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Théorie de la régulation et environnement

3. Propositions théoriques

En considérant les principaux concepts de la théorie de la régulation (régime d’accumulation, mode de régulation, formes institutionnelles), nous allons proposer une construction théorique originale, ayant pour objet de caractériser les rapports entre économie et environnement.

Le schéma I 1 représente la conception générale que nous nous faisons du système de relations entre économie et environnement. Il permet de montrer que nous n’adhérons pas à un déterminisme économique exclusif, suivant lequel la manière dont les hommes sont en relation avec leur environnement naturel serait essentiellement déterminée par les rapports économiques dominants. Deux autres ensembles de variables influencent tout autant, sinon plus, la configuration du rapport économique à l’environnement. D’une part, l’état même de l’environnement et des ressources naturelles influence le type de rapport que les hommes peuvent avoir avec leur environnement. Par exemple, une situation permanente de stress hydrique aura nécessairement des effets sur la façon de gérer la ressource en eau. D’autre part, les rapports sociaux généraux, incluant une dimension culturelle forte, contribuent à façonner un « rapport à la nature », qui influencera lui aussi le rapport économique à l’environnement. Ce schéma permet aussi de situer les limites de notre ambition théorique, puisque, en ce qui

nous concerne, nous considérons l’effet de la nature et l’effet des rapports sociaux comme une « boîte noire » et cantonnerons notre conceptualisation à l’effet des rapports économiques sur le rapport économique à l’environnement.

Nature Rapports sociaux

Rapport à la nature Environnement Ressources naturelles Rapports économiques généraux Rapport économique à l’environnement Rapports économiques spécifiques au capitalisme Forme élementaire Régime d’accumulation Mode de régulation

Forme capitaliste générale Forme capitaliste

particulière

Schéma I 1 : Présentation synoptique des liens nature-environnement / économie

3.1. Une intégration de trois types de rapports

Dans un contexte capitaliste donné, le rapport économique effectif que l’homme entretient avec son environnement naturel est la résultante de trois formes fondamentales : une forme élémentaire, une forme capitaliste générale, une forme capitaliste particulière11. Ces trois formes que nous distinguons sont des catégories analytiques que l’on ne retrouve pas telles quelles dans la réalité. Ce que l’on observe est interprété comme une combinaison de ces trois formes analytiques.

La forme élémentaire, que l’on peut aussi qualifier de transhistorique, rappelle que toute activité économique requiert une relation avec l’environnement naturel. À ce premier

11 La théorisation que nous proposons d’un rapport économique comme articulation de trois formes n’exclut pas

l’autre théorisation d’une contrainte écologique comme 6e forme institutionnelle. Une perspective digne d’intérêt

niveau, quel que soit le système économique considéré, un lien général réunit les activités économiques et l’environnement. Ce lien est même trivial : toutes choses égales par ailleurs, le volume de production matérielle influence l’environnement en exerçant des ponctions sur les ressources naturelles et en générant des rejets dans des exutoires naturels. « Toutes choses égales par ailleurs », parce qu’un certain nombre de paramètres relativisent cette relation : le type de techniques employé, les caractéristiques économiques d’ensemble, etc.

À un deuxième niveau, celui du système capitaliste, qui intéresse davantage notre approche régulationniste, le rapport économique à l’environnement dispose d’une forme générale. Cette forme générale se déduit de plusieurs caractéristiques du mode de production capitaliste, qui peuvent être mises en évidence grâce à une lecture marxienne, mais aussi en s’appuyant sur des auteurs tels que Karl Polanyi (1944) ou Robert Heilbroner (1985).

la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange

Comme toute marchandise, les biens issus de la nature ont à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange. Ils ont une valeur qui provient de l’utilité qu’ils procurent et une valeur d’échange que détermine le marché. Reprenant cette idée déjà présente chez Aristote, et partagée par les économistes politiques du XVIIIe siècle, Marx va insister sur cette distinction dans le système marchand. L’entreprise achète le bien suivant un prix qui reflète la valeur d’échange et l’utilise suivant la valeur d’utilisation que le bien apporte pour un usage direct ou dans un processus de transformation. Une exploitation excessive de l’environnement peut alors provenir de la consommation de biens naturels utiles pour la production marchande, mais dont le prix, relativement faible, voire nulle, favorise une demande importante.

