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Le consensus exprimé comme résultat d’une délibération mérite à chaque fois des précisions : a-t-il été unanime ? A-t-on procédé à un vote ? A-t-il donné lieu à des négociations, à des compromis ? Car pris en tant que tel, il pourrait très vite faire office de vérité. Or, on se rend très vite compte que le consensus n’est pas nécessairement l’avis de tous, encore moins la voix d’une conscience collective. Voilà le reproche principal fait, non pas au consensus, mais à ceux qui voudraient que le consensus auquel ils ont participé soit compris dans ce sens. D’ailleurs, il n’est pas certain que tous les participants au dit consensus veuillent revendiquer la paternité de cette nouvelle conscience publique…

Les groupes de décision qui pratiquent les méthodes de recherche de consensus ont quelquefois recours au vote à la majorité. En tout cas, certains de ces groupes cherchent à exprimer la voix de la majorité. C’est le cas du Comité Consultatif National d’Ethique comme nous le dit Nicolas Aumonier : « En prenant position dans le débat, le CCNE choisit de représenter la tendance majoritaire. Cependant la généralité de son objet, l’éthique, a pour conséquence de faire de la ligne majoritaire, la seule ligne éthique.1 » Le point d’achoppement entre consensus et majorité se fait d’emblée sur un questionnement éthique qui nous conduit sur les concepts d’universalité et de plus grand bien pour le plus

grand nombre2. Entre universalité et majorité (entendue comme plus grand nombre) on ne peut que constater le fossé entre le tout et le presque tout !

Le problème se corse quand l’écart entre la majorité et la minorité est infime comme dans la plupart des cas de nos élections présidentielles. Dans ce cas, la minorité ne représente qu’un peu moins de la moitié de la population électorale. Nous savons par expérience que ce qu’une majorité a fait, une autre peut le défaire et donc que les décisions d’une majorité sont plus proches de l’arbitraire que de l’universel (objectif général de l’éthique).

Or le CCNE, dans le texte rédigé par Lucien Sève définit l’éthique sur le modèle de ce qui est « acceptable pour le plus grand nombre3 » et cette acception coïncide assez bien avec ce que produit une majorité. Le risque me semble évident, dans le sens ou la majorité, par le pouvoir qu’elle détient, peut imposer à la minorité des règles qui peuvent lui être délétères. Le risque est bien sûr qu’une majorité trébuche dans une forme de légalisme moral au détriment d’une minorité. Entre universel et plus grand nombre se creuse le même fossé qu’entre idéal et réalité, mais accepter le plus grand bien immédiat pour le plus grand nombre en politique c’est faire aussi le choix d’accepter un mal pour le plus petit nombre. A ce stade, il suffit de ne pas se tromper de camp… Nicolas Aumonier nous rappelle très justement qu’ « en pratique, majoritaire ne veut pas dire immédiatement éthique.4 » Le CCNE a fait le choix, pour ses avis (rares) qui ne furent pas unanimes, de passer au vote et de retenir l’avis de la majorité. La majorité exprimée se présente ainsi, du fait de la soumission consentie par la minorité,

1. Nicolas Aumonier, « L’éthique consensuelle au CCNE et ses limites » in Alain Létourneau et

Bruno Leclerc, Validités et limites du consensus en éthique, Paris, L’Harmattan, 2007, p.87.

2

. Selon la formule de J. Bentham que nous allons développer.

3. CCNE, Recherche biomédicale et respect de la personne humaine, Paris, La Documentation

Française, 1988, p. 12-13.

comme la volonté générale admise. Quelques courageux s’insurgent dans certaines situations, d’où la réaction de Mme Labrusse-Riou quand Jean Bernard refusait d’afficher les opinions minoritaires (chose que font les juges américains). Le fait de ne pas afficher les opinions minoritaires, exprime la volonté même de ne pas exhiber au grand public la dissension au sein du comité. Comme si le comité était à chaque fois unanime. Il s’agit clairement de prétendre faussement à la volonté générale par la seule voie de la majorité. Les quelques membres rebelles à ce fonctionnement sont encore minoritaires.

Partant de là il ne reste plus qu’à faire le pas suivant qui consiste à reconstruire l’unanimité bancale en présentant le résultat comme pouvant rassembler toutes les consciences. Si l’intention de produire une réflexion éthique n’est pas en cause, le résultat en termes d’unanimité et de consensus, lui me semble suspect. Les dissensions exprimées par la minorité disparaissent dans l’expression du consensus. Ce qui n’était pas vrai pour tous lors de la délibération devient vrai pour tous dans le résultat. Le fait de ne pas présenter le résultat tel qu’il est produit, à savoir par le vote, provoque la disparition et la dilution de la dissidence minoritaire dans le consensus.

