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La psychologie traditionnelle des traits et son inadéquation pour évaluer la théorie de la vertu

La psychologie traditionnelle des traits et son inadéquation pour évaluer

la théorie de la vertu

Introduction et résumé

La notion de trait est partagée entre le sens commun et des traditions théoriques différentes. Une analyse détaillée de l’usage des termes de traits par le sens commun a fait l’objet d’une section spécifique : dans ce chapitre nous allons nous intéresser à la mobilisation de la notion de trait dans des contextes explicitement théoriques, en philosophie et en psychologie. En particulier, il s’agira surtout de présenter la structure conceptuelle de la notion de trait mobilisée dans la tradition de la théorie des traits, en psychologie de la personnalité. Cela aidera à articuler et à désambiguïser la psychologie morale de la théorie de la vertu, car, d’un point de vue technique et conceptuel, la psychologie de la personnalité est beaucoup plus précise et rigoureuse que la théorie classique de la vertu. Ce sera une phase indispensable pour procéder à un véritable dialogue avec la psychologie et à une évaluation des ambitions de la tradition philosophique.

L’approche des traits, dont le modèle le plus connu est le big five, est largement majoritaire en psychologie de la personnalité. 80% des efforts pour comprendre la personnalité et 100% des efforts des psychologues pour modéliser directement la vertu ont lieu dans ce cadre. Dans ce chapitre, nous montrerons que cette approche est profondément inadéquate pour reformuler et évaluer les ambitions de la théorie de la vertu. Les deux chapitres suivants seront consacrés à l’exploration du 20% des modèles minoritaires et « alternatifs », qui se révéleront beaucoup plus prometteurs.

La réflexion philosophique sur la vertu a envisagé l’existence de traits de caractère fiables à l’échelle individuelle et qui interagissent d’une façon très riche entre eux, pour orienter conjointement le comportement et les réactions émotionnelles de l’agent. Non seulement l’attitude d’un individu courageux devrait être cohérente et fiable, mais le courage interagit avec la justice ou la sagesse d’une manière précise et informative. Les traits dont la psychologie de la personnalité parle aujourd’hui sont caractérisés par une cohérence inter-situationnelle faible : être extraverti revient à avoir une certaine tendance à l’extraversion, qui peut se manifester ici et là, mais pas partout et pas tout le temps. En plus, ils sont étudiés à l’échelle de la population et non pas de l’individu. C’est comme si, pour vérifier que la taille aide les joueurs de basket à marquer plus, on étudiait les statistiques des équipes par rapport à leur taille moyenne, au lieu d’étudier directement les statistiques des joueurs individuels.

Dans cet exemple, la procédure peut marcher, car l’effet de la taille sur la performance de basket est dit « localement homogène ». Un effet est localement homogène si sa manifestation à l’échelle de chaque individu explique sa manifestation au niveau de la population : la taille favorise chaque joueur individuel et, par conséquent, l’équipe (taille moyenne) dans sa globalité. Plusieurs propriétés intéressantes ne sont pas localement homogènes : par exemple, une armée ou une association ne sont pas forcément efficaces et gagnantes parce que chaque soldat ou membre est spécialement efficace, à l’échelle individuelle. Peut-être, est-ce grâce à des institutions et à un modèle d’organisation supérieur. De la même façon, il y a de bonnes raisons de craindre que, à l’échelle de la population, l’étude des corrélats et des conséquences des traits généraux cache l’existence de sous-groupes où l’effet des traits serait différent. Deux formes différentes d’extraversion n’auront peut-être pas les mêmes effets sur la santé ou la réussite au travail. En ce qui concerne l’interaction entre plusieurs aspects de la personnalité, thème central de la théorie de la vertu, la non fiabilité de chaque trait est multipliée. L’interaction moyenne entre deux effets moyens cache encore plus de sous-types et de détails psychologiques que les phénomènes de départ. Il est possible qu’une certaine forme d’extraversion interagisse avec une certaine forme d’ouverture d’esprit, pour donner des résultats spécifiques : tout cela est perdu dans le modèle classique des traits.

Malgré ces critiques, nous résisterons à la tentation « éliminativiste » quant aux traits. Des théoriciens tels que Borsboom et Molenaar croient que les traits de la psychologie de la personnalité

mainstream sont des purs artefacts statistiques et n’existent pas. Nous montrerons que ces critiques

ne sont pas convaincantes et que les traits généraux trouvent leur place dans une conception stratifiée de la personnalité, cohérente d’un point de vue évolutionniste (voir chapitre sur la possibilité d’une science de la personnalité, section I). Notamment, les traits généraux sont les homologues de la « personnalité animale », alors que chez l’homme viennent s’ajouter d’autres sources de variation individuelle (stratégies contextuelles plus fiables, mécanismes de gestion de la réputation, le « soi »).

