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Le modèle globaliste « néo-aristotélicien » en tant que représentant de la psychologie de la vertu classique

Nous avons donné une définition minimale de « théorie de la vertu », pour n’exclure aucun théoricien du débat. La théorie de la vertu est une théorie normative du caractère qui exploite le potentiel normatif des termes de traits. Malgré cela, il faut constater que, d’un point de vue historique, la discussion sur la psychologie morale de la vertu a été largement influencée par une famille de modèles psychologique très ambitieux, qui ont imposé des thèmes et des thèses substantielles. C’est une remarque importante, car, dans le but de préparer un dialogue entre la théorie de la vertu et la psychologie empirique, il faut choisir un modèle psychologique qui représente la tradition philosophique. Le but du présent chapitre est d’exposer la structure du modèle et de justifier notre choix.

Le modèle sera sans doute une abstraction, par rapport aux détails de la psychologie morale défendue par des philosophes déterminés. Cela pourra paraître gênant, mais c’est en fait nécessaire. Choisir d’analyser les détails de la psychologie morale des (par exemple) Stoïciens nous aurait donné l’impression de travailler avec des théories bien réelles, mais cela aurait été prématuré pour deux raisons. Premièrement, aux yeux des philosophes, la recherche en psychologie empirique est généralement considérée comme étant non pertinente (c’est de moins en moins vrai, heureusement) : si l’on n’opère pas une distinction entre les détails d’une théorie philosophique et certains postulats plus généraux qu’elle mobilise, on met une pression exagérée sur la psychologie, ce qui ne favorise pas le dialogue. C’est comme si on demandait aux psychologues de mettre en avant les recherches qui auraient mis à l’épreuve de manière déterminée une certaine théorie stoïcienne, ou alors de quitter la table de négociation. L’attitude selon laquelle les seuls psychologues pertinents sont ceux qui ont étudié exactement la même question qui a occupé les philosophes est l’ennemi principal de tout dialogue fructueux.

Deuxièmement, la distinction entre postulats fondamentaux et détails spécifiques est de toute façon nécessaire pour l’évaluation d’une théorie de psychologie morale. Si les postulats de base paraissent problématiques, évaluer le bien fondé empirique des détails n’a pas de sens. Il y a un ordre logique à suivre.

Nous définissons le modèle psychologique des vertus qui sera analysé dans le présent travail « néo-aristotélicien ». Il ne s’agit pas de la théorie de la vertu d’Aristote dans tous ces détails, mais d’un modèle plus général et représentatif de la pensée ancienne sur la vertu. Néanmoins, en ce qui

concerne la nature est les rapports entre les vertus, ce modèle se rapproche davantage de la formulation aristotélicienne, tout en restant fidèle aux postulats plus généraux de la psychologie ancienne des vertus. La formulation aristotélicienne est celle qui est plus apte à engendrer un dialogue fructueux avec la psychologie contemporaine.

Le modèle néo-aristotélicien

La question fondatrice de l’éthique ancienne est « comment vivre ? ». La réponse de la théorie de la vertu est nette : le meilleur investissement pour une vie qui se rapproche le plus possible de la meilleure vie qui puisse être vécue est le développement d’un caractère vertueux. La vertu – conçue comme condition unitaire de l’individu vertueux – est l’excellence du caractère. Quelles que soient les circonstances, un individu vertueux agit de façon opportune et moralement impeccable. La vertu est une forme de savoir vivre, une véritable expertise dans l’art de la vie. Il ne s’agit pas d’une façon de s’exprimer : la philosophie ancienne a littéralement conçu la vertu comme une forme d’expertise et de savoir sui generis, portant sur la manière dont il faudrait vivre.

La psychologie morale des vertus des anciens est inspirée par les théories de l’excellence pratique et technique qui étaient répandues à l’époque (voir le chapitre sur la psychologie de l’expertise). Un bon artisan ne se limite pas à fabriquer des chaussures de qualité plus souvent qu’un citoyen lambda ne pourrait le faire. Avoir une capacité supérieure à la moyenne n’est pas suffisant. Un artisan capable fabrique de bonnes chaussures (presque) tout le temps. En termes techniques, sa performance est stable (il peut fabriquer des chaussures aujourd’hui, il pourra les fabriquer dans deux ans) et cohérente. En particulier, il s’agit d’une cohérence inter-situationnelle : dans toutes les situations différentes dans lesquelles ses capacités devraient se manifester, elles s’y manifesteront. Supposons qu’il sache fabriquer des chaussures, des sacs et des gants. Il doit être en mesure de les fabriquer en hiver, en été, en ayant beaucoup de temps à disposition, en étant très pressé et dans toute autre situation raisonnablement compatible avec la pratique de son activité, que les circonstances soient favorables ou défavorables. C’est un modèle d’excellence.

