• Aucun résultat trouvé

À Tresreverend pere en Crist et signeur, S. Cardinal Griman de Venese148,

tiltre de sainct Marc, Erasme de Roterodame, Salut.

Ceulx à gui149 samble choze nouvelle, tres reverend pere, pourquoi sainct Pol

at rescript son epistle au roumains en grec plus tost que en latin, cesseront de soi150 en

esmervillier se premierement vient à considerer que en iceulx tamps, l’usance de la langue grec estoit par tout le monde ausi commune en parler comme l’empire de Romme estoit, par sa puissance, eslargie sur terre. En apres, fault considerer que jadis la langue grec estoit tant delicieuse aux roumains que che a esté conversée en convices* de satires, comme appert par Lucinium, là où Scevola, soi mocquant de Albutius, lequel, plus qu’il n’estoit licite, se gloriffioit comme « prevost en Athenes ». Et en Juvenal, y at aulcun* tresmal content, disant qu’il ne peult souffrir de Romme, la ville gregoise*, jasois* que Paul ait tellement parlé grec que, à gran difficulté, les vrais grecs le pooint entendre, à cause de la proprieté de son parler hebrieu entremeslés. Que se son epistle fuist vrai grec et pure, che non obstant grand difficulté eusist esté aincor au lecteur et, à cause qu’il escripvoit à gens aincor rudes et de nouveau encoumenciés* en la foi de Crist et, pour ceste cause, at-il plus touchiés aulcuns* misteres qu’ilz ne les at declaré et les at plus intimé que explicquié, par

148 Le cardinal Grimani (1461-1523) de Venise, proche du pape Jules II et défenseur des arts

et des lettres, a été un patron très influent pour Érasme à Rome (voir note 2, CWE, p. 136).

149 Hubert Kerssan utilise ponctuellement et sans raison apparente la lettre g pour q devant u :

leguel, laguelle, leguelz, etc.

prudence, « servant selonc le tamps ». Et maitenant, à cause que Romme est totalement et en telle sort crestienne que, en icelle, soit la deffence et supremité de la religion crestienne et que, par tout le monde universele, tout ceulx qui ont cognoisance du pape roumain scaivent parler la langue latine, m’a samblé que je feroi œvre meritoire et digne en cas que je faisies151 que Pol parlast aux vrais roumains et

plainement crestiens, non tant seulement en langue roumaine, mais aussi plus declaramment, et que tellement parle roumain que vous ne cognoiserés point qu’il soit hebrieu, toutfois cognoisserés que c’est l’apostre qui parle.152 Il at coustume de

changier sa langue, en gardant tousjours la dignité apostolicque.

Ichi ne me glorifirai point combien il m’at esté difficile de fair ceste œvre, car je scai qu’il n’est point facile à estimer ou croire, sinon à celui qui, en samblable negoce, at faict l’experience quelle chose soit de commettre ou conjoindre ouvertures, de austerité mollifiier, de chozes confuses digerer, chozes envelopées desciffrer, les chozes entortilliés explicquer, aux obscurité rendre la clarté, et donner la mode hebraicque à la cité roumaine ; en apres, [f. 1v] de transmuer la langue de l’orateur celeste, ascavoir de Paul, et icelle tellement temperer que, en parlant aultrement tout d’une aultre sort, à toutfois tu ne diras sinon che qu’il dict principalement en l’argument, non seulement tresdifficile en tant de maniere, mais aussi tressacré et

151 Le temps du verbe je faisies, fondé sur le latin effecissem (subjonctif plus-que-parfait actif de la

première personne du singulier, c’est-à-dire « que j’eusse fait, que j’eusse effectué »), n’est pas évident à identifier. Il ne s’agit clairement pas de l’indicatif présent, que l’on retrouve ailleurs sous la forme je fai, mais il pourrait sans doute s’agir du conditionnel présent.