Ce qui me paraît d’autant plus curieux, c’est qu’une minorité dans un groupe de réflexion éthique puisse accepter de se dissoudre de la sorte. Comment ne pas parler de violence exercée à l’encontre de la minorité quand la majorité fait de sa loi une morale. Nicolas Aumonier rappelle que seul l’avis n°8 du CCNE a fait l’objet de divergences publiquement exprimées. Dans les autres cas de dissidences non rendues publiques (et donc supposées1), cette énergie dissensuelle s’est perdue, évaporée, dans la candeur de l’unanimité. Alexis de Tocqueville imaginait au début de son voyage en Amérique après ses premiers contacts « une société où tous, regardant la loi comme leur ouvrage, l’aimerait et s’y soumettraient sans peine.2 » Le consensus, pour Tocqueville, devrait se faire naturellement par l’évidence que produit la démocratie : l’homme doit comprendre que l’intérêt particulier se fond dans l’intérêt général. Au début de son analyse, la démocratie n’est guère éloignée de l’idéal politique mais il remarqua plus tard que le chancre de cette démocratie résidait dans les rapports entre la majorité et la minorité. Une condition de l’idéal démocratique de l’Amérique fut « l’égalité dans les fortunes et les intelligences3 » précise-t-il, le problème est que pour notre société actuelle nous nous sommes considérablement éloignés de cet idéal.

Cela ne gène pas tout le monde, bien au contraire ! Il faut accorder à Habermas une part de raison dans le sens où effectivement, le processus doit pouvoir fonctionner à plein quand le groupe entier a besoin de construire du sacré, il parle d’empathie solidaire comme condition favorisant l’acquisition du consensus. Néanmoins il a conscience de certaines difficultés si on laissait ce processus au pecus vulgum… Habermas le réserve à une forme d’élite, un concept idéal réservé à une société idéale quand il énonce prudemment : « Il tombe sous le

1. Les « suppositions » reposant sur des rapports qui nous autorisent à penser le dissensus pendant

la délibération ; voir rapport suivant l’avis n°1 (Xe anniversaire p. 13-14) « les uns estiment que…l’opinion majoritaire semble-t-il, considère que… » cité in Nicolas Aumonier, Id., p. 89.

2. Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I,Paris, Gallimard, « folio-histoire »,

2007, p. 45.

sens que de telles structures de surmoi postconventionnelles ne peuvent naître que dans certains milieux.1 »

Or dans ce sens il ne s’agit pas de négocier à partir de divergences mais de construire ensemble quelque chose qui n’existe pas. C’est plus simple. Engelhardt reprend cette idée et la critique de façon très équivoque : il dit que le consensus est la seule voie acceptable pour prendre des décisions dans les groupes, même si il peut masquer une prise de contrôle et même représenter un nouvel opium2 : il explique que pour guider l’élaboration des lois et des règlementations dans les milieux de santé par exemple, il est préférable de ne pas faire appel à des personnes qui ont des idées fondamentalement opposées sur le plan moral sinon les débats n’auront pas de fin et le consensus sera impossible à obtenir. « Il préconise même de nommer à la présidence de ces comités d’éthique clinique, des personnes qui seront mues par ces mêmes visions et idéologies afin de diriger et d’accompagner la réussite du consensus. Contrôler les personnes et le discours semble donc requis pour obtenir ce qu’on recherche.3 »

L’important est de s’organiser pour qu’à la fin ressorte clairement ce qui a été introduit au début. Ce qui est difficile, notera Engelhardt finalement, c’est de faire face de façon « robuste » au pluralisme moral de la société. La constitution de ces comités comme il le préconise est quasi impossible au vu des gains potentiels de gloire et de pouvoir des individus qui les constituent en particulier pour les personnes spécialisées en éthique. Il veut parler de ces « éthiciens » qui ont fleuri en Amérique du nord et qui risquent de monopoliser l’expertise morale « It’s an open door to built partisans able to give a common vision of particuliar

moral schools and deny the diversity of moral understandings.4 » Dans l’ambigüité qui le caractérise, il dénonce la violence du consensus en même temps qu’il donne sa recette.

C’est quand un processus de pensée permet à l’homme de ne plus réfléchir qu’il devient un danger. Les principes ainsi établis par nos savants ont contribué, tout au long de l’histoire, à la construction de notre société. Leur ébranlement par de nouvelles vérités met à chaque fois en péril tout le système, et de ce fait le système se défend contre toute déviance, Galilée en a fait les frais. Le malheureux imprudent prétendait en plus faire de la théologie… Au vu des mésaventures galiléennes, René Descartes étant arrivé aux mêmes conclusions, s’est bien gardé, lui, de les publier.

