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3. Le cadre conceptuel

3.4. Une proposition pour un cadre conceptuel

Tel que vu précédemment, la théorie du développement urbain de Savitch et Kantor (2002) distingue trois modèles de développement urbain : l’un axé sur la « sphère marchande », l’autre sur la « sphère sociale » et le dernier est une hybridation des deux premiers modèles. Les auteurs adoptent une méthodologie à la fois quantitative et qualitative. Ils font une analyse comparée de certains indicateurs socioéconomiques, et présentent des études de cas qui mettent en exergue le positionnement stratégique des villes.

Dans le cadre de notre thèse, notre objectif est plus spécifique, puisque nous visons à mieux comprendre l’apport de la culture au développement urbain. Nous retenons donc les variables motrices et contextuelles de la théorie du développement urbain à partir desquelles nous proposons un cadre adapté à l’étude du développement culturel local. Les variables motrices qui

112 impulsent le développement urbain comprennent les informations suivantes : les conditions du marché économique et le support intergouvernemental. Les variables contextuelles qui le conditionnent comprennent les éléments suivants : le contrôle populaire et la culture locale. Ces variables nous semblent les plus pertinentes pour notre analyse. Nous les utiliserons pour expliquer le contexte du développement urbain et analyser les effets des stratégies de développement culturel sur la ville. Il convient aussi d’adapter ce cadre d’analyse au contexte québécois et de le tester dans une étude spécifique portant sur le développement culturel local. Nous avons aussi choisi de restreindre notre analyse au développement culturel des quartiers centraux, puisqu’ils ont fait l’objet de plans de revitalisation et que plusieurs infrastructures culturelles y sont concentrées. En effet, dans le cadre de ces plans, mis en œuvre au début des années 1990, les gouvernements provincial et fédéral ont uni leurs efforts à ceux des municipalités et ont financé de nombreux projets culturels structurants pour les villes de Montréal et de Québec. L’avantage de cette démarche est de documenter des cas de revitalisation urbaine à une plus petite échelle et de manière plus spécifique. La contribution de notre étude sera donc de décrire plus précisément l’apport du développement culturel à la revitalisation urbaine au sein des deux quartiers à l’étude.

Par ailleurs, bien que dans le cadre de notre analyse nous retenons les principaux concepts de la théorie du développement urbain, nous proposons une adaptation de ce modèle pour l’étude du développement culturel des quartiers centraux et de leur revitalisation. Or, il est essentiel de distinguer ce que nous pouvons vérifier à l’aide de ce cadre théorique et ce qui ne peut l’être et de justifier nos choix en conséquence, notamment en ce qui concerne l’adaptation des variables de

113 base du cadre de Savitch et Kantor (2002) ou l’ajout de nouveaux paramètres à considérer pour l’analyse. Nous concentrons donc nos efforts de recherche sur l’analyse des stratégies de développement culturel qui ont favorisé l’émergence de « quartiers culturels ». Notre étude est centrée sur l’analyse d’un secteur municipal de politiques et se limite à l’analyse comparée de deux quartiers. Conséquemment, nous ne pouvons établir une relation directe de cause à effet entre le développement culturel de ces quartiers et l’évolution socioéconomique de la ville dans son ensemble. En effet, les échelles territoriales diffèrent, le quartier n’est pas comparable à la ville et l’évolution socioéconomique d’une ville découle d’un ensemble de décisions et de politiques touchant un grand nombre de secteurs.

Les effets du développement urbain ne peuvent donc être attribuables au seul secteur culturel puisque bien d’autres secteurs y participent. Les indicateurs de développement local et les données statistiques utilisés par Savitch et Kantor (2002) ne permettent pas de faire une distinction entre les variations attribuables au développement urbain dans son ensemble et celles attribuables au seul développement sectoriel (culturel) de la ville. Il ne sera donc pas possible de mesurer l’impact socioéconomique spécifique du développement culturel dans le cadre de notre recherche. Il est cependant possible de décrire certains indicateurs socioéconomiques, qui témoignent de l’évolution des conditions de vie des habitants et du dynamisme de l’économie urbaine. Il est aussi opportun d’identifier les enjeux de développement culturel priorisés par les différentes administrations municipales.