152 Le sens de cette longue phrase peut être clarifié en consultant l’original latin : Nunc vero cum

Roma tota adeo sit Christiana, ut illic totius Christianæ religionis sit arx culmenque, ac per universum terrarum

orbem Romane loquantur quicunque Romanum agnoscunt Pontificem, videbar mihi facturus operæ pretium, si effecissem ut Paulus jam mere Romanis, ac plene Christianis, non solum Romane, verum etiam explanatius loqueretur : atque ita loqueretur Romane, ut Hebræum quidem non agnoscas, agnoscas tamen Apostolum loqui. (LB,

col. 771-772) Le texte latin se traduirait littéralement ainsi : « Maintenant, en vérité, puisque Rome est tout entière et à ce point chrétienne, en sorte qu’en cet endroit-là [illic, adv. : « là-bas, en cet endroit- là » ; mais Kerssan le rend plutôt par le pronom icelle qui renvoie à la ville de Rome] est la forteresse [arx, arcis, f. : « forteresse, place forte, défense » ; ce qui explique le sens du mot deffence chez Kerssan] et l’apogée [culmen, culminis, n. : « sommet, apogée », que Kerssan traduit par supremité] de la religion chrétienne tout entière, et que, sur toute l’étendue du globe terrestre, tous ceux qui connaissent le Pape romain parlent la langue romaine [c.-à-d. le latin], il m’a semblé qu’une récompense du travail devrait m’être faite [c.-à-d. mes efforts seraient récompensés] si je pouvais faire que dorénavant Paul parle purement aux Romains et pleinement aux Chrétiens, et non seulement en langue romaine, mais encore plus intelligiblement : et ainsi, il parlerait en langue romaine, en sorte que tu ne reconnaîtrais certes pas qu’il est Hébreu, cependant tu reconnaîtrais que l’Apôtre parle. »

tresprochain à la majesté evangelicque ; auquel, conversant par gliscement, est facile à tomber et ne poes cheoir sans grand peril. Et confesserai maitenant fidelement, plus que en arrogance, que se je eusies entreprins de fair aulcun juste commentaire sur icelle epistle, que tant de labeur ne me fuissent survenue. J’arai grande esperance que le desert* de ceste labeur me serat tresgrandement recompensée, se je apperchoi aulcunement que, par mon estude, à toi premier, puis par toi aulx aultres roumains, Paul soit plus recommandé et plus familiere qu’il n’a esté, ausquelz tresrecommandé et tresfamiliere doibt estre. J’ai cognoisance combien qu’il en i at eult chi devant, lesquelz la estraingté du langaige et combien plus la difficulté d’icelui declarer pour la matere des misteres, en at aliené et debouté de la lecture d’icelle, jasois que de ung si tresgrand fruict, par nul inconvenient, on ne s’en debvoit espanter* ne naisier153. Et

pour cest cause, avons estudiié pour secourir, par notre industrie, à la tristesse et desperation d’iceulx, en attemperant tellement le negoce de cest affair que à celui qui ne voldrat rien muer en la saincte escripture, che lui sera future en lieu de commentaire. Et au sourplus, à celui qui vacque en telles supersticionz, samble que Paul parle.

Et pourtant, toi, Rome, embrasse ton prince ou certainement le principal maistre de ta religion, baise de tout ton cœur le predicateur et herault de ta loenge ancienne, aime celui qui, devant qu’il te ai veu, t’a aimé. O treseureuse fortune de ta felicité transmuée! Tu avois de coustume de immoler sacrifices aux simulacres* des idoles au tamps des empereurs tirrans. Maitenant tu domine par la terre universele desoub la puissance de Piere et de Paul. Jadis tu estois l’ancelle* de toute superstition, maitenant tu es la maistresse de vrai religion. Au lieu de Jupiter Capitol, te est succedé seul Crist tresbon et tresgrand. Au lieu de tes princes, sont succedés Piere et Paul, cescun154 grand en ses dons de grace. Au lieu du senat tresaugust, est succedé le

