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1.3.1 Le paradoxe du com´edien

Au th´eˆatre, comme au cin´ema, les acteurs s’efforcent d’exprimer, le mieux pos-sible, les ´emotions et les ´etats int´erieurs que l’œuvre prˆete `a leurs personnages. Pour cela, ils ne se contentent pas de dire leurs r´epliques. Ils jouent aussi avec un ´eventail de gestes vocaux, de mimiques faciales et de postures. Ils savent que le moindre signe, aussi fugace qu’une respiration ou qu’un battement de cil, est utilis´e par les spectateurs, comme un indice pour percer le caract`ere d’un personnage ou l’´etat dans lequel il se trouve. Pourtant, ils ne sont pas forc´ement habiter par l’´emotion qu’ils sont en train de communiquer. Cela est aussi vrai lors d’une interpr´etation musicale, durant laquelle les instrumentistes expriment certaines ´emotions tout en

´etant sujet `a d’autres, comme le trac, par exemple. Enfin, cette diff´erence entre l’´emotion ressentie et l’´emotion communiqu´ee se retrouve dans le large cadre de la performance artistique, qui r´eunit l’interpr´etation verbale, musicale, gestuelle (la danse) et picturale, et encore plus largement, dans notre vie de tous les jours.

Le Paradoxe sur le com´edien est un ouvrage de r´eflexions sur le th´eˆatre r´edig´ees par Denis Diderot entre 1773 et 1777. Diderot s’oppose `a l’opinion courante qui suppose que, pour ˆetre convaincant, le com´edien doit ressentir les passions qu’il exprime. Diderot soutient au contraire qu’il ne s’agit que de manifestations des

´emotions : il faut donc faire preuve de sang froid afin d’´etudier ces passions, pour ensuite les reproduire. En effet, Diderot expose deux sortes de jeux d’acteurs : ”Jouer d’ˆame”, qui consiste `a ressentir les ´emotions que l’on joue et ”Jouer d’intelligence”, qui repose sur le paraˆıtre. Les ´emotions jou´ees se lisent sur le visage de l’acteur, mais ce dernier ne les ressent absolument pas.

Le Paradoxe du com´edien nuance la validit´e de th´eories sur les ´emotions, unique-ment fond´ees sur l’observation de donn´ees ´emotionnelles. Nous verrons qu’en effet, ce paradoxe reste valable `a la fois dans les m´ethodes directes et indirectes d’acqui-sition de donn´ees ´emotionnelles. De plus, il r´ev`ele la possibilit´e de communiquer certaines ´emotions, sans pour autant les ressentir. A l’instar du com´edien, le spec-tateur peut percevoir et comprendre l’´etat ´emotionnel d’un personnage, sans pour autant ˆetre le si`ege d’une ´emotion induite. Ainsi, le paradoxe du com´edien montre qu’il est n´ecessaire de dissocier l’´emotion ressentie de l’´emotion communiqu´ee. De plus, il permet de penser qu’une machine est capable de simuler le jeu d’un acteur en faisant percevoir des ´emotions, sans pour autant ˆetre le si`ege d’une quelconque exp´erience ´emotionnelle.

1.3. Proposition centrale 5

1.3.2 L’expressivit´e

Le Paradoxe du com´edien r´ev`ele l’importance de dissocier l’´emotion ressentie de l’´emotion communiqu´ee. C’est pourquoi nous introduisons une d´efinition de l’ex-pressivit´e4.

1.3.2.1 Une d´efinition de l’expressivit´e

L’expressivit´e est un niveau d’information dans la communication. Ce niveau regroupe les manifestations externes, contrˆol´ees ou non, qui sont attribuables `a des ´etats internes inaccessibles `a la perception d’autrui.

L’expressivit´e fait donc partie de la communication, en tant que d´emonstrateur d’un ´etat interne qui est, par essence, inaccessible `a autrui. Cet ´etat interne peut ˆetre existant ou non, et sa manifestation peut donc ˆetre simul´ee ou non. Dans tous les cas, l’expressivit´e s’appuie sur l’ensemble des indices multimodaux par lesquels nous sommes capables d’inf´erer l’´etat interne d’autrui. Parmi ces ´etats internes sont compris les ph´enom`enes affectifs en g´en´eral, c’est `a dire les ´emotions (utilitaires, esth´etiques), les attitudes (interpersonnelles, pr´ef´erentielles), les sentiments et les humeurs (personnelles, r´ef´erentielles) recens´ees par Scherer [Scherer 2005] :

– Emotions utilitaires : Emotions classiquement recens´ees facilitant notre adap-tation ou notre r´eaction `a un ´ev´enement d´eterminant pour notre survie ou notre qualit´e de vie : ”col`ere”, ”peur”, ”joie”, ”d´egoˆut”, ”tristesse”, ”sur-prise”, ”honte”, ”culpabilit´e”.