Si les traits généraux existent, ils ne représentent pas le niveau d’analyse le plus pertinent pour évaluer les ambitions de la théorie de la vertu : notre analyse des tentatives explicites de modélisation de la vertu par des psychologues (dans la tradition des traits) – notamment la classification VIA, qui devient de plus en plus populaire – montrera clairement ces limites.

La nécessité de désambiguïser la psychologie morale de la théorie de la vertu en tant que théorie des traits

Pour commencer, il est important de prendre au sérieux l’idée d’une théorie des traits. Dans la famille de concepts liés à la personnalité du sens commun (traits, types, stéréotypes, profils), on retrouve une grande variabilité contextuelle dans l’usage, d’une occasion à l’autre. Dans des contextes d’énonciation différents, le sens commun ne s’interdit une référence à des processus psychologiques non équivalents par les mêmes mots (par exemple, « courage ») : loin d’être un défaut, cette flexibilité pourrait expliquer l’efficacité des concepts ordinaires. Une théorie des traits, même si elle est inspirée par le sens commun, doit faire des affirmations informatives et non équivoques sur des processus actifs dans la psychologie réelle des gens.

Il y a eu une grande variété de conceptions de la nature et du fonctionnement du caractère vertueux. On pourrait s’attendre à ce que cette grande variété ait aidé considérablement à clarifier la structure logique d’une théorie des traits : s’il y a plusieurs propositions déterminées sur la table, on finit par comprendre les enjeux structuraux. Malheureusement, ce n’est pas le cas, la question reste enveloppée dans un brouillard conceptuel très épais.

Pour comprendre la nature du problème, il faut distinguer trois niveaux dans la formulation d’une théorie qui n’a pas été systématisée définitivement et qui est restée largement implicite dans une tradition (tel est le cas de la théorie de la vertu) : (1) une ontologie cohérente et précise des entités et processus décrits ; (2) un ensemble d’affirmations qui se répètent et reviennent souvent à propos des propriétés générales des entités et processus concernés ; (3) des affirmations de détail sur les mêmes entités et processus.

Prenons l’exemple des mythes grecs, imaginant d’y voir une théorie implicite sur les dieux grecs. D’un côté on peut retrouver l’information qu’Apollon s’est manifesté à Rhodes un matin de printemps ou qu’Athéna aurait surveillé une telle personne lors d’une occasion spécifique : ce sont des informations qui pourraient être retrouvées ou non dans d’autres versions du même mythe et qui n’ajoutent pas grand chose à une conception générale des dieux grecs (3). De l’autre côté, il y a des thèmes qui reviennent souvent, comme le fait que les dieux sont capables d’assumer l’aspect de personnes ou d’animaux pour tromper les hommes, ou qu’ils sont souvent vindicatifs. Il s’agit là de thèmes plus importants; on ne pourrait pas les supprimer sans changer de façon significative la conception générale des dieux (2). Finalement, le premier niveau (qui n’existe pas forcément pour le cas des mythes grecs) serait une énonciation explicite d’une ontologie cohérente des dieux grecs : de quel genre d’êtres s’agit-il ? Quels sont leurs pouvoirs, valeurs et objectifs généraux ? L’objectif d’une élaboration théorique serait de systématiser de façon cohérente l’information des autres

niveaux, surtout celui intermédiaire des propriétés typiques. Ainsi, une théorie explicite des dieux grecs doit rendre compte de ce qu’ils font typiquement, de façon à ce qu’il n'y ait pas d’incohérence entre leur nature et leurs actions et manifestations typiques.

Elaborer une théorie psychologique des traits est un processus parfaitement analogue à celui qu’on vient de décrire. D’un côté, il y a des questions très spécifiques sur des traits de personnalité ou des vertus (3) : est-ce que le courage était une vertu essentielle pour un soldat de la première guerre mondiale, ou valait-il mieux être patient et astucieux ? est-ce que la sincérité est une vertu d’un médecin ? quels sont les traits de personnalités décisifs pour un entrepreneur d’aujourd’hui par rapport aux années 80 ? De l’autre, il y a des propriétés plus générales : par exemple, les vertus sont censées interagir entre elles et se soutenir réciproquement. Il faut être en même temps courageux et honnête pour dire la vérité dans certains contextes ; une personne sympathique et quelqu’un de sociable mais discret ne vont pas agir de la même façon (ou faire les mêmes gaffes éventuelles) en public. Ce genre d’interaction est le pain quotidien d’une théorie des traits : en pratique, l’intérêt principal de cette théorie est de nous informer sur quel ensemble de traits en interaction est nécessaire, utile ou souhaitable pour tel résultat individuel ou collectif.

