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Nos recherches ont démontré que la langue de Kerssan appartient bel et bien à la langue française de la Renaissance, et non pas au moyen wallon, mais qu’elle a subit une certaine influence du dialecte oral ouest-wallon et qu’elle présente quelques traits wallo- picards128. Le wallon était un dialecte roman bien défini depuis le

XIIIe siècle :

[À] l’égard du français central, du picard (rouchi) et du lorrain (gaumais),

le dialecte wallon était nettement et définitivement individualisé dès 1200 ou dès le début du 13e s. ; il l’était naturellement plus encore en 1250 et en 1300. Et je

rappelle, pour dissiper toute équivoque, que je parle ici, non pas de la scripta de Wallonie, mais du dialecte oral, descendant direct du latin et ascendant direct de nos patois actuels.129

Il y avait toutefois une nette distinction entre la langue écrite et le discours oral, de sorte que de multiples sous-dialectes wallons se sont développés. Nous avons cherché à déterminer quelles sont les spécificités linguistiques qui peuvent être perçues dans la langue d’Hubert Kerssan. L’objectif visé par cet exercice était de trouver un maximum d’information concernant la région linguistique d’où provient le traducteur d’Érasme et, notamment, d’évaluer s’il est possible ou non qu’il provienne de l’arrondissement de Nivelles, situé dans la région linguistique du dialecte ouest-wallon.

Selon les recherches effectuées par Louis Remacle sur les variantes dialectales du wallon au Moyen Âge dans son ouvrage Le problème de l’ancien wallon, il semble que plusieurs formes non wallonnes sont utilisées par Kerssan tout au long de sa traduction de la

Paraphrase aux Romains. Il faut notamment souligner que l’emploi du ch pour c et

inversement, dont le chanoine de Nivelles fait abondamment usage (par exemple : chela pour cela), est caractéristique du dialecte picard, situé géographiquement dans la région à l’extrême ouest de la Wallonie : « [l]e “ch” picard est étranger à la tradition wallonne »130.

D’autres formes qui sont présentes chez Kerssan ne doivent pas être retenues comme wallonnes selon l’étude réalisée par Remacle, notamment les formes contenant le digramme –oi– (par exemple : estoit, soit, pardonroit, rendoit, etc.) qui serait –eû– en wallon,

128 Voir en annexe la carte Segmentation dialectale de la Wallonie. 129 Louis Remacle, op. cit., p. 93.

ainsi que les formes contenant le groupe –ie– (par exemple : accompagnier, aidier, esmerveillier,

souhaidier, corrigier, etc.) qui a été réduit à –i– seulement en wallon à partir du XIIe siècle131.

Certains cas spécifiques méritent également d’être mentionnés, tels que l’adjectif estable dont le suffixe, depuis au moins le XIIe siècle, devrait être –âv(l)e et non –stable en wallon ;

le verbe cognoistre dans lequel on ne devrait pas trouver de t (« [n]otre dialecte n’a jamais intercalé de t entre s et r »132) ; les verbes avons et faisons dont la terminaison à l’indicatif

présent de la première personne du pluriel serait plutôt –ans en wallon liégeois133.

Hormis la présence de formes non wallonnes qui nous permettent d’affirmer que la langue de Kerssan tient davantage du français que d’un dialecte wallon, on trouve une quantité importante de formes wallonnes et de formes communes à la fois au francien et au wallon. On note, par exemple, le groupe ou + r + consonne au lieu de o + r + consonne ou parfois de u + r + consonne (par exemple : pourtraiture, sourplus, fourme, signouriie,

soupporter, etc.). On rencontre également le phénomène inverse dans certaines situations où

le –ou– en tant que syllabe inaccentuée qui devient simplement –o– en wallon (par exemple : sohauder pour « souhaiter », no, nos et noz pour « nous », voz pour « vous », etc.). Parmi les formes wallonnes, il faut citer : la finale –ie dans le substantif commercie ; la finale –one plutôt que –oine (par exemple : idone) ; le très fréquent groupe a + l + consonne pour

a + u + consonne (par exemple : malvais, malvaistié, salveur, principalz, realme, bestialz, psalme,

etc.) ; la forme –o– en initiale au lieu de –ou– (par exemple : soviendra) ; la graphie lower ou

louwer pour le verbe « louer »134. En ce qui concerne les formes picardes que l’on observe

chez Kerssan, on trouve presque systématiquement que che– pour ce– ou chie– pour cie– (par exemple : checi, encoumenchier, rechepvoir, etc.), cha– pour ca– (par exemple : archanne,

retrebuchant, etc.) et ca– pour cha– (par exemple : carité, capistre, cassiés, carneil, etc.). Pour

terminer, nous pouvons citer quelques phénomènes courants dans différentes scriptae à la fin du Moyen Âge qui figurent dans la langue de Kerssan : le groupe ou + m pour o + m (par exemple : encoumenchier, recoumander, coumandement, coumenchier, roumains, etc.), de même que la réduction de –oir en –ir (par exemple : fallir).

