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[O1] LELONG B. et MALLARD A. dir., 2000, La fabrication des normes. Revue Réseaux, n° 102, Paris, Hermès.

[A4] MALLARD A., 2000, "L'écriture des normes", Réseaux, vol. n°102, "La fabrication des normes", 37-62.

On l’aura compris, les travaux que j’ai consacrés aux normes techniques sont inscrits dans le droit fil de la problématique développée dans la thèse : j’ai déjà indiqué toute l’importance de la standardisation pour l’efficacité des instruments. Mais d’une certaine façon, les normes techniques auraient pu n’être qu’un point de passage rapide dans mon raisonnement si je n’avais pu bénéficier d’une opportunité de terrain particulière permettant d’en étudier la fabrication, opportunité que j’ai évoquée plus haut mais que je peux décrire plus précisément. C’est lors de mon travail d’enquête autour des instruments du garage que j’identifiai l’existence d’un processus de normalisation concernant l’appareil de mesure de la pollution atmosphérique, l’analyseur CO-CO2. Je contactai un des ingénieurs français ayant participé à ce travail, qui accepta de me recevoir. Au moment où j'allais quitter son bureau à l'issue de l'entretien, il me montra fièrement le classeur dans lequel il avait archivé l'ensemble des comptes-rendus du comité de normalisation auquel il avait participé pendant plusieurs années. L'occasion était tentante… Je lui demandai s'il serait d'accord pour me confier les archives en question, ce qu'il accepta. Je me retrouvai donc avec un matériau permettant de tracer l'histoire de la normalisation d'un instrument de mesure. En me lançant dans le dépouillement, je découvris rapidement que le cas était encore plus passionnant qu'il n'en avait l'air puisque l'appareil avait fait l'objet de deux normalisations concomitantes, ayant d'ailleurs entraîné quelques conflits entre les institutions concernées, l'ISO (International Standardization Organization) et l'OIML (Organisation Internationale de Métrologie Légale). Au-delà de l’intérêt pour l’analyse des instruments en tant que tel, cette occasion était unique parce qu’elle offrait une entrée sur un objet qui avait été abordé seulement de façon incomplète par les sciences sociales. A quelques exceptions près, la seule catégorie de norme qui avait intéressé les sociologues concernait les normes sociales : le concept était même fondateur dans certains courants et il existait tout un débat sur la différence entre la norme et la règle dans la régulation des pratiques. L’importance des processus de normalisation, au sens technique du terme, était bien repérée dans l’histoire des technologies

(Hounshell, 1987) ou dans l’histoire de la communication (Flichy, 1980, chapitre 9 ; Meadel, 1994 ; Flichy, 1998), mais les institutions de normalisation avaient été peu étudiées, au-delà de quelques travaux pionniers (Olshan, 1993). Enfin, l’analyse des processus de standardisation était un champ de recherche très actif du côté de l’économie de l’innovation et de l’histoire économique : dans le sillage des travaux fondateurs de Paul David sur l’histoire de QWERTY – et de la controverse à laquelle ils avaient donné lieu (David, 1985 ; Liebowitz et Margolis, 1990 ; Gardey, 1998) – tout un ensemble de recherches s’étaient développées (David et Greenstein, 1990). Si ce champ contribuait effectivement à l’émergence d’une connaissance sur la normalisation technique, les résultats produits restaient, à l’exception des travaux d’historiographie détaillée, tributaires de l’approche économique (fortement marquée d’ailleurs par la théorie des jeux) et s’intéressaient eux aussi assez peu aux détails des processus mis en œuvre dans les institutions qui en étaient chargées.