Le confort acquis par la science se traduit par un pouvoir de celle-ci librement consenti par ceux qui en profitent et/ou ceux qui n’en souffrent pas. Dès lors que le profit est toujours prégnant, ou la souffrance absente, il n’y a aucune raison de se débarrasser de ces principes. « Il n'y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie, en ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire aux principes établis dans ces sciences par les hommes compétents.5 » Deux cents ans plus tard, cette affirmation du philosophe

1. Id., p. 44.

2. T.H. Engelhardt, « consensus formation : creation of an ideology » Cambridge Quaterly of

Healthcare ethics 11, Cambridge, Cambridge Univerity Press, 2002, p. 7-16.

3. Jacqueline Fortin, « Le désir de consensus des comités d’éthique clinique » in Alain Létourneau

et Bruno Leclerc, Validité et limites du consensus en éthique, Paris, l’Harmattan, 2007, p. 105.

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. T.H. Engelhardt, « consensus formation : creation of an ideology », op. cit., p.11. (C’est la porte ouverte à des pensées capables de produire des visions réduites à certaines écoles morales et surtout nier la diversité, la pluralité des regards que nécessite une approche éthique.)

Auguste Comte n'a rien perdu de sa pertinence et s’augmente d’une dimension aliénante du fait de cette logique pourvoyeuse de sécurité et d’économie intellectuelle. De fait, les savants bénéficient d’une écoute confiante et exercent un pouvoir certain sur ceux qui ne se donneront pas la peine d’essayer de remettre en cause un système dont ils tirent paresseusement profit.

Le problème actuel fait que les sciences « dures » font de tels progrès qu’elles sont en train d’ébranler le système moral par l’accès à des connaissances jusque là voilées par la nature. L’actualité nous montre par exemple la difficulté de légiférer quand une femme paye pour avoir un enfant avec une mère porteuse dans un pays voisin. Rien n’est prévu pour valider l’identité de l’enfant quand il revient sur le territoire... Nous ne sommes pas (encore) capables en France de déterminer juridiquement la généalogie de l’enfant né d’une mère porteuse dans un pays étranger. La science avance plus vite que notre réflexion morale et nous met au pied du mur. Il ne nous reste que des constats à faire et nous demander, non pas si cela est bien ou mal, mais vu que cela est, comment envisager les conséquences en termes de moindre mal. Ce constat nous coince dans une impasse intellectuelle et le consensus en est la figure type. Nous sommes désormais contraints à un moindre mal plutôt que de tenter à chercher un meilleur possible.

Les scientifiques, capables aujourd’hui de détourner les gamètes de leur trajet naturel détournent au même moment les individus de leur morale et de leurs lois pour la réalisation de leur ambition parentale. Quand la fin justifie les moyens, le courant utilitariste1 s’enracine à partir de ces pratiques nouvelles qui obligent les juristes et les philosophes qui ne peuvent traiter que les conséquences d’actes perdus dans des vides éthiques et juridiques. Cette science exerce donc un pouvoir sociétal où le gain direct aux membres de cette société lui assure une confiance populaire.

Dans une démocratie, cette confiance confère à une majorité une paresse intellectuelle et morale. Seul le profit en termes de plaisirs immédiats s’installe en dehors du champ moral. Les plaisirs immédiats ne sont pas ceux qu’Epicure préconise pour accéder au bonheur. Bentham lui aussi, les repousse au vu des peines ultérieures supérieures qu’ils provoquent. On comprend alors plus facilement que le danger guette dans la concentration des pouvoirs dans la seule majorité. « Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu’elle nuit singulièrement à la bonne conduite des affaires, fonde le despotisme de la majorité.2 » Alors, si la majorité est capable d’imposer ses propres plaisirs immédiats à une minorité dissidente, si la majorité confine au despotisme sur la minorité, quelle éthique porte la démocratie quand elle fonde ses décisions sur la loi de la majorité ? On ne peut suivre Habermas dans le sens où la démocratie est promise à un espace idéal de la communication. La démocratie, si elle promeut l’expression de tous, elle ne garantit pas le pouvoir de tous. Elle peut tout au plus assurer des décisions suivies par le plus grand nombre au risque d’asservir le plus petit nombre qui se soumet à la loi du précédent. La sédition d’un individu ou d’un groupe face à la décision majoritaire tomberait alors sous le coup de la

1. Il est nécessaire ici de faire un distinguo entre un courant utilitariste machiavélien, c'est-à-dire

éminemment politique (qui dit qu’il est nécessaire parfois de passer par un mal pour accéder à un plus grand bien) et le courant philosophique dont Jeremy Bentham porte la paternité que nous aborderons plus loin et qui s’éloigne de l’acception machiavélienne.

répression légale. Il ne lui reste donc qu’à se soumettre où à s’extraire (si cela lui est encore permis) du système.

