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Le monde du livre en représentation

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 21-26)

Nous faisons l’hypothèse que les manifestations littéraires représentent le monde du livre contemporain, tout au moins, en partie. Autrement dit, nous supposons que le salon du livre (microcosme littéraire) est le lieu où se crée, se négocie, se joue et se concentre un certain nombre de propriétés qui permettent de comprendre comment se structure le monde du livre aujourd’hui (macrocosme littéraire).

Ici, le terme « monde » renvoie à l’approche d’Howard S. Becker (1982) dans Les mondes de l’art, qui en fait un usage plutôt technique. Selon le chercheur, le « monde » est constitué du

« réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde de l’art » (ibid. : 22).

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« Tous les arts reposent ainsi sur une large division du travail. […] Mais […] la division du travail n’implique pas que toutes les personnes associées à la production de l’œuvre travaillent sous le même toit, […] ni même qu’elles vivent à la même époque. Elle implique seulement que la réalisation de l’objet ou du spectacle repose sur l’exercice de certaines activités par certaines personnes au moment voulu » (ibid. : 37).

Nous empruntons à Howard S. Becker le postulat selon lequel toute œuvre (par analogie le salon du livre) est le produit d’une action collective. Le salon est fondé sur l’articulation de divers acteurs, discours et pratiques (les écrivains, le livre, la lecture et ses pratiques, la littérature, les éditeurs, les visiteurs1, les libraires, les bibliothécaires...) qui gravitent autour du livre et qui permettent au Livre sur la Place d’exister en tant que tel. Tous ces acteurs appartiennent au monde du livre, représenté ici par l’événement littéraire. Le monde du livre contient les professionnels et représentants institutionnels du livre et de la lecture (écrivains, éditeurs, libraires, bibliothécaires, membres de la DRAC – Direction régionale des affaires culturelles –, du CNL – Centre national du livre – et des CRL), les lecteurs et leurs pratiques de lectures, enfin, les événements littéraires (dont fait partie le Livre sur la Place). À l’instar du sociologue, nous supposons que cette recherche permettra une « meilleure compréhension des modalités de production et de consommation » (ibid. : 22) d’un objet encore inexploré, le salon.

Comment Howard S. Becker a-t-il procédé pour analyser les mondes de l’art ? Figure dominante de l’interactionnisme – « courant de recherche qui plonge ses racines dans l’une des traditions les plus anciennes de la science sociale américaine, l’école de Chicago » (Menger, 1988 : 5) –, il a donné la priorité à l’observation participante. Ainsi a-t-il démontré que l’art peut être « analysé dans les mêmes termes et avec les mêmes outils méthodologiques que n’importe quel autre domaine d’activité » (ibid.). Son livre Outsiders (1963) fournit un exemple de la méthodologie qu’il applique. Il s’est immergé dans un groupe de musiciens de jazz et un autre de fumeurs de marijuana pour analyser, au plus près, leur quotidien et leur

1 Dans sa description du « monde », H. S. Becker n’omet pas de mentionner les récepteurs. Bien qu’il ne l’entreprenne pas lui-même, il invite, d’une certaine façon, à prendre en compte leurs pratiques.

21 métier1 et comprendre pourquoi les « entrepreneurs de morale » (ibid. : 258) les considèrent comme des personnes déviantes. L’appareil méthodologique mis en place pour la présente recherche propose également une immersion totale dans l’objet à analyser : observations participantes, analyse de documents archivés, entretiens semi-directifs conduits auprès des sujets concernés (cela va des visiteurs aux libraires, en passant par les écrivains et les organisateurs) et questionnaires délivrés sur les lieux de l’événement. Ce qui nous intéresse dans la démarche beckerienne, c’est notamment la façon dont l’auteur analyse un monde dans sa globalité pour en donner une vue complète, non fragmentaire. C’est précisément sur cette ambition totalisante, ce regard panoramique que la recherche prend appui et tire sa richesse.