Or, on peut savoir que courage et honnêteté interagissent sans savoir exactement (avec le niveau de précision requis) quel genre d’entité, processus ou dynamique psychologique sont le courage et l’honnêteté. De la même manière, on pouvait savoir que les dieux grecs peuvent changer d’aspects sans avoir une théologie pleinement développée. Dans la troisième phase, il s’agit justement d’expliciter la nature psychologique de traits de personnalité, vertus, dynamiques dans la personnalité globale et dans le caractère vertueux, de façon à ce que le cadre global soit cohérent avec les propriétés communément admises par la tradition.

À ce point, la comparaison avec le cas des mythes grecs peut stimuler une question légitime. Pourquoi faudrait-il autant de précision ? Certes, personne ne se contenterait d’une définition trop vague des traits ou d’une simple répétition du sens commun. Mais cela n’est pas le cas de la tradition de la théorie de la vertu, riche en détails psychologiques sur le fonctionnement du caractère. Alors pourquoi vouloir plus ? Ne serait-ce aussi pédant et superflu que la tentative d’élaborer une théologie trop précise des dieux grecs ?

Il semble, dans toute explication en général, et encore plus dans le cas de la psychologie morale mobilisée par une théorie normative, qu’un excès de précision soit un vice179. N’est-il pas possible que (par exemple) le courage en tant que vertu se réfère justement à un ensemble non clairement

délimité de processus psychologiques ? Et si le courage – dans une définition plus stricte – ne devenait pas uniquement une notion pédante, mais aussi inefficace, son bénéfice étant lié à la pluralité de dimensions de la notion de départ ?

Il est important de répondre à cette préoccupation, et la réponse sera nette. Le niveau de précision psychologique qu’on cherchera à atteindre n’est pas dicté de façon arbitraire, ou par des choix personnels. Ce sera le niveau nécessaire pour vérifier que la vertu est bien associée aux bénéfices qui ont été promis par la tradition. La notion de vertu est constamment associée à la poursuite du bonheur individuel et à la possibilité d’une vie communautaire saine et épanouie. Un théoricien de la vertu devrait être en mesure de montrer que ce lien est défendable.

Même pour les versions de la théorie où la vertu n’est pas simplement associée mais identifiée au bonheur individuel ou collectif (dans ce cas, on n’a pas à démontrer sa capacité à produire quelque chose de différent d’elle-même), la nature et les implications psychologiques de la vertu doivent résulter suffisamment claires pour que l’identification soit évaluée (pour pouvoir évaluer l’hypothèse selon laquelle un ensemble complexe de phénomènes psychologiques constitue le bonheur). Le niveau de clarté conceptuelle et précision psychologique nécessaires pour que la théorie de la vertu devienne évaluable est beaucoup plus élevé qu’on ne le croit (la charge de la preuve nous revient, bien sûr) : il ne sera jamais question d’exiger une précision supérieure à celle requise si on prend au sérieux les ambitions perfectionnistes de la théorie de la vertu.

Dans ce processus, la source de clarification sera la psychologie de la personnalité. L’évolution de ce domaine est très instructive pour la théorie de la vertu. Comme nous le montrerons, les théories des traits en psychologie de la personnalité ont cédé aux mêmes tentations et connu les mêmes problèmes que la théorie de la vertu, mais elles ont su se rattraper plus vite, grâce à un processus d'auto-critique progressive de plus en plus marquée. On assiste aujourd’hui à une re-conceptualisation très profonde de la structure de la personnalité, dont la théorie de la vertu ferait bien de profiter. Pour l’instant, cette dernière s’est limitée à une adoption sélective et à une critique locale des legs de sa psychologie traditionnelle du caractère vertueux, sans engager une critique radicale de ses fondements.

Etant donné que la liste des exploits dont la vertu est censée être capable (le niveau intermédiaire d’élaboration théorique) est plutôt claire et fait l’objet d’un certain consensus, les problèmes empirico-conceptuels les plus graves des théories traditionnelles des traits se situent au niveau de la systématisation explicite. Il n’y a pas d’analyse suffisamment cohérente de la nature des traits, de la façon dont ils sont censés interagir avec d’autres traits pour manifester ses bénéfices.

La notion de trait en psychologie

Comme nous l’avons montré, si par personnalité, au sens le plus large possible, on entend la dimension globale qui caractérise la spécificité d’un individu d’un point de vue psychologique, alors une théorie de la personnalité ne doit pas être forcément une théorie des traits. En ce sens, la définition de « personnalité » formulée par Allport paraît encore adéquate : « la personnalité est

l’organisation dynamique, interne à l’individu, des systèmes psychophysiques qui déterminent son adaptation unique à l’environnement180 ». Nous avons montré qu’il y a toute sorte de dynamiques qui ne correspondent pas à l’action d’un trait mais dont on peut envisager le rôle et l’importance dans l’économie d’une personnalité.