La démocratie n’est ni le lieu du compromis, ni le lieu d’une volonté commune. Elle est, plus que jamais le lieu du dialogisme et de la dissidence et plutôt que de vouloir fondre le dissensus réel en un consensus éthéré, nous ferions mieux d’essayer de comprendre comment concilier l’hétérogénéité. Plutôt que de créer de l’homogène, du Tout-pareil artificiel pour tous, tenter d’exister différents, mais nous-mêmes et ensemble. « Le litige est la vraie mesure de l’altérité, celle qui unit les interlocuteurs tout en les tenant dans leur distance.1 » Le risque de la majorité, reste aussi comme nous l’avons vu plus haut, de n’être constituée que grâce à des participants passifs uniquement soucieux de leur plaisir immédiat et de participants actifs caractérisés certes par une bonne foi mais imprégnés d’une soumission librement consentie à l’autorité. Alors resterait la seule idée du leader comme idée à suivre du début à la fin, appropriée par une majorité de soumis consentants et de paresseux vigilants. Le salut de notre identité propre serait-il alors dans la dissidence ? A la condition, bien entendu, que cette dissidence ne fasse jamais consensus...

La zone d’incertitude :

Le consensus est en lien avec une perte de position ou une position non convoitée, un abandon de poste, un espace de terrain concédé à l’autre. Il eût été préférable qu’il soit pensé comme un terrain vague. Vague, car il est un terrain

borderline entre l’agglomération et la campagne et, de ce fait, potentiellement

accessible à la fois par l’une et par l’autre. Cette imprécision pourrait nourrir la convoitise de la ville en termes de terrain éventuellement constructible et celle de la campagne comme terrain potentiellement cultivable. Il n’en est rien ! Seuls les experts occupent cet espace sans aucune résistance de la part des autres disciplines qui trouvent leur compte à ne pas s’exposer dans un débat qui demande un effort conséquent de compréhension des données. « Du reste, l’accord entre esprit est ennuyeux […] Si un accord intervient préludant à l’immobilité, ce ne peut être qu’en raison de leur usure réciproque. Les trop grandes coïncidences d’idées sont suspectes.2 » Picard présente le consensus comme pensée déviante mais surtout manquant de transparence. Seul un consensus ne lui semble être admissible s’il ne se pose que comme armistice provisoire entre deux assauts, juste une fin de round destinée à souffler avant la reprise du combat. Sans cela, le consensus ne devient qu’un malentendu supplémentaire où l’on ne peut que se compromettre dans le sens où l’on expose soi-même sa propre logique à des dommages non anticipés. Ainsi nous risquons de transformer un compromis en une fâcheuse compromission.

C’est dans ce dernier cas que le consensus peut ne pas être la promesse éthique pour la discussion que nous fait Habermas dans son idéal de communication. Une éthique de la discussion qui bouscule les concepts

1. Jacques Rancière, « La démocratie corrigée » in Consensus nouvel opium ?, Automne 1990,

Paris, Seuil, « Le genre humain »1990, p. 66.

2. Georges Picard, Petit traité à l’usage de ceux qui veulent toujours avoir raison, Paris, José Corti,

aristotéliciens et kantiens en se défendant de les exclure mais au contraire qui avoue l’intention de vouloir les intégrer. « Ce n’est qu’en temps que participant à un dialogue inclusif visant un consensus que nous sommes amenés à exercer la vertu cognitive d’empathie, eu égard à nos différences réciproques qui se manifestent dans la perception d’une situation commune.1 »

Mais le consensus qui s’établit dans les services de soins quand il concerne la vie d’un patient (et plus souvent la mort…) ne ressemble en rien à un terrain vague. Le fut-il seulement un jour ? Aujourd’hui le consensus est habité par la science et les experts. Ils ont pris le contrôle d’un espace, celui de la discussion qui leur confère un pouvoir politique, celui de la décision et de l’action. Cela ne veut pas dire pour autant que les autres feraient mieux, mais nous sommes loin de la boulè et de la proaïrésis, encore plus de l’eubolia aristotélicienne. Du moins, l’eubolia en tant que bonne délibération s’est transformée en pensée unique, non pas comme un consensus naturel, harmonie entre les éléments (acception cicéronienne) mais bien comme une compromission, une aliénation consentie, calculée au profit d’une forme de tranquillité intellectuelle et sociale. Comme si l’esprit de corps était une condition sine qua

non à l’existence même des membres du groupe.

« Quant à la participation normalisée, elle suppose une hiérarchie