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La propriété intellectuelle des communs : une problématique centrale

Au niveau de la section « Plans et tutoriels » de son site, l’Atelier Paysan se réfère à l’article 714 du code civil qui énonce : « Il est des choses qui

n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. » L’enjeu pour la coopérative est

de s’assurer que ces « communs » que sont les savoirs ainsi que les innovations qui en découlent circulent librement entre les usagers et ne fassent

pas l’objet d’« enclosure13 » notamment via le

recours aux droits de propriété intellectuelle14.

En l’état actuel du droit, la principale difficulté réside dans l’élaboration d’une stratégie de valo- risation des savoirs et des innovations que la coo- pérative puisse mettre au service de ses objectifs d’accès libre et de production de communs. Le matériel diffusé en ligne relevant du droit d’au- teur, celui-ci entre dans le champ d’application des licences « creative commons ». Ces der- nières offrent la possibilité d’activer une clause de « viralité »15 qui impose le partage à l’identique

de l’œuvre dérivée permettant à l’Atelier Paysan de prévenir toutes tentatives de verrouillage pos- térieur. À l’inverse, en matière de propriété indus- trielle, ce principe de viralité est inopérant. La seule possibilité offerte pour « contrôler » l’utilisa- tion d’une création technique réside dans le dépôt de brevet. Or, ce dépôt tout comme son entretien dans la durée engendre un coût conséquent (paiement d’annuités) difficile à assumer actuel- lement par l’Atelier Paysan.

Par ailleurs, les agroéquipements faisant l’ob- jet d’une adaptation par les agriculteurs peuvent entrer en conflit avec les effets juridiques d’un brevet déposé sur l’outil initial, octroyant à son titulaire une exclusivité temporaire d’exploita- tion. C’est le cas des « étoiles de binage16 » pré-

sentées au public lors du salon Tech and Bio à Bourg-lès-Valence en septembre 2015. La solution technique ayant été brevetée auparavant par l’en- treprise allemande KULT, celle-ci a envoyé en 2016 une mise en demeure à la coopérative. Exposé au risque d’une action en justice pour contrefaçon, l’Atelier Paysan s’est mis en conformité en inté-

13. Mise en clôture pour une appropriation formelle.

14. En droit, l’expression de « propriété intellectuelle » désigne les œuvres de l’esprit recouvrant deux catégories. D’un côté, la branche de la propriété littéraire et artistique (dont notam- ment les droits d’auteur liés aux œuvres littéraires, musicales, etc.). D’un autre côté, la propriété industrielle qui recouvre entre autres les créations techniques (dont les inventions protégées via la délivrance d’un brevet). Plus d’informations sur : https:// www.inpi.fr/fr/comprendre-la-propriete-intellectuelle/les-en- jeux-de-la-propriete-intellectuelle

15. Principe de contamination, en vertu duquel l’adaptation de l’œuvre n’est autorisée qu’à condition qu’elle soit redistribuée sous la même licence que l’œuvre originale.

16. Les étoiles de binage sont des accessoires pouvant être fixés sur une barre porte-outils ou une simple poutre et utilisés dans la gestion des adventices.

grant aux plans et tutoriels de l’outil des spécifi- cations techniques antérieures au brevet déposé par KULT et tombées dans le domaine public en décembre 2015. Cette situation est problématique pour la coopérative, non seulement en raison des idées défendues mais également au regard des risques économiques que cela fait peser sur son activité phare, l’autoconstruction d’outils adaptés. Pour l’Atelier Paysan, « l’antériorité et le domaine

public sont pour le moment la meilleure défense »

(Atelier Paysan, 2017) pour contrer les modalités d’appropriation privée et diffuser librement.

Les différentes modalités de protection offertes par le brevet et le droit d’auteur posent ainsi question chez de nombreux acteurs qui se récla- ment des communs de la connaissance. Ceux-ci remettent en cause l’équilibre d’un système de propriété intellectuelle aux effets potentielle- ment bloquants pour le savoir cumulatif. Cela tient notamment au modèle d’exclusivité d’exploitation conférée aux titulaires de ces droits qui, bien que temporaire, apparaît difficilement conciliable avec l’idée que partage de connaissances et libre cir- culation participent d’un enrichissement collectif. Dans la lignée du modèle de développement coo- pératif du logiciel libre, l’Atelier Paysan interroge les modalités de gestion de l’innovation produite collectivement et cherche à inventer les moyens de garantir l’accès pour tous à la valeur qui en résulte.

CONCLUSION

L’Atelier Paysan est porteur d’une triple démarche de réappropriation de savoirs et savoir-faire, de conception collective et de diffusion d’agroéqui- pements en open source, qui apparaît inédite dans le domaine de l’agriculture en France. Il en découle une proposition d’innovations « fru- gales » qui crée de la valeur ajoutée sociétale autour de l’objet technique. Mais le projet de l’Atelier Paysan semble aujourd’hui freiné par un cadre politique et juridique limitant sa capacité à produire et gérer des communs.

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Entretiens

GOULET F., sociologue au Cirad, entretien le 29/04/2018 par Skype.

SINOIR N., animateur national à l’Atelier Paysan, entretien le 16/03/2018 par téléphone.

TEMPLIER J., co-gérant de l’Atelier Paysan, entretien le 08/02/2018 à Argelliers.

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