De la même façon, le vrai courage doit se manifester dans la bataille, dans la vie politique, pendant la chasse, et cela qu’on ait le temps de se préparer et que les circonstances soient favorables ou qu’on doive réagir à une urgence dans une situation extrême. Le courage, comme toute autre vertu, doit être caractérisé par une cohérence inter-situationnelle très élevée. L’individu courageux doit toujours manifester son courage lorsque la situation le demande. En ce sens, la psychologie morale classique est ambitieuse : elle avance comme modèle une véritable condition d’excellence.

Mais comment une telle forme d’excellence serait-elle psychologiquement possible ? La théorie de la vertu classique est ambitieuse dans un deuxième sens, elle est ambitieuse en tant que théorie psychologique, car elle croit pouvoir donner une réponse substantielle et informative à cette dernière question.

Le corpus de connaissances pratiques propres à l’expertise de vie de l’individu vertueux a été conçu comme étant très unitaire (voir le chapitre sur la sagesse, paragraphe sur le rôle unificateur de la sagesse). C’est là une dimension holiste fondamentale de la théorie de l’expertise des anciens. On ne peut pas maîtriser un genre de poésie sans maîtriser tous les principes et les formes de l’art poétique. On ne peut pas être expert dans la conduite d’un seul type de bateau sans avoir une compréhension profonde de l’art de la navigation. La compréhension des principes généraux qui règlent un domaine est nécessaire pour atteindre un niveau de performance important. Il est possible d’apprendre des compétences isolées par simple imitation et par expérience, mais la qualité de la performance sera modeste. Seule la théorie nous permet d’atteindre des résultats importants et de laisser derrière nous l’imprécision et les approximations. Mais la théorie qui unifie un domaine d’action doit être assimilée dans sa globalité : il n’y aurait aucun avantage à comprendre uniquement la moitié des principes de l’art poétique.

En ce qui concerne la dimension morale, cette attitude holiste est accentuée : dans une vie moralement excellente, on opère sans doute des arbitrages entre les valeurs et les besoins les plus importants pour un être humain. Partir à la guerre pour défendre sa patrie ne peut être une décision moralement excellente que si elle se base sur une analyse correcte des priorités entre intérêt personnel, familial et collectif. Il faut que l’individu comprenne les tenants et les aboutissants des principaux domaines de la vie. Si l’individu n’attribue pas la juste valeur à sa propre vie et au rôle qu’il peut jouer dans sa famille, il risque de se sacrifier trop facilement. S’il n’attribue pas suffisamment de valeur à l’intérêt collectif, il va se renfermer dans des choix égoïstes. Il semble que l’expertise de vie soit par définition unitaire et globale.

Cependant, une conception trop monolithique du savoir pratique qui serait à la base de la vertu ne facilite pas le dialogue avec la psychologie contemporaine22. La version aristotélicienne de cette

22 Par exemple, Socrate (à partir du Protagoras) et les stoïciens Zenon et Ariston semplent soutenir que les différentes vertus ne correspondent pas à des corpus de savoir distincts. D’un point de vue psychologique, il y a une seule et unique vertu appliquée à des domaines distincts, tout comme la vue, qui est unique, permet de percevoir des scènes différentes. Le courage est la générosité ne seraient que la vertu appliquée à des problèmes différents. Ce serait difficile de mettre la psychologie contemporaine en relation avec une telle conception. Voir chapitre sur la sagesse, paragraphe sur le rôle unificateur de la sagesse.

doctrine (selon laquelle la vertu est une forme d’expertise rendue possible par un corpus de savoir pratique très unitaire) maximise la possibilité d’un échange fructueux.

Chez Aristote, on retrouve une forme de pluralisme de la vertu : il est possible de diviser le corpus de connaissances intériorisée par l’individu vertueux en un nombre limité de macro domaines de base. Chaque domaine correspond à une vertu spécifique. La détermination des domaines ne correspond pas à la spécificité sociologique d’une culture donnée mais à des problèmes que tous les être humaines doivent affronter. Contrairement à certaines évaluations d’Aristote, selon lesquelles l’on ne pourrait appliquer ça conception de la vertu qu’à son propre contexte culturel, sa stratégie est universelle23. Par exemple, il n’y a pas des vertus spécifiques aux métiers ou aux rôles sociaux (les vertus du commerçant, les vertus de l’avocat, les vertus sacerdotales), mais la vertu du courage est requise dans tous les contextes où il faut gérer des émotions face au danger, que ce soit dans la bataille ou dans la vie publique. La vertu de la justice est requise dans tous les cas où il s’agir de repartir des mérites, des responsabilités et des ressources. Bien sûr, un commerçant ou un avocat devrons maîtriser un corpus de connaissances pratiques spécifiques à leur fonction (et, si on le veut, on peut bien donner un sens dérivé à la notion de vertu d’un avocat), mais la vertu concerne des « fondamentaux » du savoir vivre, des classes de problèmes que tous les être humain finirons par avoir, quelle que soit leur culture d’origine.

