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La notion de personnalité et de caractère sont aussi familières que vagues. En un sens, toute dimension de variation individuelle pertinente pour le fonctionnement social et l’épanouissement de l’individu relève de la personnalité ou du caractère. Ainsi, il y a des personnes qui sont courageuses, d’autres qui sont déterminées ou timides : il s’agit des traits de caractère. Mais une personne peut correspondre aussi à un profil défini par une classification typologique spécifique, générale ou relevant d’un domaine particulier. Il y a des hyperactifs, des sur-contrôlés, des dépressifs (général), ou alors des technophiles, des étudiants distraits, des clients passifs (spécifique). Les personnes sont également différenciées par l’image d’elles-mêmes qu’elles entretiennent, par l’attitude qu’elles ont face à leurs valeurs, par la présence de buts et de projets sur lesquels leurs vies sont bâties, par la présence d’une identité fixe ou plus contextuelle et fluide. Ces processus relèvent de ce qui est appelé « le soi ».

Nous avons énuméré des traits, des types, des valeurs, des buts ou des projets qui sont enracinés dans une série de processus d’individuation. La liste pourrait être facilement prolongée. D’un côté, il y a toutes sortes de traits (généraux ou spécifiques, ex : être généreux en général ou compréhensif dans le milieu du travail), de typologies, de valeurs et de processus d’individuation. De l’autre côté, toute structure ou tout processus psychologiques capables d’affecter la variation individuelle dans les attitudes sociales et l’épanouissement personnel devraient être pris en compte. Ainsi, il y a autant d’entités psychologiques qui relèvent de la personnalité que de théories qui étudient la cognition sociale et le développement de l’individu. La dimension de la personnalité est vaste, plurielle, et ses limites sont mal définies.

Les mots « personnalité » et « caractère » ne sont pas synonymes, mais aucune détermination de leur différence n’est universellement acceptée, ni en philosophie ni en psychologie, ou selon le sens commun. La tendance à distinguer entre au moins deux sens ou deux niveaux d’analyse témoigne de l’exigence de mettre de l’ordre dans le pot-pourri des notions qui relèvent de la personnalité. Sans un travail de clarification conceptuelle qui fasse un peu d’ordre, on ne risque pas uniquement d’aboutir à des mauvaises théories de la personnalité, on risque de mettre à mal la possibilité d’une

science de la personnalité, c’est-à-dire d’un cadre conceptuel conceptuellement rigoureux et

empiriquement solide qui puisse être accepté par toutes les approches qui s’intéressent à des aspects plus spécifiques de la variation individuelle.

Etant donné que le but de cette thèse est d’instaurer un dialogue entre théorie de la vertu et psychologie empirique, il faut constater que la quantité de préliminaires nécessaires sera très importante. D’abord, pour qu’il y ait un dialogue, il faut qu’il existe une science de la personnalité et que son contenu soit pertinent par rapport aux intérêts traditionnels des philosophes. Cette pertinence doit être démontrée aussi bien en principe que de façon substantielle. En principe, car, dans le cadre d’une démarche normative de transformation du caractère, l’intérêt de considérations factuelles sur la structure de la personnalité n’est pas évident. Il faudra aborder la question épineuse du lien entre être et devoir être en philosophie morale et psychologie philosophique : ce sera l’objet du premier chapitre. De façon substantielle, car les connaissances déterminées sur la personnalité dont nous disposons à l’heure actuelle pourraient ne pas mettre en question les thèses des philosophes, même si un dialogue était conceptuellement possible : la deuxième partie de la thèse sera consacrée à l’exposition des théories scientifiques de la personnalité et à la démonstration de leur pertinence philosophique.

Après avoir prouvé (en principe) la pertinence des données factuelles en philosophie et avant d’analyser des théories spécifiques, il faut montrer qu’une science de la personnalité sérieuse existe. Une véritable science de la personnalité doit résoudre ses problèmes de filiation problématique avec le sens commun : toutes les notions qui relèvent de la personnalité sont empruntées ou au moins inspirées du sens commun. L’usage ordinaire des concepts de trait ou de type est trop polysémique, ambigu et contextuel pour que la science puisse les mobiliser sans un processus de désambiguïsation et de nettoyage conceptuel préalable. Le troisième chapitre sera consacré à l’étude de l’usage des termes de trait par le sens commun. À son tour, cette étape demande une préparation : dans le deuxième chapitre, nous analyserons les différentes approches pour déceler et interpréter les théories implicites dans la cognition ordinaire.

