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De l'interaction aux tableaux de bord : comment l'organisation commerciale

3.2 Cadrages cognitifs et relationnels dans les grandes organisations commerciales : le cas

3.2.4 De l'interaction aux tableaux de bord : comment l'organisation commerciale

On voit donc les efforts consentis par l'organisation commerciale pour accompagner la formation des préférences du client et l'effectuation des choix.48 En mobilisant trois actants

spécifiques, elle contribue à équiper la rationalité du client, et à peupler les espaces à partir desquels il peut effectuer des choix. Je voudrais désormais insister sur le fait que du point de vue de la capacité à calculer le marché, les trois types d'investissements de forme que j'ai évoqués fonctionnent dans les deux sens : ils contribuent également à rendre possible pour l'organisation des opérations de calcul concernant son marché, au travers d'une série de processus de traduction et d'agrégation de l'information produite qui prennent une forme assez différentes dans les trois cas. J'examine ici dans un premier temps le traitement des informations issues de la collecte et du traçage.

Prenons tout d'abord le cas du « client collectant », notamment dans le contexte de la boutique. De façon schématique, les traces qu'il laisse de ses préférences en tant qu'agent économique sont appréhendées au travers de la comptabilité des stocks. Le client est donc vu « en creux », par les vides qu'il a laissés dans les linéaires dont il a extrait des produits pour les mettre dans son panier, et de façon anonyme – du moins jusqu'à ce que cette collecte puisse faire l'objet, par le biais d'un capteur ou d'un autre, d'un processus de traçage. Les enquêtes pratiquées sur l'agence de Neuilly ont montré que les deux types de situation coexistent dans les boutiques : on peut acheter certains produits comme on achète une baguette de pain dans une boulangerie, sans jamais avoir à décliner son identité – un accessoire pour le téléphone mobile, une clef USB – tandis que d'autres produits, même s'ils ont été choisis dans les linéaires de la boutique, ne peuvent être acquis sans une inscription au dossier client (une livebox, un terminal mobile…).

Sur le marché des télécommunications, il existe un tropisme « naturel » au rattachement de toute vente à un dossier client et les cas où la collecte ne se double pas d'un traçage restent rares. Examinons néanmoins les formes de totalisation que connaîtra une vente non tracée. Une telle vente va faire l'objet de processus d'agrégation à des niveaux très variables : dans la comptabilité, on peut remonter du rayon où se trouvait le produit prélevé à la boutique particulière où il se situe, puis à l'agence (entité organisationnelle locale) dont elle dépend, puis à la direction régionale et enfin à la direction commerciale « pays » avant d'atteindre le stade des chiffres consolidés au niveau du Groupe. Prenons maintenant, à l'inverse, le cas d'un acte marchand détecté par le biais du « client traçant ». La différence essentielle est que

48 Je tiens à souligner un point afin d'éviter tout malentendu : quelles que soient les médiations qu'elle mobilise, il faut

se garder d'envisager la construction de l'espace des choix que de viens d'évoquer dans les trois cas comme une opération purement volontariste, dont l'objectif serait de donner la possibilité au client de choisir librement et sans contrainte. De la même façon que l'essai de performance comparatif élaboré par les journalistes consuméristes développe un point de vue spécifique sur l'offre, l'arrangement des téléphones mobiles dans les linéaires de la boutique ou les solutions forfaitaires « avantageuses » proposées par le vendeur au téléphone développent le point de vue de l'offreur et sont donc destinées à générer tel ou tel comportement d'achat. Même si l'organisation commerciale est susceptible de tirer des bénéfices quel que soit le choix final, un enjeu crucial pour elle est de rendre les décisions d'achat des consommateurs les plus compatibles avec les formes de rationalité économique que l'entreprise développe dans son ensemble.

l'acte économique qui vient d'être accompli sort de l'anonymat et que l'information captée peut être rattachée à un dossier client. Dans la mesure où chaque dossier est rattaché dans le système d'information à une localisation, le schéma d'agrégation qui vient d'être exposé est valable ici aussi : on remonte du client à son agence, à sa direction régionale, à son pays, etc.