Le but de la présente section est de proposer une « adaptation » de la théorie du développement urbain de Savitch et Kantor au domaine plus spécifique du développement culturel local. Il

114 s’agira ensuite de vérifier son utilité pour l’analyse comparée des stratégies de développement culturel du faubourg Saint-Laurent à Montréal et du quartier Saint-Roch à Québec, et ce, pour la période de 1992 à 2009. La figure suivante, inspirée de la schématisation proposée par Savitch et Kantor (2002), constitue une synthèse de notre cadre conceptuel inspiré de la théorie du développement urbain (Savitch et Kantor, 2002).

Figure 4 : Proposition d’un cadre conceptuel pour l’étude du développement culturel local

Comme nous le constatons dans la figure 4, les variables motrices et contextuelles du modèle demeurent les mêmes ainsi que les catégories correspondant au processus décisionnel et aux effets. Par contre, nous avons apporté des précisions au contenu des variables motrices et

115 contextuelles afin de les adapter au contexte d’une étude portant spécifiquement sur le développement culturel local.

Les variables motrices qui impulsent le développement culturel sont les suivantes : 1) les ressources et le lien culture-affaires renvoient au contexte économique et à l’apport du secteur privé au financement de la culture; 2) le support intergouvernemental révèle l’influence des relations intergouvernementales et l’apport du financement public, des programmes et incitatifs au développement culturel, de même que le type de gouvernance auquel ces initiatives réfèrent (encadré 3)49. Les variables contextuelles qui éclairent le contexte du développement culturel

local réfèrent aux éléments suivants : 1) la démocratie et le lien culture-social permet de décrire l’évolution des modes de participation citoyenne et l’influence des regroupements citoyens, mais aussi économiques et culturels sur les choix en matière de développement culturel, notamment à travers les mémoires et prises de position exprimées dans le cadre des consultations publiques; 2) la culture locale réfère aux orientations stratégiques de développement culturel de même qu’aux valeurs et aux normes qui orientent ces choix, notamment envers des priorités de développement social ou économique (encadré 6).

La variable de la « culture locale » distingue deux type de cultures : la culture matérialiste et post-matérialiste. L’ordre du jour politique peut pencher en faveur de la culture matérialiste lorsque les valeurs sont centrées sur le développement économique. La culture post-matérialiste

49 Nous devons adapter ici notre cadre conceptuel au contexte québécois où les initiatives gouvernementales sont plus importantes pour le développement urbain. Savitch et Kantor (2002) évoquent l’intégration gouvernementale, la coordination de planification urbaine et les prêts aux entreprises. Nous proposons plutôt de décrire le contexte des relations intergouvernementale, de la gouvernance urbaine et du financement public, de même que les programmes et incitatifs qui soutiennent le développement culturel.

116 domine lorsque les valeurs sont plutôt axées sur le développement social50. Ces valeurs

matérialistes ou post-matérialistes se reflètent aussi dans les orientations des politiques culturelles et patrimoniales qui teintent à leur tour les stratégies et les plans d’action. Ces plans définissent divers instruments (subventions, programmes, ententes de partenariat, mesures incitatives et réglementaires) qui permettent le pilotage et la mise en œuvre du développement culturel local. Plus particulièrement, pour ce qui est des normes qui encadrent ces priorités, nous retiendrons les changements législatifs des gouvernements fédéral et provincial, essentiellement le gouvernement du Québec, et les règlements adoptés par les municipalités qui ont eu une incidence sur le développement culturel et patrimonial local. Parmi ces innovations pourraient figurer des nouvelles normes provinciales ou orientations municipales concernant la conservation du patrimoine ou des règlements municipaux de zonage en faveur de la mixité du quartier et du développement culturel. Afin d’illustrer les priorités de développement économique et social du secteur culturel, nous avons retenu deux types de mesures : celles qui favorisent l’entrepreneuriat culturel et qui correspondent à une orientation de développement économique, et celles qui soutiennent la médiation culturelle51 et qui traduisent plutôt une orientation de développement

social.