Les différents corpus d’expertise qui constituent la vertu ne peuvent être appris et maîtrisés qu’en même temps, car (pour les mêmes raisons qui ont poussé la philosophie de la vertu ancienne à envisager une unité encore plus radicale) ils sont complémentaires. Au début de ce processus, on peut avoir des réactions émotionnelles qui vont dans le bons sens, par exemple, ne pas avoir peur face à un ennemi dans la bataille. Il s’agit de ce qu’Aristote appelle vertus naturelles. Il n’y a pas de d’implication mutuelle entre vertus naturelles. On peut avoir une tendance naturelle à la justice et au courage mais non à la générosité. Les vertus naturelles correspondent à de bonnes réactions émotionnelles. Mais elles ont besoin d’être calibrées : même si l’on n’a pas tendance à fuir face au danger, il reste encore un gros travaille de dressage émotionnel à faire.

Il faut que la réaction émotionnelle soit parfaitement adéquate et proportionnelle à la gravité de la situation. C’est la doctrine aristotélicienne du juste milieu. Ce n’est pas suffisant que les émotions aillent dans le bon sens : l’action efficace demande un calibrage fin. Face à une personne en détresse, on risque facilement d’avoir trop ou trop peu de compassion. L’individu vertueux aura exactement le niveau de compassion requis dans le contexte.

« Ainsi également, se livrer à la colère est une chose à la portée de n’importe qui, et bien facile, de même donner de l’argent et le dépenser ; mais le faire avec la personne qu’il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d’une façon légitimes, c’est la une œuvre qui n’est plus le fait de tous, ni d’exécution facile, et c’est ce qui explique que le bien soit à la fois une chose rare, digne d’éloge et belle24. »

Pour cette raison, le premier composant de l’éducation à la vertu chez Aristote est un dressage fin des réactions émotionnelles. Cela n’est possible que grâce à l’imitation d’individus qui sont déjà vertueux : dans un contexte donné, le jeune doit chercher à réagir de la même façon que l’adulte déjà vertueux.

Mais la théorie de la vertu d’Aristote ne se réduit pas à un dressage des émotions, aussi fin soit-il. Aristote envisage un rôle pour le raisonnement et la délibération. La vie morale est trop complexe, même pour des instincts bien éduqués. Il faut une dimension ultérieure de calibrage, car, dans des cas problématiques, l’individu bien éduqué aura des intuitions divergentes. Ici Aristote fait preuve de réalisme et de plausibilité psychologique. Au lieu de postuler une espèce de sensibilité morale monolithique, il se rend compte qu’il y aura des divergences d’intuitions. A ce stade avancé de la bataille, faut-il infliger une dernière attaque décisive ? Ce serait une preuve de courage ou une manifestation d’injustice, car l’ennemi a été loyal et il mérite d’être épargné ? Ce n’est qu’une capacité de jugement supérieure qui pourra trancher, et cette capacité chez Aristote est la « sagesse pratique » ou prudence (phronesis). La prudence est une capacité unique qui permet de gérer des conflits entre des intuitions morales incompatibles. Chez Aristote, les émotions morales ne sont pas uniquement raffinées (on a vu qu’elle doivent être calibrées d’une façon extrêmement fine), elles sont aussi flexibles, car elle doivent être en mesure de s’adapter et de suivre l’arbitrage et les compromis proposés par la sagesse pratique. En ce sens, chez Aristote l’éducation à la vertu produit des habitudes fines, de « haut niveau » et « intelligentes ».

Le dressage des émotions procède en même temps que l’entraînement de la prudence. Le jeune imite les réactions émotionnelles de modèles de vertus, en même temps qu’il s’entraîne à résoudre les premiers conflits qu’il rencontre. Au début, ses performance vont être mauvaises : il va avoir des mauvaises intuitions et il va gérer mal les conflits qu’il perçoit entre ses intuitions. Progressivement, tout les éléments vont se mettre en place, jusqu’au moment où les réactions émotionnelles sont adéquates et la capacité de jugement est mûre. Au fil du développement de la vertu, il y a co-dépendance entre prudence et vertu morales. La capacité de jugement ne peut être bonne que si les émotions sont bien éduquées ; en même temps, les arbitrages passés de la prudence

sont nécessaires pour raffiner les réactions émotionnelles futures. Il n’y a de progrès que grâce à un cercle vertueux dans lequel tous les processus s’améliorent grâce à l’amélioration simultanée des autres éléments du système.

