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3.3 Le cadre infrasegmental

3.3.4 Propriétés

Au vu de la spécificité de sa notation, la phonologie de dépendance possède certaines propriétés que nous exposons ci-après.

3.3.4.1 Expression de la marque

Un avantage crucial de la notation n’a pas encore été abordé dans cette pré- sentation. En effet, la modélisation proposée saisit la notion de marque : plus le système est complexe plus la combinaison des traits est souhaitable. Si l’on consi- dère le geste articulatoire, nous pouvons dire que les voyelles /i, a, u/ sont non marquées puisque leur représentation se base respectivement sur une seule pri- mitive {|I|}, {|A|}, {|U|}. A contrario, des segments qui devraient théoriquement refléter une structure interne plus complexe le sont dans ce cadre. Les voyelles moyennes, par exemple, font apparaître plus d’une primitive reliées entre elles par des relations de dépendance.

Cette problématique d’expression des segments marqués ne vaut pas que pour le geste articulatoire. Dans une même optique, le geste catégoriel reflète la relative complexité des segments. Les voyelles et les plosives non voisées qui sont maximale- ment opposées et qui possèdent la structure interne la plus simple (respectivement

3.3. Le cadre infrasegmental

{|V|} et {|C|}) représentent ici les segments non marqués. Plus la combinaison des éléments {V} et {C} sera complexe, plus le segment exprimé sera marqué. Par exemple, les liquides et les nasales sont des segments plus marqués que les plosives. La différence entre les obstruantes voisées et non voisées est privative (l’ajout d’une primitive |V|). Les obstruantes voisées sont donc phonologiquement plus marquées que leur équivalent non voisé.

En développant le geste articulatoire, nous avons pu montrer que, dans de nombreux cadres, les plosives alvéolaires /t, d/ reçoivent un traitement différent des autres plosives. En effet, ces consonnes seraient les moins marquées du sys- tème et doivent donc recevoir une structure moins complexe. Cette hypothèse a été corroborée par des résultats de travail en psycholinguistique. En étudiant les attaques branchantes, il a été montré que si des patients aphasiques omettent une consonne, la plosive est la dernière à chuter. De plus, dans cette même étude (Du- rand et Prince, 2015), il est montré qu’une plosive labiale ou vélaire est très souvent substituée par une alvéolaire. Par exemple, « coccinelle » ou « crapaud » sont res- pectivement prononcés [tOtsinEl] et [tKato] par ces patients. Pour finir, une coronale peut elle-même être remplacée par une autre coronale : « casquette » [kaskEs]. Nous n’avons pas pour l’instant proposé de traitement spécifique à ce type de consonne non marquée. La sous-spécification que nous abordons maintenant nous donnera des clefs pour résoudre ce problème.

3.3.4.2 La sous-spécification

Comme nous l’avons déjà évoqué, les représentations unaires peuvent ne pas être toujours spécifiées puisque les éléments et les gestes consistent en des combi- naisons plutôt qu’en des sélections de valeurs binaires sur la base d’un set univer- sel de traits. Ainsi, il est possible qu’à l’intérieur d’un segment, certains gestes ne contiennent contrastivement aucun élément. Ces segments seront dits sous-spécifiés et leur geste, vidé de tout élément, non spécifié. La sélection des segments non spé- cifiés pour un geste particulier dépend du système étudié. Malgré ceci, de grands principes généraux existent. Certains auteurs ont proposé que la sélection d’une voyelle non-spécifiée soit associée à des asymétries dans le système. On trouve par exemple les travaux : Ewen et van der Hulst (1985); Anderson (1988, 1994); Anderson et Durand (1993, 1988) La non spécification pourrait alors résoudre ce type d’asymétrie. Décrivons l’exemple du système vocalique du letton fourni par Anderson (2002) pour illustrer ce propos dans la Figure 3.32.

Ce système est asymétrique dans le sens où aucune voyelle de type {U, A} n’est présente. La voyelle [u] se trouve isolée puisqu’aucune autre voyelle n’utilise la primitive {U}. Si l’on postule qu’en letton la voyelle non spécifiée pour le geste articulatoire est [u], alors le système pourra prendre la forme de la Figure 3.33.

Figure 3.32 – Geste articulatoire du système vocalique du letton. {I} (=[i])

{I, A} (=[e]) {A} (=[a])

{U} (=[u])

Figure 3.33 – Geste articulatoire avec sous-spécification du système vocalique du letton.

{I}

{I, A} {A}

{ }

du locatif et de l’accusatif de divers items (cf. tableau 3.4).