Dans les deux cas, l'information issue de l'acte marchand alimente donc la fabrication de tableaux de bords qui permettent de quantifier – en fait littéralement de rendre visible – les marchés associés aux diverses entités organisationnelles concernées. Selon l'existence ou non de liens comptable suffisamment fins, on peut passer d'un niveau à un autre de cette économie. Il est intéressant de noter que ces informations vont également servir à élaborer des tableaux de bord pour évaluer la performance commerciale des entités à chaque niveau. Le niveau du rayon est par exemple pertinent : dans chaque boutique, les responsables sont attentifs au lien existant entre placement géographique des produits et leur écoulement, une telle attention étant d’ailleurs le B A BA du merchandising dans la grande distribution (Barrey et al, 2000). La comptabilité sert également à comparer les boutiques d’une même agence, les agences d’une même direction régionale, les directions régionales de l’ensemble de la France et les pays entre eux. Bien entendu, ces comparaisons sont associées à des enjeux organisationnels et managériaux très forts puisqu'elles traduisent directement le niveau de performance de chacun. Enfin, les tableaux de bord jouent également un rôle dans les leviers organisationnels pour l'action commerciale puisqu'il est possible, à chaque niveau où l'information est disponible, de s'appuyer sur les chiffres de la période passée pour fixer des objectifs à atteindre pour la période à venir.

Bien que ce point mériterait sans doute des informations qui outrepassent ce que j'ai pu collecter de façon méthodique au travers des diverses enquêtes, on peut avancer que c'est très largement au travers de mécanismes comptables de ce type que s'effectue la coordination et le pilotage de la macro-organisation sur son macro-marché. Néanmoins, d'autres formes de traitement et d'agrégation de l'information commerciale ont lieu également, notamment à partir des informations issues du traçage.

L'intérêt de ces informations est qu'elles rendent possible un nombre indéfini de réagrégations tout en conservant un lien avec « l'acteur économique élémentaire » auquel elles réfèrent. Ce gisement informationnel constitue un substrat à partir duquel les départements marketing se livrent à différentes formes de totalisations, de tris, de recherches et de simulations statistiques. Ces calculs alimentent différents usages et se font à des degrés de raffinement spécifiques selon qu'ils s'intègrent à des démarches CRM (Customer

Relationship Management) opérationnel (utilisation des bases de données pour gérer les

transactions au quotidien) ou du CRM analytique (utilisation à des fins de connaissance au travers de traitements statistiques et "datamining" approfondis, d'outils d'aide à la décision…) (Mounier, 2004). L'important est qu'on bascule ici vers des pratiques relevant de ce que Cochoy et De Terssac (2000) nomment la « mappabilité », qui permettent en quelque sorte

de reproduire le marché et de le visualiser en des points de l’organisation qui sont très éloignés des lieux périphériques où se sont produits les contacts effectifs avec les clients – la question de la correspondance entre la demande économique globale et ses avatars simulés qu'on en produit à partir des informations issues des transactions réalisées (qui par construction n'en constituent qu'une vue partielle et orientée) restant ouverte et sujette à discussion, à retraitements, à correctifs, à croisement avec d'autres données, etc.

Je voudrais dans les deux sections suivantes traiter de façon plus détaillée la question des opérations de calcul qui s'enracinent sur l'interaction avec le « client dialoguant ». Dans le monde de la distribution et des services, la pratique du « contact direct » avec le « vrai client » est largement valorisée comme source de confrontation avec la réalité marchande dans son état le plus brut et le plus authentique.49 On s'étonnerait donc que l'information

économique issue de cette confrontation ne soit pas intrinsèquement d'une qualité supérieure par rapport à celle qui est captée de façon plus abstraite ou plus distante, comme dans la collecte ou le traçage. La réalité est un peu plus complexe et je voudrais ici souligner deux choses : tout d'abord le degré selon lequel cette interaction est susceptible de fournir des prises au calcul est très variable car il dépend largement de la profondeur du travail relationnel auquel peut se livrer le vendeur (3.2.5.) ; en second lieu, les informations, quand elles sont produites, font l'objet d'un très faible degré d'agrégation, à la différence de ce qui se passe pour le client collectant et pour le client traçant (3.2.6.).