« On voit ainsi clairement, d’après ce que nous venons de dire, qu’il n’est pas possible d’être homme de bien au sens strict, sans prudence, ni prudent sans la vertu morale. Mais en outre on pourrait de cette façon réfuter l’argument dialectique qui tendrait à établir que les vertu existent séparément les unes des autres, sous prétexte que le même homme n’est pas naturellement le plus apte à les pratiquer toutes, de sorte qu’il aura déjà acquis l’une et n’aura pas encore acquis l’autre. Cela est assurément possible pour ce qui concerne les vertus naturelles ; par contre, en ce qui regarde celles auxquelles nous devons le nom d’homme de bien proprement dit, c’est une chose impossible, car en même temps que la prudence, qui est une seule vertu, toutes les autres seront données.25 »

Le processus peut ne pas aboutir : c’est le cas de la faiblesse de la volonté (acrasie : incapacité à suivre son propre jugement) ou de la condition de qui ne suit son meilleur jugement qu’avec beaucoup d’effort (encrasie). Dans une bataille, l’acratique n’arrive pas à aider son ami en difficulté, même s’il reconnaît qu’il faudrait le faire, et cela parce qu’il est paralysée par la peur. Dans la même situation, l’encratique finit par aider l’ami en détresse, mais au prix d’un effort considérable de maîtrise de soi. Chez ces individus, les émotions ne sont pas suffisamment flexibles pour s’adapter au jugement de la prudence. L’éducation de la vertu est un processus délicat et complexe.

La version aristotélicienne de la théorie de la vertu en tant que forme d’excellence dans l’art de vivre est en même temps pluraliste et unitaire. Elle pluraliste, car Aristote conçoit les vertus morales comme des corpus différentes d’habitudes et d’attitudes émotionnelles. Au niveau psychologique, le courage et la justice sont distincts et peuvent entrer en conflit. En même temps, la sagesse pratique est unique et elle ne peut fonctionner correctement que si les vertus morales sont développées : en ce sens, les vertus s’impliquent et sont nécessairement possédées en même temps.

25 1144B 30–1145a Ibid. 335-336. Sans éducation et entraînement rigoureux, les vertus naturelles ne sont pas suffisantes pour développer la forme « pleine » des vertus correspondantes (le courage naturel n’est pas suffisant pour être vraiment courageux).

L’ambition morale du modèle « néo-aristotélicien » : la psychologie de l’excellence morale vs. la psychologie de la « décence » morale

La psychologie des vertus du modèle néo-aristotélicien est une psychologie de l’excellence morale, non d’un niveau de moralité respectable, suffisant ou adéquat. Dans le cadre de la philosophie ancienne, cet aspect n’est pas du tout spécifique à Aristote. La théorie de la vertu décrit le fonctionnement psychologique d’une personne exceptionnelle : le sage. L’idée selon laquelle il existe un nombre limité de personnes qui sont caractérisées par un niveau de moralité supérieur et qui devraient être prises comme modèle de conduite par tous les autres se rapproche d’un universel culturel. C’est en tout cas un présupposé considéré comme évident dans les traditions philosophiques orientales et occidentales.

Les théories de la vertu sont en compétition pour expliquer la psychologie du sage : il n’y a pas de doute sur la façon de poser le problème. Dans l’antiquité, en ce qui concerne l’individu sage, tous faisaient référence à une dimension supérieure d’existence et de conduite morale.

Aujourd’hui, cet élément de la définition de la théorie de la vertu ne fait plus de consensus. Cela est du à l’influence d’une tradition anglo-saxonne en théorie de la vertu, initiée par Hume, qui a littéralement change de sujet26, concevant le but de la théorie de la vertu comme étant celui d’expliquer la psychologie de la « décence » morale. Par décence morale, nous entendons le niveau de moralité d’un sujet pleinement socialisé (avec succès) dans sa communauté. Il n’est pas question d’héros moraux, mais plutôt du citoyen modèle. Pour utiliser un terme qui est en même temps commun et technique dans ce contexte, c’est le « gentilhomme ». Le gentilhomme, au sens technique, est le modèle de la réussite sociale. Quelqu’un parfaitement à l’aise avec les mœurs, les normes et les attentes de sa société, actif avec succès dans la vie privé, dans son travail et au service de sa communauté.

C’est un idéal beaucoup plus modeste et « proximal ». C’est aussi un idéal beaucoup moins utopique. Même s’il a été toujours possible de citer des exemples concrètes de sagesse, le profil du gentilhomme est sans doute beaucoup plus répandu est clairement identifiable. Des gentilshommes, il y en a des milliers. En ce sens, l’étude de la psychologie de la décence morale s’apparente beaucoup plus à une démarche descriptive que normative. C’est l’étude de la psychologie d’une