Table 3.4 – Exemple du locatif et de l’accusatif en letton. soeur mère poisson cheval marché cygne Locatif sg maasaa maatee zivii zirgaa tirguu gulbii

Accusatif sg maasu maati zivi zirgu tirgu gulbi

En se concentrant sur la dernière voyelle de la base de chaque item, il semble qu’il y ait une mutation entre le locatif à l’accusatif. En considérant un système pleinement spécifié (cf. point (a) de la Figure 3.34), la mutation semble opérer de manière aléatoire. D’un autre côté, si l’on se base sur un système sous-spécifié (cf. point (b)) comme celui décrit plus haut, alors la mutation serait plutôt l’effet d’une suppression de la primitive {A} (« Latvian accusative raising »).

La non-spécification est une partie cruciale du travail de contrastivité défendue par la phonologie de dépendance depuis ses origines. En effet, la sous-spécification permet d’éviter certaines redondances dans les représentations du système, ce qui répondrait au principe de contrastivité maximale d’Anderson (2002), p. 18 :

Maximal constrativity assumption : The optimal grammar minimises redundancy.

Lorsque la non-spécification est à l’œuvre dans un système, une règle par défaut viendra spécifier le segment le plus tard possible dans la dérivation. Il ne s’agit pas d’une modification de la structure (« structure changing ») mais plutôt d’une

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Figure 3.34 – Mutation vocalique du letton sur la base des exemples fournis dans le tableau 3.4.

(a) Expression de la mutation avec un système pleinement spécifié : {A}/[a] {I, A}/[e] {I}/[i] {A}/[a] {U}/[u] {I}/[i]

↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓

{U}/[u] {I}/[i] {I}/[i] {U}/[u] {U}/[u] {I}/[i] (b) Expression de la mutation avec un système sous-spécifié :

{A}/[a] {I, A}/[e] {I}/[i] {A}/[a] { }/[u] {I}/[i]

↓ ↓ ↓ ↓ ↓ ↓

{ }/[u] {I}/[i] {I}/[i] { }/[u] { }/[u] {I}/[i]

construction de cette structure (« structure building »). En ce qui nous concerne pour le français, il nous faut résoudre la question du schwa qui n’a pas trouvé de place dans le système décrit dans la Figure 3.22. Si l’on postule une primitive {@}, seul le schwa la possédera dans la représentation de son geste articulatoire et l’on retrouve la problématique de l’asymétrie. Sans trop anticiper sur le chapitre 7 portant sur le schwa, nous allons essayer de poursuivre notre argumentation en nous basant sur l’article écrit par Anderson (1982) : The analysis of French shwa : or, how to get something for nothing. Selon cet auteur, l’entité appelée schwa doit recevoir une interprétation phonologique. Ce que l’on sait du schwa :

(a) when it appears phonetically, its value is [œ] ; (b) unlike instances of [œ] that derive from underlying /œ/, it does not alternate with [ö] in final position [. . . ] ; (c) under specified circumstances, it is deleted (i.e. it alternates with Ø) ; (d) under other circumstances, it alternates with [E] ; (e) unlike other vowels, it does not take stress when in final position in polysyllabic words ; and (f) before words of the h-aspiré class, it is preserved under the syntactic conditions characteristic of elision and liaison environments.

Anderson (1982), p. 550.

Pour écrire phonologiquement cette entité, trois solutions sont offertes : /œ/, /E/ ou Ø. La première possibilité est écartée puisque cette entité doit être différen- ciée des voyelles /œ/ stables (pour nous {{|V|} I ; A}. La deuxième possibilité doit également être écartée puisqu’il n’existe pas de cas où le schwa pourrait être effacé et où la règle d’ajustement de la voyelle moyenne (dans les cas où elle pourrait s’ap- pliquer) ne s’applique pas. Trop de règles d’exception devraient être stipulées pour distinguer le schwa et [E]. Pour finir, la dernière possibilité ne tient pas puisque

selon Dell (1973b), le schwa ne peut pas être vu comme épenthétique dans tous les cas considérés26. La solution apportée par Anderson est la suivante :

if we were to represent shwa as a structurally-present syllabic nucleus with no associated phonological features27, we could over- come Dell’s argument against epenthesis, but still treat shwa as a sort of underlying /Ø/.

Anderson (1982), p. 551.

Le schwa va recevoir plus tard dans la dérivation une mélodie grâce à la règle appelée « Shwa Spelling ». Les arguments convaincants d’Anderson ont trouvé un écho dans la phonologie de dépendance puisque Durand (1986a), p. 187, propose la structure infrasegmentale non spécifiée pour le geste articulatoire présentée dans la Figure 3.35. Position que nous adopterons également dans le reste de ce travail.