Le Livre sur la Place, que nous abordons en tant que laboratoire d’étude à part entière, est une transposition, c’est-à-dire une représentation d’un monde particulier, le monde du livre. Dans ce cas, le terme « transposition » signifie que des données fondamentales du monde du livre sont placées dans un autre décor et dans un autre contexte (le salon). Ainsi le salon sera-t-il entendu comme le lieu où se jouent et rejouent des phénomènes et rapports perceptibles dans le monde du livre.

Pourquoi préférer le concept beckerien de « monde » à celui de « champ », notamment littéraire, développé par Pierre Bourdieu ? Comme l’écrit Bernard Lahire (1999 : 24), il n'est pas aisé de donner une définition du champ : « Si la tâche est facilitée par Pierre Bourdieu lui-même qui est revenu déjà à plusieurs reprises sur un concept occupant désormais [1999] une place centrale dans sa sociologie, elle est aussi rendue difficile par les minuscules et quasi imperceptibles inflexions qu'il subit à l'occasion de chaque utilisation particulière ». En proposant une théorie générale des champs, Pierre Bourdieu (1991 : 4-5) définit le champ littéraire comme

« un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils occupent (soit, pour prendre des points très éloignés, celle de l’auteur de pièces à succès ou celle de poète d’avant-garde), en même temps qu’un champ de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces ».

1 Dans Les mondes de l’art, H. S. Becker (1982 : 21) explique : « J’ai considéré l’art comme un travail, en m’intéressant plus aux formes de coopération mises en jeu par ceux qui réalisent les œuvres qu’aux œuvres elles-mêmes ou à leurs créateurs au sens traditionnel. […] Cela revenait forcément à envisager l’art comme un travail peu différent des autres ».

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Le champ est toujours construit sur un système relationnel et différentiel, c’est-à-dire qu’il relie un ensemble structuré de « positions » (relationnel), lesquelles sont associées à un capital qu’il est indispensable de posséder pour pouvoir être reconnu dans le champ en question. La valeur de ce capital est définie en fonction de la différence qui la sépare du capital lié à une autre position (différentiel). Tel un champ magnétique, des forces et des pressions s’exercent à l’intérieur même du champ, agissant sur tout entrant. De plus, pour qu’un champ existe, il doit répondre à une relative autonomie par rapport aux autres champs sociaux (politique, économique, religieux, juridique, scolaire, matrimonial, rural, intellectuel – et notamment littéraire – ou encore scientifique pour ne citer que les cas étudiés par Pierre Bourdieu). Pour ce faire, il est indispensable que la dynamique relationnelle et différentielle du champ repose sur une loi (« nomos »). Celle-ci règle les relations, gère les enjeux entre agents, accorde la valeur aux prises de positions de chacun et donne au champ son statut relativement autonome1.

Si nous nous éloignons de cette approche, c’est notamment parce que « ce type d’analyse sociologique n’appréhende les liens interindividuels que dans la logique des rapports objectifs de force et de domination » (Menger, 1988 : 6). Par rapport à notre problématique, il nous semble davantage pertinent de nous référer à l’approche proposée dans Les Mondes de l’art.

La particularité de l’approche beckerienne consiste par exemple à mettre l’accent sur l’observation en concentrant l’analyse sur « quelque chose que des gens sont en train de faire ensemble », où « quiconque contribue en quelque façon à cette activité et à ses résultats participe à ce monde » (Becker, Pessin, 2006 : 11 et 3). La théorie beckerienne étant « centrée sur la dynamique des relations interindividuelles » (Menger, 1988 : 7), elle est propice à l’examen des relations qu’écrivains, lecteurs, libraires et organisateurs nouent entre eux, sans

1 Le concept de « champ » est opérant pour rendre compte des positions à la fois relationnelles et différentielles qui structurent tout domaine social, pour autant qu’il soit relativement autonome par rapport aux autres.