– Les pr´ef´erences : Jugements relatifs `a l’´evaluation ou `a la comparaison d’ob-jets : ”j’aime”, ”je n’aime pas”, ”je pr´ef`ere”...

– Les attitudes : Jugements, pr´edispositions ou croyances, relativement stables, relatives `a des objets, des ´ev´enements, des personnes, des groupes ou des cat´egories de personnes : ”Je d´eteste”, ”je hais”, ”j’appr´ecie”, je d´esire”....

– Les humeurs : ´Etats affectifs diffus, dont la cause est difficilement identifiable, et qui affecte le comportement d’un individu : ”joyeux”, ”m´elancolique”, ”apa-thique”, ”d´eprim´e”, ”all`egre/enjou´e”.

– Les dispositions affectives : Traits de personnalit´e ou humeurs r´ecurrentes pou-vant favoriser l’apparition plus fr´equente d’une ´emotion sp´ecifique, mˆeme en r´eponse `a de l´egers stimuli5 : ”nerveux”, ”anxieux”, ”irritable”, ”t´em´eraire”,

”morose”, ”hostile”, ”envieux”, ”jaloux”.

– Positions relationnelles : Style affectif ´emergeant spontan´ement ou employ´e strat´egiquement lors d’un ´echange : ”poli”, ”distant”, ”froid”, ”chaud”,

”ave-4Sur la d´efinition de l’expressivit´e. L’expressivit´e est d´efinie dans le dictionnaire comme ´etant relative `a l’expression. Nous avons donc choisi de d´efinir ce terme plutˆot que de red´efinir le terme d’expression qui est d´ej`a largement polys´emique. De plus, le terme expressivit´e est propos´e comme un anglicisme du terme expressivity, largement employ´e aujourd’hui dans la communaut´e anglo-phone.

5Scherer souligne l’importance de diff´erentier les humeurs passag`eres des dispositions affectives.

Par exemple, ˆetre d´eprim´e momentan´ement ne pose pas de probl`emes comportementaux, tandis qu’ˆetre d´epressif n´ecessite un suivi clinique.

6 Chapitre 1. Introduction nant”, ”m´eprisant”.

– Emotions esth´etiques : Kant d´efinit les ´emotions esth´etiques par des plaisirs d´esint´eress´es (”interesseloses Wohlgefallen”), mettant en exergue l’absence compl`ete de consid´erations utilitaires : ”´emu”, ”effray´e”, ”plein de d´esir”, ”ad-miratif”, ”bienheureux”, ”extasi´e”, ”fascin´e”, ”harmonieux”, ”ravissement”,

”solennit´e”. Ces termes sont notamment utilis´ees pour d´ecrire l’exp´erience musicale (voir partie 6).

1.3.2.2 L’expression ”neutre”

S’il n’a pas encore ´et´e d´emontr´e qu’il existe un ´etat ´emotionnel ou psychologique interne neutre, dans lequel ni ´emotion, ni humeur, ni sentiment, ni attitude n’existe, l’existence d’un niveau d’expressivit´e z´ero, dans lequel le protagoniste ne donne au-cune information sur son ´etat interne, semble largement accept´ee par de nombreux chercheurs qui d´ecrivent cette absence d’information par l’expression : neutre. Une phrase prononc´ee avec l’expression neutre ne donne donc aucun renseignement sur l’´etat interne de son locuteur. C’est pourquoi l’expression neutre est souvent, voire toujours, utilis´ee comme ´etat de r´ef´erence dans l’´etude et la comparaison des ex-pressions [Tao 2006,Z.Inanoglu 2009].

1.3.3 Transformation de l’expressivit´e dans la parole 1.3.3.1 Paradigme central de la th`ese

Un stimulus expressif peut ˆetre vu comme un stimulus neutre modifi´e par l’expressivit´e.

Le stimulus neutre pr´esente poss`ede l’avantage de pr´esenter tous les autres ni-veaux d’information disponibles dans la parole :

– le message s´emantique, port´e par les aspects linguistiques – l’identit´e du locuteur, port´ee par les caract´eristiques de sa voix – le style de parole emprunt´e

– les aspects pragmatiques relatifs `a la parole en contexte – (l’expressivit´e)

Transformer l’expression d’un tel stimulus, sous-entend modifier seulement ce niveau d’information, sans alt´erer les autres, c’est `a dire, en conservant le message s´emantique, l’identit´e du locuteur, le style de parole emprunt´e et les aspects prag-matiques convoy´es par la parole. D`es lors, ces niveaux d’information doivent ˆetre connus d’un mod`ele dont le but n’est de transformer que l’expression. De plus, cette expression peut-ˆetre mod´eliser comme une modulation de l’expression neutre. Le syst`eme de transformation de l’expressivit´e repose donc sur la mise en place d’un mod`ele capable d’apprendre et de g´en´erer des modulations relatives aux expressions.