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Prudence et moindre mal, mésalliance démocratique

Phronésis, sophia, noos, épistèmé

Le destin du consensus est intimement lié au concept de prudence. A en croire Pierre Aubenque, Aristote a utilisé le concept de phronèsis (frónhsij)

dans une sémantique évolutive : « disposition s’accompagnant de raison et de vérité tournée vers l’action et concernant les biens humains.1 » La prudence n’est pas une poièsis (po…hsij) puisqu’elle vise à l’action, elle est plus proche d’une

praxis (pr©xij). La prudence serait alors un art ? Non, nous dit Pierre Aubenque,

car elle n’est ni une science, ni un art, il reste qu’elle soit une disposition (ce qui la distingue de la science) et il ajoute l'adjectif « pratique » (ce qui la distingue de l’art). Il en arrive à recomposer la définition aristotélicienne par une exégèse qui aboutit à la définition suivante : « la prudence est une disposition pratique concernant la règle du choix ; il ne s’agit pas ici de la rectitude de l’action mais de la justesse du critère.2 » Dans les premiers écrits d’Aristote, rien ne différencie la

phronèsis de la sophia (sagesse), du noos (connaissance) ou de l’épistèmé (science) qu’il qualifie d’ailleurs comme telle dans la Métaphysique. Il n’y a que

dans les traités éthiques que la phronèsis prend son sens de prudence tel que nous l’avons repris en termes de choix de l’action droite.

Ce n’est donc qu’à partir de l’Ethique à Nicomaque qu’il utilise un nouveau champ sémantique de la phronèsis qui, sortant du monde contemplatif pénètre le monde de l’action et où elle devient un moyen, une vertu : subordonnée à la sagesse elle n’est plus qu’un moyen, une intuition morale au service de ce qui est utile et bon à l’homme. Elle devient concrète et intimement liée au monde réel pour une action droite sans référence à la norme transcendantale.

En synthèse il semble que la philosophie d’Aristote crée un nouveau cadre de la phronésis, cela permet de l’extraire d’une dialectique sémantique et de lui donner à la fois une vocation contemplative et une exigence pratique. Aristote n’amène pas une vraie et une fausse définition, mais bien une nouvelle définition, un nouveau cadre. « L’existence du prudent, telle qu’elle est attestée par le langage des hommes, précède la détermination de l’essence de la prudence.3 » l’homme prudent est, en quelques sortes, un peu sartrien dans la nécessité. Il doit s’imposer une acuité : la prudence est une prise de conscience de l’importance du présent que nous connaissons car la prudence a besoin de raison droite (scientifique) et raison pratique. Elle est cette passerelle entre l’intention et l’action, entre « l’intention de vérité d’un côté et l’intention de profit de l’autre. 4» Elle représente « la chance et le risque de l’action humaine » et nous conclurons en suivant Aubenque, qui éclaire notre route pour ce travail :

« Elle (la prudence) est le premier et le dernier mot de l’action humaine. Elle est le premier mot et le dernier de cet humanisme qui invite l’homme à vouloir tout le possible, mais seulement le possible, et à laisser le reste aux dieux.5 »

1. Aristote, Ethique de Nicomaque, VI, V, 6, Paris, Flammarion, « GF », 2001, p. 175. 2

. Pierre Aubenque, la prudence chez Aristote, Paris, puf, 2004, p. 34.

3. Id., p. 35. 4. Id., p. 121. 5. Id., p. 177.

Prudence et consensus, entre éthique et politique.

