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Formation des préférences et réalisation des choix marchands du côté du client

3.2 Cadrages cognitifs et relationnels dans les grandes organisations commerciales : le cas

3.2.3 Formation des préférences et réalisation des choix marchands du côté du client

renvoient à des professionnalités spécifiques (le merchandising, la formation, le système d'information) qu'il est nécessaire de mettre en mouvement et coordonner pour faire fonctionner l'organisation commerciale. D’une certaine manière, on peut dire également qu’on a là trois figures du client caractéristiques de différents moments de l’histoire du commerce : le client dialoguant (avec le marchand) désigne une figure de base qui est aussi vieille que le commerce lui-même ; le client collectant n’est apparu qu’au XXe siècle, avec le développement du libre service (Du Gay, 2006) ; enfin, le client traçant fait son apparition et se développe avec l’avènement des technologies de calcul et de télécommunication, plus récentes encore.

Je propose de m'appuyer sur cette grille de lecture pour éclairer certaines caractéristiques importantes des processus de cadrage cognitif et relationnels mis en œuvre dans un tel contexte. Je centrerai tout d’abord l’attention sur la dimension cognitive, en examinant un travail d'organisation commercial qui renvoie, dans ce contexte, à deux problèmes symétriques. Il importe d'une part de comprendre de quelle façon les clients s'appuient sur les dispositifs proposés par l'offreur pour opérer des choix de consommation (section 3.2.3.), et d'autre part comment l'offreur lui-même s'y prend pour extraire des situations marchandes les informations et les connaissances nécessaires à la réalisations des échanges (sections 3.2.4. à 3.2.6). Je consacrerai ensuite une analyse à la fabrication (section 3.2.7.) et à l’utilisation (section 3.2.8.) des segmentations commerciales. Je m’intéresserai pour finir à deux problématiques importantes pour comprendre les modalités du travail relationnel dans une grande entreprise comme France Télécom : ce que j’appellerai les relations commutatives (section 3.2.9.) et les jeux sur l’identité des acteurs (section 3.2.10.).

3.2.3 Formation des préférences et réalisation des choix marchands du côté du client

Une des caractéristiques des dispositifs du commerce est bien « d'aider le consommateur » à procéder à la formation des choix de consommation. Les trois figures du client évoquées plus haut renvoient à des mécanismes et à des processus spécifiques dans la construction des choix. Examinons tout d'abord le cas du client collectant. La métaphore privilégiée est ici celle du client du supermarché, dont le parcours depuis l'entrée jusqu'à la sortie fait l'objet d'une série de guidages physiques et informationnels destinés à orienter son trajet et à rendre possible une série d'arbitrages sur les transactions. Comme l'ont montré les nombreux travaux, anciens ou plus récents (Lave, 1988; Cochoy, 2002b ; Dubuisson-Quellier, 2006; Grandclément-Chaffy, 2008), réalisés sur l'univers du supermarché, l'infrastructure de cet environnement spécifique fournit un ensemble de prises qui alimentent les calculs pouvant être faits par le client, et encadre donc la cognition consommatrice. L'observation que nous avons pratiquée dans les boutiques France Télécom suggère qu'une partie au moins de l'activité des clients peut être appréhendée sur ce mode ([A16, « A la découverte du client »] ;

[A17, « Que fait-on dans la boutique d’un opérateur de télécommunications ? »] ; [V8, « Quel espace pour la relation au client »]).

Comment s’opère la formation des préférences dans le cas du client dialoguant ? De façon plus générale, l'appui sur un tiers pour l'effectuation des choix de consommation suppose qu'il soit reconnu comme légitime pour occuper cette position, ce qui peut se traduire en terme de pertinence de la posture de prescription (Hatchuel, 1995) ou de dispositif de confiance (Karpik, 1996). Les enquêtes réalisées sur France Télécom ont montré qu'au-delà de cette dimension, c'est la capacité du médiateur à mettre en scène des espaces de calculs et des options qui soient compréhensibles et acceptables pour le client qui compte, un objectif qui est d'autant plus difficile à atteindre que les produits recèlent une certaine complexité et que l'offre évolue très vite. Les interactions évoquées dans l'article portant sur le télémarketing ([C10, « Les appuis conventionnels du télémarketing »]) sont emblématiques des obstacles pragmatiques qui peuvent survenir notamment lorsque l'élaboration de ces espaces de calcul doit se faire au travers du médium téléphonique. Qu'il s'agisse de vente en boutique ou au téléphone, un élément fort de différenciation des situations concerne l'utilisation ou non, par le vendeur, des informations contenues dans le dossier informatique du client : en livrant au client ou en réutilisant des informations concernant ses consommations et ses usages, on offre des prises à la détermination des choix pour de nouvelles acquisitions. Autrement dit, la mise en forme du client dialoguant repose largement (mais pas exclusivement) sur la capacité à recycler et reformuler des informations obtenues par les dispositifs du client traçant.