Enfin, dans le dernier chapitre de la première partie nous essaierons de mettre de l’ordre dans la pluralité des niveaux d’analyse de la personnalité. Il faut reconnaître que le foisonnement d’approches théoriques différentes et incompatibles qui caractérise l’histoire de la réflexion sur la personnalité tient de la complexité et du caractère pluridimensionnel du phénomène étudié. En ce sens, face à une réalité complexe et stratifiée, tant qu’on n’a pas trouvé un cadre conceptuel adéquat, il est impossible d’éviter le réductionnisme. Sans le soutien d’un cadre conceptuel fort, les théories qui démultiplient les entités et les processus paraissent ad hoc et sans véritable pouvoir explicatif. Ainsi, parmi les entités et les processus dont le rôle dans le façonnement de la personnalité est plausible (tempérament, traits, types, valeurs, buts, projets, défis personnels, émotions, sentiments, croyances, désirs, etc.), à chaque fois les théories de la personnalité ont fait un choix, cherchant à maximiser le rôle d’un sous-ensemble et à minimiser le rôle joué par le reste.

Cette situation a contribué à la perte de crédibilité de la psychologie de la personnalité : des théories

centrées sur les traits se sont opposées à des théories centrées sur les valeurs, les buts ou les projets

de vie censés définir et stabiliser la personnalité de l’individu. Aucune approche ne semble avoir les moyens de l’emporter et il est difficile de ne pas voir de l’arbitraire dans ces débats.

Le cadre conceptuel nécessaire pour mettre en perspective les différentes approches spécifiques nous est offert par la théorie de l’évolution. L’hypothèse d’une architecture cognitive « stratifiée » typiquement évolutionniste s’accorde très bien avec nos connaissances empiriques sur le fonctionnement de la personnalité. Souvent l’évolution rajoute des systèmes plus récents à des systèmes plus anciens dans la phylogenèse, tout en préservant en partie le mode de fonctionnement des derniers : le résultat est un système stratifié où plusieurs couches interagissent. La théorie de l’évolution paraît en mesure d’articuler un cadre non-réductionniste et non ad hoc de l’architecture cognitive complexe de la personnalité humaine. Les détails de ce cadre sont forcément spéculatifs (quoique cohérents avec nos meilleures connaissances), et il faut surtout retenir le projet d’une approche non-réductionniste motivée par la compréhension de l’architecture évolutionniste de la personnalité.

À partir de l’ensemble de nos connaissances sur le fonctionnement de la personnalité, nous pouvons proposer une architecture cognitive à quatre niveaux, chacun ayant probablement une histoire évolutive spécifique :

le tempérament : un ensemble de dispositions générales mais peu fiables, avec une base neurologique claire et des homologues chez les animaux. Par exemple, des tendances générales à l’extraversion ou au névrotisme sont générées par des systèmes neurobiologiques (respectivement) de motivation et d’inhibition, très anciens et bien étudiés chez l’homme.

les stratégies comportementales ou traits contextuels : peut-être aussi chez l’animal, mais certainement chez l’homme, il existe des traits plus spécifiques et contextuels, mais plus fiables. Par exemple, une timidité ou une anxiété sociale qui visent une liste spécifique de situations, et pas d’autres. Dans la situation concernée, l’attitude se manifeste de façon très fiable.

les outils de gestion de la réputation : comme nous montrerons dans le chapitre sur le sens commun, il existe dans toutes les cultures une série de concepts évaluatifs (trait, type) mobilisés dans le processus de définition et redéfinition de la réputation, dans un contexte social. Ce processus est source de variation individuelle, car la stabilisation et l’intériorisation d’une réputation affectent systématiquement les attitudes comportementales.

le « soi » : enfin, tous ces niveaux stratifiés de variation individuelle sont mobilisés et intégrés dans un processus d’individuation qui aboutit à la définition d’une identité personnelle.

D’après tout standard raisonnable, notre connaissance scientifique de la personnalité en est à ses balbutiements. Le rôle de ce cadre conceptuel est surtout de montrer que la personnalité est un phénomène psychologique qui a une identité claire et une histoire évolutive spécifique. Il s’agit d’une « espèce naturelle psychologique », c’est-à-dire un domaine sur lequel des généralisations scientifiques intéressantes et non contingentes peuvent être formulées. Dans la deuxième partie nous allons procéder à la démonstration de la pertinence pour la théorie de la vertu des théories psychologiques sur la personnalité. La troisième partie sera consacrée à l’évaluation des ambitions de la théorie de la vertu à la lumière des approches psychologiques pertinentes.

La nécessité d’une psychologie des vertus basée sur la psychologie