Le consensus est lié à la prudence dans ses deux acceptions :

Le consensus cicéronien quand il dépend de la nature seule dans une harmonie, une sympathie des éléments entre eux et qui n’a pas droit de cité dans les affaires humaines. Il est aussi en lien avec la Prudence dans son autre acception quand il devient un moyen au service de l’homme dans ce qui lui est utile pour l’action. Ici se situe la prudence et le Consensus : à la limite entre l’éthique et le politique. C’est par cette position double que lui confère le sens antique que le consensus se pense et se veut prudent. Il est un processus qui s’insère parfaitement dans le milieu hospitalier tout simplement par le fait que l’hôpital se transforme en entreprise. L’hôpital devient cette hétérotopie qui mélange les genres éthique et politique ; éthique par sa culture soignante et politique par ses nouvelles contraintes sociétales, mais aussi scientifique et technique, savoir et savoir-faire, ce qui correspond à ce que dit Aristote quand il parle de « droite raison ».

Le consensus est un aboutissement qui, dans ses promesses, convient autant à ceux qui revendiquent du sens moral qu’à ceux qui aspirent à des résultats politiques et économiques. Il trouve une confiance a priori dans les deux camps mais peut-être pas sur les mêmes fondements. Les premiers attendront de lui cette harmonie et cette sympathie naturelle dont parle Cicéron quand les seconds lui confèreront une utilité à leur projet institutionnel (même si cette utilité est pensée en termes de bien). Le consensus, dans l’organisation hospitalière, a trouvé un terrain de prédilection du fait de ses accointances avec l’éthique et la politique mais il doit nous interroger dès le moment où ces accointances sont en conflit entre elles. Si le consensus trouvait ses lettres de noblesse à l’hôpital nous construirions nos décisions sur un paradoxe ou un non sens. Il ne reste qu’à galvauder l’utile et le bon en « profit », en « croissance » pour faire, de la prudence comme du consensus, des frères d’arme au service de l’action politique utilitariste anthropocentrique.

Or, si Aristote dit dans le Des parties des animaux que « la nature tire le meilleur parti des possibles dont elle dispose », il a en vue des analogies humaines et là doit se faire la différence entre un « moindre mal », qu’à théorisé Aristote dans son Ethique à Nicomaque, et le « meilleur des possibles » :

Le meilleur des possibles dont on dispose, n’est pas différent pour un homme d’accéder à un moindre mal quand l’action nous presse. Un arbre, qui pousserait à l’ombre d’un autre, tenterait de s’en écarter autant que faire se peut, dans les limites du possible : le meilleur du possible dont il dispose, qu’il a sous la main. Ce meilleur là n’est qu’un moindre mal car la nature n’a pas d’autre choix que ceux dont elle dispose. La nécessité l’oblige. « La Nature tire le meilleur parti des possibles dont elle dispose », revient à dire : la nature tire le moins mauvais parti parce qu’elle est contrainte par elle-même, elle ne peut pas s’affranchir d’elle-même.

Alors que l’homme, lui, dans sa délibération (boÚleusij= boulésis)

, va

pouvoir opérer des choix (proa„resij

= proaïrésis) qui procèdent de cette

dernière qui peuvent l’affranchir de la nature et c’est dans cette acception que les utilitaristes vont se vautrer en occultant la pensée d’Aristote qui dérange et qui dit que cette proaïrésis est ce qui engage notre liberté, notre responsabilité et notre

mérite. Il y a dés lors confusion dans l’utile, entre ce qui est profitable à l’homme et ce qui est bon pour l’homme : entre avoir du Bien et ce qui est Bien pour être.

Ainsi, la confusion contamine le champ éthique entre moindre mal et meilleur possible : nous nous heurtons quotidiennement aux limites que nous oppose la nature. Par exemple, il est impossible qu’un remède ne soit aussi poison, c’est le paradoxe du pharmakon (f£rmacon). Mais justement, l’homme a la possibilité d’envisager mieux que cela, il peut viser bien plus haut puisqu’il peut imaginer d’autres possibles (ceux dont il ne dispose pas dans l’immédiat mais qu’il sait accessibles) : avant de se planter auprès d’un grand arbre il peut choisir d’aller se semer dans un meilleur espace où il pourrait mieux s’épanouir avec et pour l’autre. Il peut donc envisager un meilleur possible supérieur à celui dont dispose la nature car la nature elle, ne délibère pas. En délibérant et en faisant des choix, l’homme peut gouverner le pharmakon, alors que l’animal ne le peut. L’homme peut s’affranchir, et quand il prend conscience qu’il le peut, alors il le doit, c’est ce que reprendra Sartre dans sa « condamnation à être libre ». Néanmoins, nous ne saurions que trop insister sur la propension humaine à se satisfaire des limites de la nature. S’en libérer demande un effort surhumain… Nous reprendrons cette idée dans la troisième partie.