L’entrepreneuriat culturel renvoie à une culture matérialiste puisque les initiatives qui la supportent favorisent des démarches de mise en marché, de gestion et de financement de la

50 Les modèles de développement orientés sur la sphère sociale et la sphère marchande renvoient à des orientations de développement social et économique. Ces modèles permettent de nous informer, mais ne sont pas exclusifs et peuvent survenir simultanément. Rappelons à ce titre que Savitch et Kantor (2002) définissent aussi un modèle hybride de développement urbain qui favorise à la fois le développement social et économique (voir page 95 de cette thèse).

51 Nous utilisons ces exemples comme des repères. Ces repères ne sont cependant pas exclusifs, alors que la médiation culturelle et l’entrepreneuriat culturel peuvent à la fois favoriser le développement social et économique.

117 création52. Les sources de financement de la culture ne proviennent donc pas seulement du

secteur public, mais peuvent provenir de la commercialisation des services et des biens culturels. À ce titre, les municipalités développent avec leurs partenaires des plans d’action, dans lesquels figurent des orientations de développement culturel et économique. Dans le cadre de ces plans, différentes mesures incitent les artistes à la commercialisation de leurs œuvres dans l’esprit d’une démarche entrepreneuriale. Ces plans soulignent aussi les initiatives du gouvernement provincial à l’intention des organismes culturels afin de favoriser leur autofinancement via des partenariats financiers avec l’entreprise privée.

Tel que nous l’avons vu dans la recension des écrits, la médiation culturelle permet aux artistes d’élargir leurs publics et de rejoindre des clientèles cibles et ainsi favoriser leur intégration sociale (Fontan, 2007). Les initiatives qui soutiennent ces pratiques permettent d’atteindre plusieurs objectifs, dont le soutien à la diffusion artistique, le développement des publics de la culture, l’accessibilité à la culture et l’intégration sociale des groupes marginalisés. Dans cette perspective, la culture agit comme un instrument d’intégration sociale, puisqu’elle permet à des groupes cibles53 d’exercer leur droit à la culture. Les organismes culturels qui s’investissent dans

ces initiatives adaptent les activités culturelles pour qu’elles soient accessibles aux clientèles, ce qui accroît leur participation sociale. Le secteur public finance ces initiatives par le biais d’aides aux projets à des organismes culturels et à des artistes professionnels54. Il ne s’agit pas ici

52 VILLE DE MONTRÉAL (2007) et VILLE DE QUÉBEC (2009).

53 On réfère généralement à l’accès à la culture des jeunes et des aînés, à la participation sociale et culturelle des personnes handicapées, à la francisation des immigrants et leur initiation à la culture québécoise, à la réinsertion sociale des personnes marginalisées par le biais d’activités culturelles.

54 Au Québec, le statut d’artiste professionnel est basé sur l’excellence et la reconnaissance des pairs, ce statut est défini par les lois suivantes : Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la

littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs (chapitre S-32.01) et Loi sur le statut professionnel et les conditions

118 uniquement d’un soutien à la diffusion artistique puisque les créateurs deviennent de véritables partenaires de l’action publique. Ces initiatives de développement social correspondent donc à une culture davantage post-matérialiste.

Nous verrons aussi si le développement culturel favorise plutôt une culture populaire ou plutôt une culture d’élite. La sociologie définit la culture populaire comme celle qui s’adresse au plus grand nombre et qui fait souvent l’objet d’une commercialisation, alors que la culture d’élite s’adresse plutôt à un public d’initiés (Bellavance, 2000). La littérature tend par ailleurs à démontrer que ces deux catégories de consommation culturelle ne sont pas nécessairement exclusives, les élites tendant à être à la fois consommatrices de culture populaire et de haute culture ou de culture élitiste. En effet, les études en sciences sociales décrivent deux catégories de consommateurs culturels : les consommateurs « omnivores » qui s’intéressent à la fois à la culture populaire et la haute culture et les « univores » qui s’intéressent uniquement à la culture populaire (Bellavance, Valex et Ratté, 2004). Du point de vue du créateur, cette distinction est néanmoins importante alors qu’elle pose la question de la liberté d’expression et de l’autonomie des créateurs que suppose la haute culture en opposition à la culture populaire qui se définit plutôt en fonction des impératifs de la production et de la commercialisation de biens et de services culturels (Lavigne, 1999).