reverend colleige des cardinalz. Se doncque les grandes archures*, edefices et

153 La signification du verbe naisier n’est pas évidente à saisir. Il pourrait s’agir d’une forme de

naisir, qui signifie en moyen français « se lasser », ou encore de noiser, qui signifie « chercher querelle, se

disputer ». Quoi qu’il en soit, Hubert Kerssan s’éloigne du texte original en traduisant deterreri (LB, col. 771-772), l’infinitif présent passif du verbe latin deterreo qui possède le sens de « détourner, écarter, empêcher », par espanter ne naisier.

piramides, enseignemens de ta superstition ancienne, te esmouvent, pourquoi les monuments de la religion evangelicque, par toi recheupte155, ne te prendent par iceulx

livres de tes princes? Tu te esmerveille de la statue de Adrian, des estufves* de Domitian, pourquoi plus tost ne embrasse-tu les sainctes epistles de Piere et de Paul? Se tu te resjoiies156, songeant en l’ancienté des fables des livres de Saluste et de Titus

Livius, par lesquelz tu cognoi comment tu as esté eslever de ton comenchement, par auspices des austours*, à la tirannie du monde, [f. 2r] tendant brief à ruine, pourquoi ne desir-tu tant plus de cognoistre, par la doctrine evangelicque et apostolicque, par quel commenchement tu es parvenue à obtenir la monarchie de l’esglise en l’auspice de Crist, laquelle jamais ne finerat? Et comme che jourd’hui, point ung seul pas l’on ne scaroit monstrer de reste du sainct temple des juifz en Jherusalem,157 aussi de ton

capitol, lequelz tes devins promettoint demorrer à tousjours, on n’en scaroit monstrer quelcque petite enseigne, ne aussi proprement la place où il estoit.

Se tu te esmerveille de la langue de Cicero, de laquelle tu ne scai jugier se elle at esté ou proffitable ou dommageable à ta chose publicque, pourquoi ne pren-tu tant plus de delectation en la facundité* de Paul, à qui tu doi la somme entiere de ton salut et religion? Tu as esté tousjours convoiteuse de loenge et tu as tant grave et excellente annunciateur de ta gloire. Quelle choze scarois-tu plus triumphant desirer que d’estre eslevée en loenge par la bouche apostolicque? O Romme, cognoi che que Paul attribue à toi et que tu entende quelles loenges te sont à observer et garder! Regarde de quoi il te admoneste, affin que tu saiche che de quoi te fault garder. Il loue ta foi, laquelle nul part aincor n’at esté moins corrompue. Il te exaulse d’obedience, laquelle at faict subitement que tu as changié superstition en religion. Il te attribue facilité, à laquelle d’usance est compaingne credulité, laquelle at esté cause que, par faulx apostres, tu as estés attraicte à judaiser ; mais à ta facilité secouroit prudence, laquelle

155 recheupte = reçue. 156 resjoiies = réjouis.

157 On doit comprendre [e]t comme che jourd’hui, point ung seul pas l’on ne scaroit monstrer de reste du

sainct temple des juifz en Jherusalem au sens où il ne reste plus aucune trace, plus aucun vestige du Temple

des Juifs à Jérusalem. En effet, l’original latin va comme suit : Ut apud Judæos sacrosancti quondam Templi,

hodie ne vestigium quidem ullum exstat […] (LB, col. 771-772), ce qui se traduirait littéralement par :

« Comme il n’existe aujourd’hui en vérité plus aucun vestige du Temple jadis sacré auprès des Juifs […] ». Kerssan a donc choisi le terme reste pour vestigium.

at faict que tu t’en es delaissié de bonne heur. En apres, il gloriffie la celsitude* de ton cœur et, pour che, solliciteusement donne craint et terreur de toi garder de ambition et insolence, de toute lascivité il te rapelle à sobrieté, de carnalité à casteté158, de

ferocité à tollerance, de dissention à concorde, de querelles à paix. Che est la vraie vertu et nature roumaine, de laquelle degenerer est chose infame. Et pourtant, toi, Romme, regarde que tu ne degenere d’estre Romme en Babilon.