Revenons à ce meilleur possible, est-il accessible grâce à la boulésis et la

proaïrésis (la délibération et les choix, les décisions justes) ? Aristote sait que la délibération ne se suffit pas à elle-même, car emprunté au système politique elle porte sur les moyens et non sur la fin. Il apporte à ce sujet un nouveau concept : l’eubolia (eÙboul…a) : « dont le concept même implique l’idée d’une certaine rectitude (ÑrqÒthj), et plus particulièrement sur la rectitude de l’entendement.1 » Aristote finalise sa définition de l’eubolia avec une empreinte politique et une petite confusion, selon Aubenque, qui ne permet pas de distinguer l’action techniquement efficace de l’action moralement bonne, de l’utile et du bien : « rectitude relative à l’utile, portant à la fois sur la fin à atteindre, la manière et le temps.2 » La critique d’Aubenque est certainement pertinente mais nous remarquons qu’ici, Aristote reprend une logique théorisée dans sa Rhétorique, symbolisée par les trois piliers de soutènement que sont : la manière, la fin et le temps (l’éthos, le télos et le kaïros). L’eubolia est, de fait, refusée à l’incontinent et au pervers nous dit Aristote… si tant est que l’on puisse les démasquer. Nous savons qu’en réunion de consensus, le pervers et le muet portent tous deux le masque du phronimoï. Le faux a ceci en propre qu’il ne s’affiche jamais en tant que tel. Il porte toujours le masque du vrai.

Telle que définie par Aristote, cette bonne délibération se doit d’être nourrie de liberté, de responsabilité et de mérite… c’est de l’éthos que dépendent donc la bonne délibération et le juste choix : ainsi se construit le phronimoï, c'est- à-dire le sage en termes de prudence. Car c’est le propre de l’homme prudent que de bien délibérer, ni Dieu, ni l’animal ne délibèrent, seul l’homme le fait. Or bien délibérer procède de ce qui va habiter la délibération : la qualité des motivations et des intentions qui les meuvent : avec d’une part la force ou la faiblesse avec laquelle elles seront portées, et d’autre part la qualité éthique ou politique qui les meut. Nous voyons ici la difficulté de juger une bonne délibération. Les tours

1. Id., p. 116. 2. Id., p. 117.

génoises de surveillance de la qualité de la délibération seront postées selon que le juge sera prince ou philosophe.

Quant à la proaïresis (l’art de faire des justes choix), est le moment éminemment éthique du choix, de la décision car c’est ce moment qui engage sa liberté, sa responsabilité et son mérite et c’est à ce moment que se cristallise le consensus. Malgré l’affirmation d’Aristote de la suprématie de la fin sur les moyens, nous sommes toujours tentés d’inverser le théorème. Surtout que rien n’empêche les utilitaristes de se revendiquer d’Aristote en prônant que la fin

justifie les moyens.

