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Découvrir un client dans tous ses états : comment le vendeur calcule le client

3.2 Cadrages cognitifs et relationnels dans les grandes organisations commerciales : le cas

3.2.5 Découvrir un client dans tous ses états : comment le vendeur calcule le client

La production d'information élémentaire sur le marché à partir de ces échanges client- vendeur obéit à une dynamique que nous avons appréhendée au travers du processus de découverte ([A16, « A la découverte du client »]). Avant de rappeler les caractéristiques marquantes de cette façon, pour le vendeur, de « calculer le client », j'indiquerai tout d'abord quelques précisions concernant l'origine de l'expression de « découverte du client », que j'ai proposée à mes deux co-auteurs lorsque nous avons rédigé l'article relatif à cette recherche, mais qui vient en fait d'expériences plus anciennes pour moi. C'est lors de l'enquête que j'avais menée dans le cadre du développement des « stations internet » ([Q14, « Suivre et accompagner les usagers vers les nouvelles technologies »]) que j'ai entendu cette

49 Cet argument est largement porté par les vendeurs eux-mêmes. J’ai pu observer lors de mes passages dans des

agences le rôle qu’il pouvait jouer à l’occasion dans les conflits et les tensions qui opposaient classiquement le département vente et le département marketing : alors que vendeurs et marketers sont en position de revendiquer une capacité à connaître le marché, les premiers seuls peuvent se prévaloir d’un contact direct avec les clients. Mais l’idée du caractère irréductible de la confrontation avec le « vrai client » pour appréhender le marché a des implications plus générales en termes de management. Ainsi, depuis quelques années, la direction de l’entreprise met en œuvre régulièrement des opérations destinées à « faire descendre » dans les agences les personnels situés en retrait du marché (dont par exemple les cadres fonctionnels ou les ingénieurs de la R&D). Dans ces opérations dont le label traduit tout à fait l’ambition mobilisatrice (« Tous pour le client ! », « Noël en agence »…), tout un chacun est invité à contacter l’agence la plus proche pour y programmer un stage de quelques jours, où il sera possible de pratiquer le travail d’une personne ordinairement en contact avec le client (répondre au téléphone, orienter les clients dans une boutique, les conseiller dans le choix de leurs mobiles, faire les paquets cadeaux…). Ces opérations rappellent quelque peu les saturnales au sens où elles conduisent des personnes ayant un statut élevé dans l’organisation à se mettre pendant un temps limité dans la peau de celles qui se trouvent plutôt en bas de la hiérarchie – et elles sont souvent, pour ceux qui les pratiquent, l’occasion de découvertes effectives. Elles permettent notamment souvent de percevoir qu’il faut des compétences réelles et parfois complexes pour vendre correctement un téléphone.

expression pour la première fois. Le contexte dans lequel elle était employée importe beaucoup. Derrière l'idée des « stations internet », il y avait bien un concept commercial original, mais le personnel qui était censé faire fonctionner ces stations avait peu de compétences en matière de relation commerciale. Il s'agissait pour partie de techniciens de l'entreprise dont les unités étaient en voie de fermeture et auxquels on proposait de se reconvertir au commercial, une trajectoire qu’ont connue de très nombreux salariés de l'entreprise au cours des dernières années. Pour les promoteurs des stations, une tactique pour faire « monter en compétence » ces personnels issus du réseau consistait à les intégrer à des équipes comportant des salariés plus récemment recrutés disposant d'une vraie formation en matière de commercial. Les jeunes détenteurs de BTS « forces de vente » initiaient ainsi les ex-techniciens au B A BA de la vente tandis que ces derniers leur donnaient des rudiments de techniques concernant le fonctionnement des réseaux.

C'est lors de la discussion avec un de ces jeunes diplômés de formation commerciale qu'était venue la référence à l'idée de « découverte du client ». Il m'indiquait que ce qu'il manquait souvent aux ex-techniciens pour assurer l'accueil des clients était la posture adaptée dans le dialogue avec les clients. Sans aucune formation aux métiers de la vente, ils avaient tendance à interagir avec les clients comme lors d'une conversation ordinaire, alors que la conduite d'un dialogue commercial exigeait une toute autre posture, plus méthodique et plus ciblée : une écoute attentive, pour identifier la demande ou le problème posé ; une compétence à guider l'interaction pour faire déboucher le dialogue vers l'offre de l'entreprise ; et aussi une capacité à identifier certaines informations que la personne présente n'exprimait pas directement mais qui pouvaient en dire long sur son identité actuelle en tant que client. Quelles attentes pouvait-on identifier au-delà des mots qui étaient prononcés ? Quel était l'environnement de communication de l'interlocuteur, et quels services pouvaient y être adaptés ? Etait-il dans une posture de recherche d'information ou était-il prêt à concrétiser une transaction ?