En reprenant une terminologie habituelle en économie de l’environnement, nous pouvons dire aussi qu’une bonne partie des pressions exercées par l’homme sur la nature résulte d’un décalage entre la valeur marchande et la valeur économique totale des biens environnementaux, valeur économique totale qui intègre la valeur d’usage directe, la valeur d’usage indirect, la valeur d’option et la valeur d’existence (e. g. Pearce, 1993).

– La circulation de l’argent comme capital

La distinction valeur d’usage / valeur d’échange relève du monde marchand et non, à proprement parler, du système capitaliste. Dans le cadre capitaliste, la distorsion entre valeur d’échange et valeur d’usage va s’accentuer. L’impact sur l’environnement en sera d’autant plus prononcé. En effet, si dans le cadre marchand, le but de l’échange demeure la satisfaction des besoins, avec le mode de production capitaliste, le gain financier devient l’objectif de l’échange. Comme l'écrit Marx (1867, p. 132) : « La circulation simple – vendre pour acheter

– ne sert que de moyen d’atteindre un but situé en dehors d’elle-même, c’est-à-dire l’appropriation de valeurs d’usage, de choses propres à satisfaire des besoins déterminés. La circulation de l’argent comme capital possède au contraire son but en elle-même ; car ce n’est que par ce mouvement toujours renouvelé que la valeur économique continue à se faire valoir. Le mouvement du capital n’a donc pas de limites » (voir aussi, Heilbroner, 1985, notamment le chapitre 2, « La tendance à amasser le capital »). La recherche de maximisation de valeur va conduire à une indifférence accrue aux caractéristiques spécifiques de l’environnement, notamment aux éventuelles limites naturelles, et induire une intensification des impacts environnementaux (Benton, 1989). Le « conflit des logiques », selon l’expression de René Passet (1979), s’exacerbe : « alors que la nature maximise des stocks (la biomasse) à partir d’un flux donné (le rayonnement solaire), l’économie maximise des flux marchands en épuisant des stocks naturels (non marchands) dont la diminution n’apparaissant dans aucun bilan économique, n’exerce aucune action correctrice » (Passet, 1979, p. XI). Paradoxalement, les « élements-de-nature-considérés-comme-capital » (O’Connor, 1994, p. 55) vont contribuer à l’objectif de reproduction élargie du capital, au détriment de leur propre reproduction en tant que nature.

– La nature comme « marchandise fictive »

En effet, il y a plus que la distorsion entre valeur d’usage et valeur d’échange. Si l’on reprend l’analyse de Karl Polanyi (1944), la nature – de même que le travail et la monnaie – n’est pas une marchandise comme les autres. Ses conditions de production ne procèdent pas du cadre marchand. C’est une « marchandise fictive ». L’accumulation capitaliste est incapable de contrôler la reproduction et l’éventuelle modification des conditions « naturelles » de production (O’Connor, 1994). Plus exactement, ce contrôle est plus ou moins fort. En reprenant la terminologie de Martin O’Connor, il y a « domination thermodynamique forte », lorsqu’il y a contrôle complet sur l’organisation et le comportement dynamique du cosystème environnemental. « C’est la conceptualisation qui sous-tend l’approche traditionnelle d’un processus de production par l’économiste » (O’Connor, 1994, p. 61 – notre traduction). Lorsque le contrôle n’est pas complet, il y a « domination thermodynamique faible » (voir aussi, Perrings, 1987, p. 4). Outre O’Connor, plusieurs auteurs insistent sur cette spécificité de la nature comme « marchandise fictive » dans un cadre capitaliste et en analysent les conséquences en termes de « désaccumulation » du capital naturel (e. g. Benton, 1989 ; Alvater, 1994).