Le fossé entre vertu et moindre mal

Revenons sur la vertu et surtout sur la définition qu’en donne Aristote : elle est une juste mesure entre un excès et un défaut. « La vertu est donc une sorte d’attitude moyenne entre deux vices, l’un par excès l’autre par défaut. La vertu est une attitude moyenne mais une extrémité selon l’excellence et le bien.1 » Nous avons l’habitude, depuis Aristote, de considérer le moindre mal comme une vertu, un bien en soi. Or, ce n’est pas exactement ce qu’il raconte : Aristote nous dit « Ce serait la même prétention que de soutenir qu’il y a dans la pratique de l’injustice, de la lâcheté, de la licence : juste moyenne, excès et défaut. Dans ces conditions il y aurait dans l’excès et le défaut une moyenne, un excès de l’excès et un défaut du défaut.2» Aristote nous recentre aisément sur le fait que seule une juste mesure permet d’atteindre la vertu, de la même façon l’excès et le défaut ne peuvent être autre chose qu’eux-mêmes. Demander donc à l’excès et au défaut de s’étirer chacun d’eux en excès et en défaut reviendrait à briser l’étalon mètre de la vertu. On ne peut donc trouver une vertu ni dans l’excès, ni dans le défaut puisqu’ils sont, par définition, extérieurs à cette juste mesure. Il n’en est pas de même dans le registre de la tekhnè médicale où nous pouvons nous retrouver devant des choix dont aucun n’est satisfaisant à 100%. Nous allons voir, à ce propos, que l’exemple de l’excision en Afrique, quand elle essaye de frayer avec la médecine, nous propulse dans une aporie dès lors que se mélangent les registres de la technique et de la morale. C’est pour cette raison qu’il convient d’abandonner l’idée d’une juste mesure entre deux maux, nous serions sûrs de nous satisfaire d’un mal. Quant au moindre mal, s’il reste souvent le meilleur des possibles disponibles, il convient toujours de vouloir le dépasser.

Si un défaut d’excès est inconcevable qu’en est-il d’un moindre mal ?

Le moindre mal n’est-il pas justement le défaut d’un défaut, ou le défaut d’un excès ? Si nous déterminons un mal en soi, nous pouvons l’étirer et obtenir de ce mal une forme de nuancier qui va se décliner entre le moindre mal, le mal lui-même et son pire. En aucun cas la juste mesure entre un moindre mal et son pire sera un bien en soi, elle ne peut être qu’un mal en soi. De ce fait, nous rejoignons Aristote sur l’idée que le moindre mal fait figure de bien eu égard à un

1

. Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre II - 1107a, trad. Jean Defradaz, Paris, Pocket, 1992, pp.63- 64.

2. Aristote, éthique de nicomaque, Livre II -VI -19,. trad. Jean Voilquin, Paris, Flammarion,

mal plus grand. Et nous ajoutons un principe qui renforce cette idée et qui doit empêcher de penser qu’un moindre mal puisse être conduit comme un bien, il ne fait que seulement figure de bien, c'est-à-dire qu’il porte le masque du bien sans l’être. Il est évident que ce qui porte le masque du bien n’est pas un bien en soi, non ! Si le moindre mal passe pour un vraisemblable bien il n’est en aucun cas et ne sera jamais un vrai bien. S’il n’est pas un vrai bien il faut le considérer comme un simple mal et rien d’autre. Démasqué, le moindre mal n’est qu’un faux bien ! Ce ne sera donc qu’un mal en soi, et s’en contenter ne sera se contenter que d’un mal et de rien d’autre. Voilà pourquoi, dans une situation clinique, il faut se méfier au plus haut point des solutions qui n’offrent que des références morales négatives, c’est précisément là que le moindre mal fait figure de bien et qu’il convient de vérifier si l’action est nécessaire. Une action de moindre mal ne peut être créditée d’une forme de prendre-soin que si un pire est inéluctable. A partir du moment où une non décision reste possible, elle sera préférable à un moindre mal car elle suspend le jugement et promeut la réflexion en vue d’un meilleur possible. Dans ce sens, sur un même mal on ne peut concevoir qu’une blessure volontaire soit considérée comme un bien en soi si on la compare à un assassinat. On ne peut considérer que tuer un homme est un bien en soi quand l’alternative serait d’en tuer dix. Le moindre mal restera à jamais un mal et il convient que nous ne nous leurrions pas nous-mêmes en nous habituant à entendre le moindre mal comme un bien en soi. Cette attitude tendrait à faire le lit d’une pensée sans résistance et complice d’une transparente et tragique destinée.