Figure 3.35 – Modélisation infrasegmentale du schwa.

  Ø {|V|}  CATEGORIAL GESTURE ARTICULATORY GESTURE

Un autre problème a été abordé lors de ce questionnement à propos schwa. Le « h-aspiré » soulève les mêmes problèmes que pour le schwa : il s’agit d’un segment phonologique qui doit bien recevoir une structure puisqu’il intervient dans certains phénomènes comme la présence d’un schwa final dans le mot précédent. De plus, c’est un segment qui ne se voit pas forcément représenter par une mélodie lorsqu’il est proche de la surface, un coup de glotte peut parfois être réalisé. Puisque la même problématique apparaît, une solution identique pourrait être apportée avec la sous-spécification. La non spécification de ce segment pour le lieu d’articulation a d’ailleurs été adoptée dans d’autres cadres comme nous l’avons montré en § 3.3.1. Nous avons vu précédemment que les plosives alvéolaires sont les segments les moins marqués du système. Dans leur étude, Durand et Prince (2015) proposent de revoir la représentation de ces segments en les sous-spécifiant pour mettre en exergue leur statut spécial. En ne spécifiant pas le geste articulatoire de ces seg- ments, leur structure est de fait moins complexe que pour d’autres consonnes.

À ce stade, nous devons sous-spécifier les plosives alvéolaires et le « h-aspiré ». Nous proposons de suivre Durand et Prince (2015) en postulant une consonne non spécifiée pour le geste articulatoire. Concernant le « h-aspiré », nous avons évoqué la présence d’un coup de glotte possible au niveau de la surface. Ce segment est

26. Voir la section 7.1.1.2 pour un argumentaire plus détaillé. 27. Emphase de l’auteur.

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également à relier avec des phénomènes phonologiques comme la présence d’un schwa. Il semble donc qu’il y ait bien une entité phonologique, c’est-à-dire qu’un élément est présent sans pour autant qu’une mélodie ne soit présente à la surface. Nous proposons les structures de la Figure 3.36 pour répondre à tous ces critères.

Figure 3.36 – Modélisation infrasegmentale sous-spécifiée des consonnes.

Plosives h alvéolaires aspiré   Ø {C}  CATEGORIAL GESTURE ARTICULATORY GESTURE   Ø { }   3.3.4.3 Polysystémicité

Une autre conséquence de l’insistance de la DP sur la contrastivité est la re- connaissance d’une phonologie polysystémique.

Thus, DP shares with Firthian phonology [. . . ] a rejection of the ‘pho- neme’ -in so far as this notion is associated with the cross-identification (as allophones of the same phoneme) of (phonetically similar) mem- bers of systems at different positions even when the membership of the systems is not the same. It is significant that’s Pike influential ‘Phone- mics’ is sub-titled ‘A technique for reducing languages to writing’ : this acknowledges that ‘phonemics’ is based not on a coherent theory of pho- nological representation but on putatively theoretical assumptions which in fact constitute a (not entirely determinate) bundle of guidelines for devising writing system.

Anderson (2002), pp. 18-19.

Pour illustrer ce propos, nous allons reprendre un exemple fourni par Anderson portant sur le cluster consonantique initial de l’anglais « spr ». L’hypothèse posée est qu’il n’existe aucun élément de ce cluster initial qui appartient à un phonème qui se manifesterait ailleurs dans la structure des mots anglais.

Le premier élément de ce cluster consonantique pourrait être rapproché d’un autre son très similaire (sibilante {V : C}) souvent graphiquement reconnaissable à « s- ». Ce dernier est réalisé dans d’autres positions en anglais. Il est d’ailleurs contrastif avec beaucoup d’autres sons : « sip » vs. « nip, lip, ship, zip ». Or, devant un groupe obstruante-liquide initial, il ne contraste avec rien. Cet élément peut donc être modélisé par un unique geste catégoriel {C}. En effet, étant donné qu’un unique élément peut être manifesté dans cette position, il suffit de le décrire

comme n’étant pas une voyelle en lui attribuant un élément {C} et de ne pas spécifier le geste articulatoire qui va de soi si l’on considère sa position. Ainsi, le segment initial sonore de « sprat » représenté par {C} est différent de celui de « sip » {C : V}.