– Disjonction entre capital général et capitaux individuels

Dans le capitalisme, les intentions de valorisation du capital sont inhérentes aux capitaux individuels et non au capital dans son ensemble, entendu comme rapport social. Non seulement, il en résulte une accentuation de la pression anthropique sur la nature, mais aussi une « contradiction externe » suivant la formule de James O’Connor, sur laquelle va buter la dynamique d’accumulation capitaliste. Dans la conception marxiste, la première contradiction du capitalisme est interne. Elle résulte de la tension existant entre la recherche individuelle de limitation des coûts salariaux et la contraction des débouchés, et se traduit par une « crise de réalisation » ou « crise de demande ». La « seconde contradiction », selon l’approche de James O’Connor (e. g. 1998), est externe. Elle provient de l’effort effectué par les capitalistes individuels de préserver leurs profits en externalisant une partie des coûts, notamment les coûts environnementaux. La conséquence en est des dysfonctionnements écologiques accrus, une baisse de la productivité des ressources naturelles, et finalement, une augmentation des coûts, pour les capitaux concernés, d’autres capitaux, et le capital dans son ensemble. En outre, la hausse des coûts est accentuée à la faveur de mouvements sociaux, demandant aux détenteurs de capitaux et aux pouvoirs publics d’améliorer les conditions environnementales de vie. Certes, il ne faut pas négliger les capacités de résilience du capitalisme face à ces difficultés (Duclos, 1993), ni sous-estimer les possibilités de win-win (Porter, Van der Linde, 1995), toujours est-il qu’il y a là une contradiction sur laquelle risque d’achopper l’accumulation capitaliste.

La conjonction des différentes caractéristiques qui viennent d’être décrites et ses conséquences en termes de rapport économique à l’environnement sont propres au système capitaliste en général. Nous avons ainsi parlé de « forme capitaliste générale » du rapport économique à l’environnement. Mais le rapport économique effectif à l’environnement va également résulter d’une « forme capitaliste particulière ». En effet, force est de constater qu’au sein d’un même mode de production, le capitalisme, il existe une variabilité importante des formes de rapport économique à l’environnement. Cette variabilité est tout autant géographique qu’historique. Elle est d’autant plus paradoxale que la théorie (néoclassique) de l’économie de l’environnement tend à montrer la supériorité générale des instruments économiques de l’environnement (taxation et quotas), alors qu’en pratique la réglementation est très présente, et qu’il est possible aussi de constater des formes mixtes associant instruments économiques et réglementation (voir les travaux de l’OCDE sur ce point ou pour une synthèse, Ekins, 1999). C’est pour caractériser les « formes particulières » du rapport

économique à l’environnement qu’il nous semble fécond de mobiliser la théorie de la régulation, qui insiste, quant à elle, sur la variabilité des formes du capitalisme.

Les formes particulières se manifestent à trois niveaux :

– effets des formes du capitalisme sur l’environnement (intensité et type de détérioration de l’environnement) ;

– variété des modes de gestion des problèmes environnementaux selon les formes du capitalisme (mode de prise en charge financière, mode de traitement, type d’instruments de gestion utilisés) ;

– éventuels effets en retour de l’environnement vers les activités économiques (effet de renchérissement des facteurs de production, effet de détérioration qualitative des facteurs et externalités négatives globales, effet de création d’activités curatives ou préventives).

En particulier, s’agissant de la variété des modes de gestion des problèmes environnementaux, nous proposons une typologie, permettant de distinguer différents cas de figure et qui sera testée dans les deux sections suivantes (tableau I 1).

Le mode de traitement du problème conduit à trois possibilités : l’absence de traitement, le traitement curatif et le traitement préventif du problème. Ces trois options n’appellent pas, à ce stade de l’exposé, de commentaire particulier. Elles seront, en revanche, illustrées plus loin, dans la suite du texte.

A. Mode de traitement du