutieuse de la part des organisateurs. Par conséquent, l’observation des situations de médiation permet d’envisager les dispositifs dans leur actualisation et de comprendre « l’action qui consiste à construire une interface » (Davallon, 2004 : 38) entre un public et des œuvres ou des savoirs. En résumé, le dispositif détermine la nature de la médiation et agit sur la réalité sociale des acteurs tout en modélisant leurs pratiques et leurs représentations. Les effets prêtés au dispositif participent de ce que Philippe Charlier et Hugues Peeters (1999) appellent la « performativité »1 du dispositif. Souligner le caractère performatif du dispositif consiste à souligner sa « tendance naturelle à actualiser et à réaliser ce qui n’est initialement présenté que comme potentialité » (ibid., 1999 : 19). Dans notre cas, le dispositif est pensé et agencé pour créer un univers familier et reposant autour du livre, mais aussi pour tisser des liens de sociabilité entre écrivains et visiteurs.

Toutefois, il arrive que le dispositif n’actualise pas ce qui était pensé en amont. On parlera alors d’imprévus. Notre recherche est parsemée de ces impensés, lesquels peuvent se manifester au moment de la rencontre (un lecteur déçu de sa rencontre avec un écrivain par exemple) ou encore dans l’organisation même de l’événement (la création d’un « contre-salon » réalisé par des écrivains autoédités vient désamorcer le dispositif officiel). Ces imprévus vont en quelque sorte désarticuler le dispositif pour mieux le reconstruire.

Autrement dit, ils vont transformer sa structure à la fois matérielle, sociale et symbolique pour

1 Le terme de « performativité » est emprunté à J. L. Austin (1962).

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mieux le reconfigurer. De manière plus générale, ces impensés modifient le rapport à l’écrivain et au livre et reflètent certaines interrogations que pose plus généralement le monde du livre et les interrelations qui s’y nouent. Finalement, la force du dispositif n’est pas nécessairement descendante puisqu’il arrive parfois que ce soient les éléments pluriels le composant qui le détournent et le transforment.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 26-30)