Cependant, l’élaboration théorique sur la structure de la personnalité a été à plusieurs reprises, à des moments différents de l’histoire, influencée par la structure superficielle des expressions du sens commun, qui semble mentionner des phénomènes psychologiques discrets (le courage, la sensibilité, l’arrogance etc.) : les traits. En ce sens, les théories de la personnalité ont été de façon très prépondérante des théories des traits, beaucoup plus que cela n’aurait été nécessaire d’un point de vue strictement théorique. C’est bien le cas de la psychologie de la personnalité, née au début du vingtième siècle comme une forme de psychologie des traits. Alors que le travail empirique sérieux et la récolte de données ont commencé bien avant – lors des premiers efforts de classement et sélection des soldats et du personnel par le biais de questionnaires aux Etats-Unis, dans le cadre du premier conflit mondial – la date de naissance de la psychologie de la personnalité en tant que domaine unitaire et reconnu coïncide avec le travail de Gordon Allport, en particulier son oeuvre majeur de 1937 Personality ; a Psychological Interpretation. Comme nous le verrons à plusieurs reprises, les choix théoriques du fondateur du domaine vont conditionner de façon très profonde le développement de la psychologie de la personnalité, jusqu’à nos jours. Parmi ces choix, le plus important est sans doute le rôle central accordé à la notion de trait.

Dans les décennies précedant le travail de Allport, les notions relevant du thème de la personnalité n’étaient pas absentes de la scène publique ou du discours théorique, loin s’en faut. Le problème de l’époque était au contraire de mettre de l’ordre dans une prolifération de discours et notions vagues sur les fondements psychologiques de la variation individuelle. Un ensemble foisonnant de significations différentes étaient attribuées suivant le contexte à des notions telles que tempérament, caractère, trempe, etc. D’ailleurs, du point de vue des critères exigeants de la psychologie expérimentale, le sens commun n’était pas le seul incriminé. Si dans les arts en général, et dans la

littérature en particulier, la personnalité est analysée avec beaucoup plus de sophistication et richesse – si bien qu’on peut attribuer à un grand écrivain la maîtrise de l’art de la compréhension d’autrui – cela ne signifie pas que ces moyens plus sophistiqués soient susceptibles d’une systématisation théorique plus facile que dans le cas du sens commun. Dans une certaine mesure, il s’agit du même problème qu’on retrouve encore aujourd’hui : d’un côté, une expertise enviable dans la compréhension d’autrui et une masse grouillante d’expressions, concepts, stratégies cognitives et inférencielles consacrés à la tâche ; de l’autre, une confusion et un manque de précision remarquables dans la tentative de systématisation psychologique sérieuse de tout cela. Deux facteurs rendaient le problème plus urgent au début du siècle qu’il ne l’est aujourd’hui : (1) au bout d’un siècle de recherche et d’efforts, quelques étapes ont été franchies dans la direction d’une conceptualisation rigoureuse de la structure de la personnalité ; (2) nous vivons dans une époque où l’assignation des individus à des types ou à des profils de personnalité est plutôt controversée : plusieurs voix se lèvent en défense de principes « situationnistes » d’influence de l’environnement et de conditionnement social, pour justifier et excuser les choix des individus. Autrefois, il était beaucoup plus courant d’expliquer le comportement et d’attribuer la faute à partir de la trempe, du genre de personne qu’on est supposé être. Au 19ème siècle il était très peu commun de justifier des actes criminels, ou même des grèves, à partir des conditions de vie difficiles des responsables : l’inférence à l’existence de personnes de « mauvais caractère » était automatique181.

Dans cette conjoncture historique, où le besoin de clarté conceptuelle était plus pressant que jamais, la notion de trait a paru fournir une façon élégante d’encadrer et systématiser la famille de phénomènes relevant de la personnalité. Ainsi, d’après Allport, les traits constituent l’unité scientifique fondamentale de mesure de la personnalité. Ce choix théorique a été pris résolument, par toute la discipline : parmi d’autres figures clés de l’essor de la psychologie de la personnalité, Eysenk pense que la personnalité est « une combinaison de traits que la personne manifeste dans

différentes situations et qui demeure stable dans le temps » ; d’après Guilford la personnalité est « la configuration unique des traits de la personne182 ». Mais quelle est la conception des traits

impliquée dans cette tentative de systématisation ? À un niveau de conception générale, avant d’entrer dans les aspects opérationnels, un trait est d’après Allport un « système neuropsychique

généralisé et focalisé ayant la capacité de rendre plusieurs stimuli fonctionnellement équivalents et d’activer et guider de façon cohérente (ou équivalente) plusieurs formes de comportement adaptatif

181 Craig A. Cunningham, “A Certain and Reasoned Art,” in Character Psychology and Character Education, ed.