Néanmoins, la particularité du champ littéraire et notamment sa grande complexité incitera certains auteurs – telle N. Heinich (1999, 2000) qui préférera, par exemple, le terme de « reconnaissance » à celui de « légitimité » – à revenir sur la théorie des champs et à en énoncer les limites. C’est également le cas de B. Lahire (2006), pour qui le champ littéraire et plus généralement le champ de production culturelle, est par nature plus complexe, moins cadré que les autres champs sociaux. C’est pour cette raison qu’il privilégiera le concept de « jeu littéraire ».

23 nécessairement y déceler des rapports de force1. Pour autant, cela ne signifie pas que les relations entre les sujets soient toujours de l’ordre du « compromis » (Boltanski ; Thévenot, 1991 : 32) et soient toujours dénuées d’enjeux symboliques, culturels ou sociaux. Mais, c’est surtout à travers le dispositif et les grandeurs des mondes communs (voir infra) que nous analysons l’influence qu’un groupe (le monde marchand) ou qu’un individu (un écrivain vedette) peut avoir sur un autre. Les relations hiérarchiques et de pouvoir ne sont donc pas de même nature que celles analysées par Pierre Bourdieu.

L’étude du salon offre donc une représentation riche et pertinente de la littérature, de la lecture, des écrivains et des lecteurs mais surtout des leurs interrelations. En outre, elle cristallise un certain nombre d’interrogations plus générales que pose le monde du livre dans son ensemble. Citons par exemple la question des prix littéraires, des auteurs vedettes2, du statut d’écrivain3, de la lecture entendue comme une pratique divertissante et intime4, du cérémonial dédicatoire, ou encore du clivage existant entre le « monde inspiré » et le « monde marchand » (ibid.). Il est vrai que l’émergence des salons est inséparable des réalités éditoriales et économiques qui, aujourd’hui, définissent le monde du livre. En effet, ils répondent « aux conditions […] d’une culture de masse, à l’essor d’un champ littéraire de grande production et aux réalités marchandes inhérentes à toute industrie culturelle » (Ducas, 2010 : 179). Par conséquent, ce n’est pas seulement la transposition du monde du livre qui intéresse la recherche, mais aussi la façon dont les acteurs y sont représentés, y évoluent, et y tissent des liens entre eux. Pour toutes ces raisons, le salon du livre s’avère une entrée pertinente et un laboratoire de choix.

Pour conclure, l’objectif est de répondre à ces questions : en quoi la forme événementielle – par définition éphémère – qu’est le salon du livre, permet-elle de comprendre le monde du livre, d’en saisir les particularités et les représentations ? Que nous dit-elle de la relation

1 C’est aussi pour s’éloigner de la théorie bourdieusienne que N. Heinich (1999 : 270) privilégiera les « relations d’interdépendance » problématisées par N. Elias au détriment des « rapports de domination ».

2 Les salons ne sont pas sans lien avec une société dite « du spectacle » (Debord, 1967), que Julien Gracq dénonçait dès les années 50 dans son pamphlet La littérature à l’estomac (1950).

3 Sur la figure de l’auteur, nous nous nourrirons principalement des travaux de N. Heinich (1999, 2000), B. Lahire (2006), P. Lejeune (1986), P. Tudoret (2009), A. Vaillant (1996).

4 Sur la représentation du lecteur et ses pratiques, la réflexion s’appuiera notamment sur les recherche de F. Nies, A. M. Thiesse, R. Chartier, M. de Certeau.

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établie entre le lecteur et l’écrivain1, de la façon dont ces deux acteurs se voient, se représentent, se situent et se positionnent au sein de ce monde ? En quoi ce terrain nous renseigne-t-il sur la représentation qu’ont les organisateurs de la littérature, du livre et de la lecture ?

4. Le dispositif de médiation, une notion pour penser la relation au monde

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