Cette expression un peu intrigante de « découverte du client », qui renvoie sans doute à une pratique classiquement enseignée aux apprentis vendeurs dans les formations commerciales, m'apparut et m'apparaît toujours extrêmement suggestive pour discuter des opérations par lesquelles se fait l'ajustement offre/demande dans ce type de situation. Dans une certaine acception, l'expression de « découverte du client » entérine la disjonction analytique entre l'acteur et l'actant (le client et le dialoguant), puisqu'elle peut s'entendre comme découverte du « client-qui-se-cache-derrière-la-personne-présente ». Le terme de découverte présente l'inconvénient de suggérer que l'entité à découvrir était déjà là ; on découvrirait un client qui n'attend que cela pour engager une transaction, un peu comme lorsqu'on lève le voile sur une statue ou lorsqu'un explorateur découvre un territoire. Mais on sait qu'entre la découverte (qui rend visible une chose qui était déjà là) et l'invention (qui fait advenir une chose qui était auparavant absente en tant que telle), la frontière est ténue – le langage juridique même les confond puisque le découvreur d'un trésor en est juridiquement qualifié comme « l'inventeur ». Il est donc possible d'envisager la découverte du client comme un processus

conduisant à la fois à mettre en évidence des informations non disponibles concernant des attentes et des intentions constituées mais non exprimées (qu'elles soient cachées volontairement par la personne ou qu'elles soient « latentes », c'est-à-dire présentes sans être effectivement perçues par la personne, selon une conception classique en marketing), mais aussi comme un processus par lequel des attentes ou des intentions en viennent à prendre corps. La découverte participerait alors pleinement de la production même des compétences de l'acteur client.

En d'autre termes, cette notion de découverte me semble faire partie des concepts qui aident à thématiser les opérations complexes mais extrêmement fugaces par lesquelles s'opère le basculement du client d'un état à un autre dans le cadre d'activités d'achats. L'enjeu est ici d'arriver à appréhender cette interaction si particulière tout en évitant l'alternative abrupte entre la figure honnie de la manipulation – dans laquelle c'est le vendeur qui finit par déterminer les actions du client – et la figure symétrique de l'intermédiaire se contentant d'exécuter des souhaits et des désirs qui préexistaient à la situation.50 Si nombre

d'interactions que l'on peut partager dans la distribution et les services entrent indéniablement dans la catégorie « manipulation » ou dans la catégorie « pure exécution », l'univers des relations commerciales ne s'y réduit nullement et il est donc utile de pouvoir traiter finement des diverses configurations possibles : c’est la compréhension fine de l’articulation entre le travail cognitif (comprendre le degré de cristallisation des intentions de consommations présentes chez le client) et le travail relationnel (nouer un lien qui, tout en restant impersonnel, soit susceptible d’activer certaines postures) effectués par le vendeur qui est en jeu ici.

Un enseignement important de l'analyse de ces échanges concerne la façon dont la relation commerciale se nourrit d'un ensemble de signaux informationnels permettant de qualifier l'état dans lequel se trouve le client. Là aussi, l'attention aux termes utilisés par les acteurs est bonne conseillère : dès mes premières enquêtes réalisées auprès des vendeurs du marché professionnel, j'avais été frappé par des adjectifs comme « chaud » ou « mûr » pour qualifier la proximité d'un client par rapport à l'effectuation d'une transaction. Certains clients devaient être entrepris longuement, et le cheminement de leur décision, la maturation de leur réflexion par rapport à un achat d'équipement pouvait prendre un certain temps. Il importait de se trouver prêt au moment terminal, au risque de voir la concurrence « cueillir » le client à ce moment précis alors qu'on avait fait tout le travail de préparation. A l'inverse, d'autres clients se présentaient d'emblée à l'offreur dans une posture de transaction.

Au total, les résultats de cette recherche indiquent combien l'entité « client » n'est ni indifférenciée, ni stable, ni permanente. L'analyse des situations de dialogue aux trois postes de la relation que sont la boutique, le téléphone réactif et le téléphone pro-actif a confirmé l'intuition selon laquelle une des dimensions de la professionnalité spécifique des opérateurs

50 D'autres termes sont également disponibles pour ce travail. La notion d'accompagnement va par exemple dans ce

sens également, même si sa connotation indéniablement positive sied un peu trop à une conception marketing qui ne doute pas de la convergence de la personne vers la figure du client.

réside justement dans leur capacité à repérer et opérer des petits basculements dans l'état du client et dans son mode d'engagement vis-à-vis de la transaction, en s'appuyant pour cela sur toute une série d'accroches et d'ouvertures aménagées dans l'espace du dialogue ([A16, « A la découverte du client »]).51