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Introduction deuxième partie

L’objectif de cette thèse est de mettre en marche une collaboration et un dialogue entre la théorie de la vertu et la psychologie de la personnalité empirique. Dans la première partie, nous avons montré qu’aucune raison méthodologique ne s’oppose à la possibilité de ce dialogue, et que, par ailleurs, du côté de la psychologie, il existe un partenaire respectable. A priori, rien ne nous assurait que la psychologie différentielle (qui étudie la variation psychologique individuelle, et non les structures universelles) ne cache pas une cacophonie de voix discordantes et des théories qui se placent à des niveaux d’analyse incomparables. Dans ce cas de figure, le potentiel méthodologique du dialogue entre philosophie et psychologie serait resté inexploité, faute de candidats adéquats et de cadres conceptuels unifiés.

En revanche, nous avons montré que, même si la psychologie de la personnalité est sans doute dans l’enfance, la personnalité est un phénomène psychologique qui a son unité et sa signification, notamment d’un point de vue évolutionnaire. Etant donné l’importance de la variation psychologique individuelle pour la fitness, il est improbable que des sources de variation hétérogènes se soient superposées de façon complètement déconnectée. Au moins dans un sens minimal, la personnalité doit former un « système ». La personnalité est une espèce psychologique naturelle.

Dans la deuxième partie, nous allons introduire les théories psychologiques de la personnalité qui vont nous permettre ensuite (dans la troisième partie) d’évaluer la psychologie de la vertu classique. Si les théoriciens de la vertu ignorent les découvertes de la psychologie, ils ne vont pas seulement perdre des informations décisives, mais aussi une source de clarification conceptuelle de leurs propos. Tout au long de la deuxième partie, nous montrerons comment les distinctions et les modèles psychologiques nous aident à clarifier – avant même de les évaluer – les tenants et les aboutissants du modèle néo-aristotélicien de la vertu.

La psychologie empirique de la personnalité du XXème siècle a été essentiellement une psychologie des traits. Dans le premier chapitre, nous allons introduire, expliquer et évaluer la pertinence de cette approche.

La réflexion philosophique sur la vertu a envisagé l’existence de traits de caractère fiables à l’échelle individuelle et qui interagissent d’une façon très riche entre eux, pour orienter conjointement le comportement et les réactions émotionnelles de l’agent. Même si, au départ, la psychologie de la personnalité partageait les mêmes ambitions (voir chapitre sur la cohérence), les

traits dont on postule l’existence aujourd’hui sont caractérisés par une cohérence inter-situationnelle faible : être extraverti revient à avoir une certaine tendance à l’extraversion, qui peut se manifester ici et là, mais pas partout et pas tout le temps. En plus, ces traits sont étudiés à l’échelle de la population et non pas de l’individu.

Il y a de bonnes raisons de craindre que, à l’échelle de la population, l’étude des corrélats et des conséquences des traits généraux cache l’existence de sous-groupes où l’effet des traits serait différent. Deux formes différentes d’extraversion n’auront peut-être pas les mêmes effets sur la santé ou la réussite au travail. En ce qui concerne l’interaction entre plusieurs aspects de la personnalité, thème central de la théorie de la vertu, la non-fiabilité de chaque trait est multipliée. L’interaction moyenne entre deux effets moyens va cacher encore plus de sous-types et de détails psychologiques que les deux phénomènes de départ. Dans des sous-groupes, il est possible qu’une certaine forme d’extraversion interagisse avec une certaine forme d’ouverture d’esprit, pour donner des résultats spécifiques : tout cela est perdu dans le modèle classique des traits.

Malgré ces critiques, nous allons résister à la tentation « éliminativiste » quant aux traits. Des théoriciens tels que Borsboom et Molenaar croient que les traits de la psychologie de la personnalité

mainstream sont des purs artefacts statistiques et n’existent pas. Nous montrerons que ces critiques

ne sont pas convaincantes et que les traits généraux trouvent leur place dans une conception stratifiée de la personnalité, cohérente d’un point de vue évolutionniste (voir chapitre sur la possibilité d’une science de la personnalité, section I). Notamment, les traits généraux sont les homologues de la « personnalité animale », alors que chez l’homme viennent s’ajouter d’autres sources de variation individuelle (stratégies contextuelles plus fiables, mécanismes de gestion de la réputation, le « soi cognitif », etc.).

Même si l’enseignement de la psychologie des traits n’est pas à rejeter, le théoricien de la vertu a intérêt à explorer les approches minoritaires. Nous commençons à le faire dans le deuxième chapitre, où nous cherchons à dresser la liste des desiderata pour une théorie de la personnalité philosophiquement pertinente. Cette théorie devrait être typologique et développementale. Elle doit être typologique car, si, pour retrouver la fiabilité, on introduit des processus psychologiques moins généraux que les traits classiques, il est vraisemblable que ces processus interagissent dans un certain nombre de configurations privilégiées, constituant ainsi des types. Ces types ne vont pas être aussi généraux que ceux qui sont mobilisés par les typologies classiques et définis par un certain nombre de traits larges. En ce sens, on parlera de typologie « molaire ».