La formation des choix de consommation pour le client traçant est plus indirecte à analyser. En effet, tel que je l'ai défini, le client traçant est, en première instance, défini par l'action consistant à laisser des traces, ce qui renvoie à tout un éventail de situations très variées dont certaines d'entre elles seulement correspondent à des arbitrages de consommation identifiables comme tels. Lorsqu'il passe une commande par le biais d'un site internet, le client active à la fois « l'entité collectante » – la mise en page du site internet est destinée à contribuer à la formation des choix de la même façon que la PLV ou le linéaire auquel le client serait confronté dans un magasin – et « l'entité traçante » – par le biais des numéros de clients, identifiants bancaires qu'il va donner, ou encore des cookies qui sont installés sur son ordinateur et qui permettent au système de le reconnaître. Si de nombreuses autres actions d'un utilisateur de produits de télécommunication faisant l'objet d'un traçage semblent ne pas relever de la situation de choix marchand, il importe néanmoins de regarder ces actions de plus près.

Considérons par exemple l'action consistant à décrocher son téléphone pour appeler un membre de sa famille, une action qui fait immédiatement l'objet d'un traçage via le réseau pour que la communication puisse être imputée sur la facture du client. En première approximation, il s'agit ici d'un « simple usage » qui n'engage pas la projection dans une quelconque situation de choix marchand. Pourtant, l'acte consistant à composer le numéro

peut tout à fait être décrit dans un espace de choix ou de concurrences d'usage : « appeler »

versus « ne pas appeler » par exemple, ou bien encore « appeler sur son fixe » versus

« appeler sur son mobile », une alternative qui fait sens pour un usager qui souhaiterait par exemple économiser des communications sur l'un des médias en épuisant son forfait sur l'autre. Le caractère virtuel ou formel des expériences de pensée que je propose ici est très rapidement invalidé dès lors qu'on songe aux conséquences pratiques du dégroupage sur le réseau fixe, qui a permis par exemple aux abonnés de choisir appel par appel l'opérateur transportant la communication, par simple pression sur le bouton « 7 » ou sur le bouton « 0 ».45

Il suffit donc de peu de choses pour réveiller l'homo economicus qui sommeille en chaque usager.46 Autrement dit, comme le savent notamment les spécialistes de la tarification dans

les télécommunications, il existe une frontière très fine entre les situations de consommation qui sont découplées des arbitrages marchands et celles qui y sont profondément attachées. On est ici dans des configurations qui illustrent bien l'argument selon lequel ce sont les dispositifs de calcul distribués qu'il faut prendre en compte pour analyser l'échange économique, et non pas (ou pas seulement) la propension à calculer comme disposition psychologique de l'acteur (Callon, 1998). C'est bien parce que l'opérateur de télécommunication dispose de tout un arsenal informationnel très perfectionné permettant de tracer et de mesurer ce qui passe sur son réseau que chaque acte d'usage peut être décrit, selon la stratégie de tarification activée, comme acte facturé ou comme acte gratuit47. De ce

point de vue, les formules tarifaires permettant à l'usager de « ne pas compter » représentent des situations dans lesquelles il se soulage de la laborieuse cognition consommatrice, et délègue au fournisseur le soin de faire les comptes – une délégation qui peut parfois être totale comme dans le cas des forfaits bloqués où les communications sont interrompues dès que le forfait est dépassé.

Au final, parce que la facturation repose sur des mesures, qui elles-mêmes s'appuient sur les traces d'usage, on peut considérer que le client traçant n'est jamais, en principe du moins, totalement exclu de la problématique des choix de consommation. En outre, ces remarques indiquent que c'est bien avant l'invention d'internet que le client traçant a pris une place primordiale dans l'organisation du commercial pour un opérateur de téléphonie : il se trouve plus fondamentalement inscrit dans la nature des produits de télécommunication quels qu'ils soient.

45 Suivant l'intuition de Franck Cochoy (2002b) selon laquelle c'est la difficulté à sortir de l'hésitation tyrannique

« entre le même et le même » qui explique l'importance des dispositifs de prescription, on songe au calvaire que s'imposent ces utilisateurs !

46 Il y a là sans doute une observation à prendre en compte pour la sociologie des usages qui, comme je l’ai déjà

indiqué dans la section 2.1., se montre dans sa grande majorité très peu sensible au rôle des tarifs dans les pratiques de communication, considérant implicitement, et à mon avis à tort, que la prise en compte de cette dimension relève d'une analyse marketing qui n'interfère pas avec l'analyse sociologique.

47 Ce point est très banal et connaît de nombreux exemples dans le monde des télécommunications : la tarification à

la seconde, l'analyse des coûts d'interconnexion entre opérateurs, ou, plus récemment, la controverse en cours sur la « net neutrality » en sont des exemples. Un autre terrain intéressant pour étudier ces problématiques est celui du développement de la publicité en ligne (Beuscart et Mellet, 2008)

3.2.4 De l'interaction aux tableaux de bord : comment l'organisation commerciale