131 Ibid., p. 124-125.

132 Ibid., p. 120. 133 Ibid., p. 120-121.

Si l’on aborde maintenant les questions de morphologie, Kerssan emploie une flexion de l’indicatif imparfait à la première personne du pluriel typique de la zone wallo- picarde : aviesme (« nous avions »), estiesmes (« nous étions »), viviesmes (« nous vivions »).135

Sur le même modèle, bien qu’elles ne soient pas relevées par Remacle, on peut signaler les flexions oseriesmes pour le conditionnel présent de la première personne du pluriel, ainsi que abstenisiesmez pour le subjonctif imparfait de la première personne du pluriel. Il faut en outre évoquer une occurrence d’une flexion similaire à une forme namuroise attestée dès 1235 dans la scripta, soit –nent : [s]ourmenoinent.136 Cependant, toutes ces formes verbales

coexistent avec certaines formes françaises « qui s’écartent nettement des formes dialectales de l’époque »137 : la flexion –oient à l’indicatif imparfait de la troisième personne

du pluriel (par exemple : oblutioient, estoient, etc.) ou du singulier138 (par exemple : cognoissoit,

croiscoit, avoit, etc.) ; la flexion –ent à la troisième personne du pluriel de l’indicatif présent

(par exemple : soient, treuvent, peullent, etc.).

Avant de conclure cette section sur la langue du traducteur de Nivelles, il nous faut signaler une difficulté que nous ne sommes pas parvenue à résoudre au terme de notre travail d’édition, même après avoir consulté le manuscrit de 1526 à la Bibliothèque royale de Belgique. Le cas problématique porte sur la lecture d’un graphème qui pourrait être lv,

lu, ou encore w, et dont la prononciation serait sans doute /w/. On le rencontre dans les

mots suivants : o[lv]yr (« ouïr »), lo[lv]er (« louer »), ea[lv]e (« eau »), sal[lv]er (« sauver »),

su[lv]eur (« sueur ») et do[lv]air (« douair »). L’examen du manuscrit semble suggérer qu’il

s’agit de l diacritique devant v ou u plutôt que de w. Néanmoins, il serait imprudent d’écarter cette option puisque le dictionnaire wallon-français de Laurent Remacle atteste l’existence des graphies lower et louwer pour « louer » en wallon moderne139. Pour éviter

d’alourdir le texte, nous avons systématiquement indiqué lv sans crochets dans toutes les formes possibles des termes cités plus haut.

135 Ibid., p. 204.

136 Ibid., p. 204. 137 Ibid., p. 204.

138 L’étude de Louis Remacle ne mentionne pas spécifiquement la troisième personne du singulier

de l’indicatif imparfait, mais nous pensons qu’il s’agit d’un phénomène similaire à la troisième personne du pluriel.

En somme, les phénomènes linguistiques que l’on peut observer dans la traduction française de la Paraphrase aux Romains d’Hubert Kerssan témoignent de la coexistence harmonieuse entre plusieurs dialectes français et wallons sur le territoire de la Wallonie au

XVIe siècle. Louis Remacle est d’ailleurs arrivé à cette conclusion en ce qui a trait au siècle

précédent, en déclarant à la fin de son étude : « À la fin du 15e s., ne craignons pas de

l’affirmer, la langue écrite des régions wallonnes était un français parfois très pur, et il existait à côté d’elle un dialecte oral nettement différent, le wallon. »140 Il nomme cette

langue mixte et parfois très hétérogène de certains actes le « franco-wallon »141. La langue

française du chanoine de Nivelles, contenant quelques traits ouest-wallons et wallo- picards, exprime l’influence des dialectes oraux sur la scripta française. Néanmoins, les phénomènes que nous avons relevés ne nous assurent pas du fait que Kerssan provient de l’Ouest du domaine wallon, ni de Nivelles – même si cette hypothèse ne doit pas être entièrement écartée –, puisqu’ils pourraient exister dans d’autres scriptae contemporaines.

140 Louis Remacle, op. cit., p. 201. 141 Ibid., p. 201.