Le deuxième élément qui peut apparaître dans ce type de cluster peut unique- ment être un segment /p, t, k/ : « sprat, split, strong, etc. ». Ces trois segments peuvent être contrastifs avec beaucoup d’autres consonnes dans d’autres positions. Toutefois, dans ce cluster bien spécifique, ces trois segments sont contrastifs uni- quement entre eux. Étant donné qu’il n’y a que ces trois possibilités, nous pouvons les différencier de la manière (a) ci-dessous. Lorsque ces segments peuvent alter- ner avec d’autres consonnes dans les autres positions (et notamment avec leur équivalent voisé) ils doivent être représentés de la manière (b) ci-dessous.

(a) {C{U}} → [p] {C} → [t] {C{`}} → [k] (b) {|C|{U}} → [p] {|C|} → [t] {|C|{`}} → [k]

Le troisième élément du cluster étudié ne peut être qu’une liquide « r-, l- ». Encore une fois, dans cette position seules ces deux liquides sont contrastives entre elles. Elles peuvent être représentées par les modalisations respectives suivantes {C} et {C, C}. Là encore, il suffit que ces deux segments soient différents entre eux, et nul besoin de les spécifier davantage. Nous pouvons, toujours à titre d’exemple, fournir la représentation contrastive de la Figure 3.37. Cette modélisation aurait demandé beaucoup plus de spécifications dans d’autres cadres alors qu’ici elles sont réduites au minimum ce qui vient satisfaire la Maximal contrastivity assumption évoquée précédemment p. 72.

Figure 3.37 – Modélisation infrasegmentale dépendancielle du mot « sprat ».

{C} {C{U}} {C} {V{A}} {|C|}

3.3.4.4 Délinéarisation

Nous allons maintenant étudier une autre conséquence de l’importance donnée à l’effort de maximisation de la contrastivité. Continuons avec l’exemple du mot « sprat ». Non seulement les gestes articulatoires et catégoriels sont prédictibles, nous venons de l’aborder, mais l’ordre dans lequel devront être lexicalisés les élé- ments est invariant. La position relative des consonnes est prédictible au vue de l’échelle de sonorité et des contraintes stipulées par la langue. Tout d’abord, dans l’attaque de cet exemple, la liquide sera forcément plus proche de la voyelle que la plosive, puisque les séquences du type liquide-plosive ne constituent pas de bonnes attaques en anglais. De plus, si la liquide est plus proche de la voyelle que la plo-

3.3. Le cadre infrasegmental

sive formant ainsi la séquence plosive-liquide-voyelle, alors l’échelle de sonorité est respectée.

Le « s- » initial est une exception majeure reconnue par la langue à l’échelle de sonorité. Ainsi si l’on veut modéliser l’attaque de ce mot, aucune stipulation linéaire n’est obligatoire puisque tout peut se déduire. Ce qui revient à représenter cette attaque de manière verticale (cf. Figure 3.38) contrairement à ce qui a été préalablement présenté dans la Figure 3.37. De plus, on sait qu’une attaque de

Figure 3.38 – Modélisation infrasegmentale délinéarisée de l’attaque du mot « sprat ».

{C} {C{U}} {C}

trois consonnes en anglais doit forcément commencer par « s- » et se terminer par une liquide. Dans notre exemple, aucun de ces deux segments ne porte la primitive {U} dans son geste articulatoire. Il est donc, une fois encore, prévisible que cette primitive soit portée par le deuxième élément de l’attaque lors de la linéarisation. On sait qu’en anglais la plupart des consonnes contrastent dans la position qu’elles adoptent par rapport au pic syllabique : elles peuvent être en attaque ou en coda. Ainsi, il va falloir stipuler l’une de ces deux positions. Si l’on exprime le fait que le [t] de « sprat » doit être positionné en coda, nous pouvons fournir une représentation lexicale délinéarisée dans la Figure 3.39.

Figure 3.39 – Modélisation infrasegmentale délinéarisée du mot « sprat ». Où < exprime la précédence du segment de gauche sur le segment de droite.

{U} {C} {C} {C}

{V{A}} < {C}

Cette représentation a souvent été critiquée puisque trop abstraite. Anderson répond à ce propos :

But it is important to note that this ‘abstractness’ does not involve structural mutations in the relation between the lexical representations and their realisations ; this relation involves only the filling in of re- dundant material. The distinction between the lexical representation

and its realisation is only what is required by the maximal contrastivity assumption.

Anderson (2002), p. 25.

La délinéarisation poussée à son maximum telle que défendue par Anderson trouve également une faiblesse dans le fait qu’une des positions vis-à-vis du noyau doit être spécifiée. En effet, nous avons abordé le fait que dans la construction de son exemple, Anderson est obligé de préciser quelle consonne se trouve en coda.