Je compris donc rapidement que le matériau dont je disposais avec les archives de ce comité permettait une investigation, certes assez exploratoire mais portant sur des lieux auxquels les sociologues avaient encore prêté peu d’attention à l’époque et où il « se tramait » néanmoins quelque chose de très structurant pour les sociétés modernes : il s’y exerçait un pouvoir finalement assez fascinant, celui d’uniformiser les objets. À cette opportunité de terrain s’ajoutèrent des opportunités de rencontres : Benoit Lelong, qui s’était intéressé à la standardisation au cours de sa thèse et Emmanuel Kessous, dont la thèse portait sur la normalisation de la sécurité, se trouvaient tous deux au Laboratoire des Usages où je venais d’arriver peu après ma thèse. C’est cet ensemble de circonstances qui donna naissance au numéro de Réseaux coordonné avec Benoit Lelong, numéro pour lequel nous avons recherché des contributeurs dont les recherches permettaient de montrer l’attrait d’un sujet qui pouvait être perçu comme trop technique pour intéresser les sciences sociales : Franck Cochoy sur la place de la normalisation dans les dispositifs de production du client par l’industrie et le commerce moderne, Nathalie Jas et Simon Schaffer sur l’histoire de la normalisation scientifique et technique, Richard Hawkins sur l’évolution des dynamiques de normalisation dans les télécommunication, un secteur qui était déjà à l’époque en plein bouleversement avec le développement de l’internet et de la téléphonie mobile.

Dans l’article que j’ai écrit pour ce numéro, j’ai pour ma part examiné les micro-processus par lesquels s’écrit le texte d’une norme. On y trouvera une analyse de logiques que les ingénieurs de normalisation décrivent comme délibératives et relevant d’un exercice de démocratie des techniques, mais qui témoignent en fait de relations d’influences et de stratégies d’acteurs extrêmement calculées – il y a là un ressort narratif assez classique, je le reconnais, dans une pratique de la sociologie considérée comme dévoilement de la face cachée et occulte des relations sociales et économiques. Mais au-delà de ce seul point, j’ai voulu rendre compte de cette alchimie particulière par laquelle s’élaborent conjointement un texte et le « champ de pouvoir » à partir duquel se structurera le caractère inéluctable de son application par d’autres acteurs. Ce point n’était pas traité par les économistes de la

standardisation qui séparaient de façon un peu trop radicale standard de facto (c'est-à-dire un standard imposé par la force sur le marché par les acteurs qui y sont dominants) et standard

de jure (un standard qui n’est pas imposé mais issu au contraire d’un processus délibératif)

(David et Greenstein, 1990) : les normes techniques sont précisément de ces dispositifs issus de processus délibératifs qui n’ont une chance d’être efficace que dans la mesure où ils peuvent être mis en relation, d’une manière ou d’une autre, avec les forces en présence dans la société.

Depuis les ponts de Langdon Winner empêchant la migration des habitants entre quartiers noirs et quartiers blancs, jusqu’aux poignées de porte de Donald Norman qui par leur forme même, portent à l’action de pousser ou de tirer, en passant par les prises électriques non standards des kits photovoltaïques dont Madeleine Akrich a décrit le fiasco, la sociologie a montré les multiples facettes du mécanisme par lequel les objets techniques peuvent être investis des forces contraignantes pour l’action humaine – au risque de négliger peut-être, comme passe son temps à le dire la sociologie des usages, la capacité inventive et subversive des usages à détourner ces prescriptions. Il en est un peu autrement des textes, dont les pouvoirs sont toujours un peu mystérieux. D’où les textes tiennent-ils leur force de coercition sur les êtres et les choses ? Qu’il s’agisse des tables de la loi, d’un accord politique arraché à la torpeur d’une nuit de négociation, d’un traité de paix rédigé dans la souffle de la défaite, d’un énoncé scientifique passé au crible de la discussion critique entre chercheurs, ou encore d’une norme technique, c’est finalement à cette même question, celle de l’agence spécifique des produits de l’écriture collective, que le sociologue se voit renvoyé. Au travers de ce travail sur la norme ISO 3930, j’ai essayé de trouver des éléments de réponses à la problématique particulière de l’écriture des normes.

1.4 L'inscription des mesures instrumentées dans l'arène socio-