Si on veut (1) dépasser les limites de la théorie des traits – sans tomber dans une démultiplication indéfinie et ingérables des types (typologie micro ou moléculaire) – et (2) éviter les risques d’une

typologie trop simplificatrice, il faut chercher à développer une typologie « molaire », c’est-à-dire une typologie définie par l’action de stratégies comportementales moins générales, mais plus fiables. Par exemple, l’idéal serait de découvrir et étudier expérimentalement plusieurs formes d’extroversion, de timidité ou d’ouverture d’esprit. L’interaction de ces « traits » plus spécifiques définirait des types humains à un niveau molaire.

Par ailleurs, contre la théorie des traits traditionnelle (qui postule la fixation de la personnalité à l’âge adulte) il a de bonnes raisons de croire que la personnalité change de façon intéressante au fil de la vie : la typologie molaire devrait être aussi développementale. Il faudrait pouvoir expliquer comment et pourquoi des types de personnalité évoluent en d’autres types. Quel potentiel d’évolution pour la timidité de quelqu’un qui a un niveau élevé de névrotisme ? Va-t-elle évoluer dans une autre forme de timidité, ou bien s’estomper ? C’est le genre de questions auxquelles une science de la personnalité devra s’attaquer.

Malheureusement, dans le panorama des approches minoritaires en psychologie de la personnalité, il n’y a aucune théorie empiriquement bien établie qui se rapproche de tous ces desiderata. Il n’y a pas de théorie qui soit en même temps typologique, développementale et molaire. En ce qui concerne le renouveau des approches typologiques, nous allons commenter les travaux de Caspi, Asendorpf et Morizot et la typologie tripartie qu’ils proposent (individus adaptés, sous-contrôlés et sur-contrôlés).

Finalement, dans le troisième chapitre, nous allons introduire l’ensemble des théories qui se rapprochent le plus des desiderata et de l’idéal de « ce que les philosophes voudraient que les psychologues étudient » quant à la personnalité humaine. En particulier, ces approches développent une typologie molaire (mais, pour l’instant, pas développementale). Il s’agit des approches sociocognitives, qui représentent l’application la plus pointue des sciences cognitives à la psychologie sociale, dans le domaine de la personnalité. L’inspiration est puisée de travaux de pionniers tels que Bandura et Mischel ; parmi les auteurs contemporains plus significatifs on retrouve Shoda, Cervone, Morf, Kuhl, Cloninger, Carver et Scheier ainsi que les travaux récents de Bandura et Mischel. Ces auteurs ont le mérite de mettre au service de l’étude de la personnalité l’ensemble des théories et des notions isolées qui se sont accumulées dans le domaine de la cognition sociale. Le problème qui se pose est celui de gérer la tour de Babèl de connaissances spécifiques sur le fonctionnement cognitif de : schémas, stéréotypes, concepts de trait, standards évaluatifs, systèmes d’auto-régulation, le soi-cognitif, etc.

Le thème fondamental est la conception de la personnalité comme un phénomène émergent, à partir de l’interaction d’un ensemble complexe d’unités cognitives avec l’environnement. Les tendances comportementales émergent de l’activité d’un réseau connexionniste qui relie des « unités cognitives » entre elles et aux stimuli environnementaux. Les unités sont des structures cognitives encodées de façon stable dans le cerveau. Il s’agit de croyances, désirs, buts, standards évaluatifs, épisodes précis, représentations de soi-même ou d’autrui, etc.

Les théoriciens socio-cognitifs étudient le problème de la cohérence du comportement à partir de la notion de méta-cohérence du système de personnalité, conçu comme un réseau connexionniste. Un profil de personnalité individuel est défini par la distribution et la force des liens d’activation/inhibition entre les unités du réseau. Contrairement aux traits généraux, les profils des approches socio-cognitives (par exemple, personnalité narcissique, personnalité dépendante, sensibilité au rejet) sont associés à des conséquences comportementales de façon très fiable.

L’originalité des approches socio-cognitives tient au fait qu’elles représentent la seule tentative explicite de conceptualiser de manière rigoureuse (grâce aux moyens théoriques des sciences cognitives) de nouvelles formes de cohérence possibles et souhaitables. Il s’agit en même temps de travaux pionniers et de la seule référence existante pour une théorie de la vertu ambitieuse qui veuille avoir des bases empiriques solides.

Après avoir introduit les modèles psychologiques pertinents, dans la troisième partie de la thèse nous pourrons procéder directement à l’évaluation des ambitions des la théorie de la vertu néo-aristotélicienne, notamment (1) la possibilité d’atteindre l’excellence pratique dans plusieurs domaines de la vie morale, cette excellence étant caractérisée par une très grande cohérence dans la conduite ; (2) l’intégration et le support mutuel entre ces formes de cohérence. Nous montrerons que ce modèle n’est pas tenable et qu’une conception de la vertu en tant que « spécialisation morale » est préférable.

La psychologie traditionnelle des traits et son inadéquation pour évaluer