Cela étant dit, de manière générale, mais non exclusive, une priorité donnée au développement économique et à l’entrepreneuriat culturel pourrait plutôt avoir pour effet de favoriser la culture populaire, puisqu’elle rejoint le plus grand nombre et que celle-ci est plus facile à financer et à mettre en marché. En revanche, les critères d’attribution des bourses à la recherche et à la création et du financement public de la culture en général sont basés sur l’excellence, le statut

119 professionnel et la reconnaissance par les pairs, ce qui, en principe, favorise la liberté d’expression et l’autonomie des créateurs55. Ces critères d’attribution du financement sont a

priori plus aptes à favoriser le développement d’une culture d’élite, en ce sens que les artistes au moyen d’une subvention à la création peuvent développer des projets sans obligation de les rentabiliser par une commercialisation. Ces projets sont généralement destinés à des diffuseurs publics, tels que des musées ou des théâtres, ou des diffuseurs communautaires tels que des troupes de danse contemporaine ou des centres d’artistes autogérés. Quant aux initiatives de médiation culturelle, elles sont le plus souvent financées par le secteur public et développées par des organismes culturels reconnus et des artistes professionnels. La variable de la culture locale traduit donc des orientations de développement économique et social, qui se manifestent par des initiatives d’entrepreneuriat culturel et de médiation culturelle, qui peuvent favoriser la culture populaire et/ou les élites culturelles.

Nous nous attardons aussi à la position de négociation des villes (5e encadré) qui découle du

processus décisionnel. Au cours de ce processus, les administrations municipales élaborent des stratégies pour favoriser le développement local. Ces stratégies peuvent comprendre des exigences et des incitatifs envers le privé, tels des règles municipales de zonage favorisant la conservation du patrimoine et des avantages fiscaux développés par le gouvernement provincial liés à des investissements dans des projets de développement culturels. Selon les stratégies qu’elles privilégient, les villes peuvent orienter le développement en formulant des exigences envers les promoteurs concernant, par exemple, la mise en valeur du patrimoine.

55 Rappelons que selon la politique culturelle du Québec (1992 : 61), le soutien financier aux arts doit favoriser la liberté d’expression et l’autonomie des créateurs.

120 Le but ultime est de mieux comprendre les effets du développement culturel sur la ville (6e encadré). Ces effets s’observent par la réalisation de projets en infrastructures culturelles, en

conservation du patrimoine et en animation culturelle des villes. Un leadership plus directif s’exprime lorsque les mécanismes démocratiques sont moins sollicités et les consultations publiques sont peu nombreuses. Le leadership municipal peut aussi être fondé sur la gouvernance et la concertation et favoriser une plus grande participation citoyenne. Le leadership des élus municipaux en matière de développement culturel s’exprime aussi par la priorité donnée à des objectifs de développement économique ou social. Les orientations de développement favorisent la mise en valeur du patrimoine urbain et permettent le financement et la mise en œuvre de projets culturels qui contribuent à la revitalisation des quartiers centraux.

Ce chapitre nous a permis de présenter la théorie du développement urbain et notre propre adaptation de cette théorie aux fins d’une application plus spécifique à l’étude des stratégies de développement culturel des villes. Notre cadre conceptuel devrait nous permettre d’apporter un éclairage sur les facteurs qui favorisent ou contraignent l’élaboration et la mise en œuvre des stratégies de développement culturel et sur le type de développement auquel ces stratégies donnent lieu. Il nous faut maintenant préciser nos questions et nos objectifs de recherche.