Sainct Jherosme confesse que, en son tamps, ont estés aussi documents loablez de religion crestienne de Paul, disant : Là où est aulcun lieu, là où, en si grande

estude et diligence, on soit adonnés de ainsi courir et frequenter aux esglises et sepulcres des martires que à Romme? Là où, comme une tonnoire159 celeste, « amen » redunde et les temples des idoles vagues se corrumpent? Non point pour cause que les roumains aiient aultre foi que toutes les aultres esglises de Crist, mais pour che que, en eulx, la devotion est plus grande et leur simplicité a credence* facile! Che est ung tesmoinage de Jherosme tresmagnificque. Mais quelle choze diroit-il

maitenant s’il veoit presentement en ladite160 ville tant d’esglises, tant de cardinalz,

tant d’evesquez? S’il veoit que tous princes crestiens de tous quartiers du monde maitenant certaine response celeste de celui trescertain oracle et [f. 2v] demandassent et le obtient? S’il veoit que de toutes les extremités et angletz* de la terre, à grandes flottes et compagniez, cescun se rassamble en Romme, à cause de devotion religieuse en pellerinaige? Et qu’il samble quasi à ung cescun qu’il ne soit point bon crestien, s’il n’a veu Romme et le pape comme choze divine terrestre, de la volunté duquel, pour son plaisier ou desplaisier, toute choze universele de tous mortelz est dependant? Finablement, s’il veoit, apres tous tempestes de guerre abolis soub Lion Diseme161, la

ville de Romme, autant florissant en lettres et doctrine que en religion evangelicque ; tellement que icelle seule, estante decorée de si tres tant de162 gens tresexcellents, tant

158 casteté = chasteté. 159 tonnoire = tonnerre.

160 L’original fait usage d’une abréviation inhabituelle qui, dans le contexte, doit se lire

« ladite ».

161 Léon X, pape de 1513 à 1521.

162 Si tres tant de est une expression superlative assez courante qui signifie d’un si grand nombre de.

Cette expression, immédiatement suivie de gens tresexcellents, illustre un trait caractéristique du style d’Hubert Kerssan et assez répandu dans la langue du XVIe siècle, soit l’emploi récurrent de procédés

en dignité ecclesiasticque comme en doctrine et noblesse, comme la vrai clarté et decoration du monde en general soit en elle, contient veritablement que elle soit mieux ung monde que une cité? Ne lui fault aulcune choze desirer ne souhaidier de Dieu, sinon que à tousjours soit samblable à ses loenges et qu’elle vienne à perpetuité surmonter sa felicité par vrai pitié, che qui adviendra en cas que elle estudie diligeamment de toutes ses forces ensuyr et exprimer les volunté et vie de Piere et Paul, par lesquelz elle regne en triumphe et honeur, l’image desquelz elle ne peult nule part ne aulcunement plus facilement trouver plus expresse vive que ens lettres et epistlez d’iceulx.

Entre ces chozes, tres ample pere, tresvoluntier il rechepveront* ceste escripture de Paul, en cas qu’elle leur soit presentée par voz mains propre, à cause que vous est ung des chief de tous amateurs de vrai science et estudes, principalement d’icelles qui sont conjoinctes avoec doctrine de langue, et avoec che, tant estes decoré et estimés en tout integrité de meurs, que entre tant d’excellente lumiere de clarté, vous reluisés comme supereminent, non point tellement que vous rendés aux aultre obscurité ne tenebres, mais de vous misme rendés à tous illustres et aornés tant plus grande lumiere et honeur. En tout bien puist valloir ta pitié.

De Louvain, le xiiie jour de novembre, an xvc et xvii163.

163 Le 13 novembre 1517.

[f. 3r]