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Misérables bobo-la-tête qui nous sortent leurs jokers magiques, qui nous enculent avec leurs mots, qui nous baratinent sur le pied-bot de notre mère, l’ivrognerie de notre père et la fiente de poulet qu’on s’est pris dans le bec alors qu’on avait trois ans, et qui en déduisent la raison pour laquelle on est homosexuel ou équarisseur. N’importe quoi d’ailleurs, sauf la vérité : c’est parce que la vie ne nous a pas épargné, il suffirait d’en changer pour que ça aille mieux. Mais, pas question, avec leurs déductions schématiques qui s’avéreront un jour totalement infondées, les bobo-la-tête continuent de nous répéter que nous sommes tous malades, mais pas au point d’oublier leur note d’honoraires.

-Charles Bukowski,

Journal d’un vieux dégueulasse, 1969

Si le vocable d’origine états-unienne « social problem » est relativement récent, il en est tout autrement du contenu qu’il désigne. De même, si le champ de recherche de la « sociologie des problèmes sociaux » se formalise seulement à compter de 1960 (Mayer et Laforest, 1990), la réflexion sur « ce qui pose problème » (Otero et Roy, 2013) à la société préside quant à elle au fondement de la discipline sociologique comme à ses plus récents développements. Cette volonté d’éclairer le « social problématique » a d’abord une valeur en elle-même. Le dévoilement des problèmes sociaux met au jour les fragilités du lien social et permet le développement de politiques publiques et de lois « sociales ». Mais aussi, l’étude des problèmes sociaux et des déviances a le mérite d’éclairer les assises normatives d’un état donné de société (Roy et Hurtubise, 2013). L’étude des cas limites, failles, curiosités et marginalités du monde social donne à voir, comme par la négative, l’ordinaire, le souhaitable et le normal. C’est dire que les problèmes sociaux, bien que quantitativement marginaux, sont qualitativement essentiels pour la compréhension des économies morales. Par leur prisme, les sociologues sont en mesure de révéler les valeurs et normes qui sont chères à des groupes sociaux donnés, les processus par lesquels ils instituent ces normes et le traitement qu’ils réservent à ceux et celles qui y dérogent (Becker, 1985).

L’institutionnalisation de la sociologie est concomitante de l’avènement de la « seconde modernité », et plus particulièrement des révolutions démocratiques et industrielles qui ont eu cours entre les XVIIIe et XIXe siècles (Nisbet, 1984). Des perspectives réformistes

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d’inspiration durkheimienne jusqu’aux critiques radicales des courants marxisants, le projet de la sociologie peut être conçu comme un effort à prétention scientifique d’explication et de compréhension des sociétés dont le mode de (re)production, la stratification et les formes de solidarité et de sociabilité connaîtraient de profonds bouleversements. À cet égard, le concept de « problème social » se rapproche de la « question sociale » telle que formulée par les politiques et moralistes du XIXe siècle européen (Lenoir, 1989). Selon les mots justes de Robert

Castel, elle représente cette « aporie fondamentale sur laquelle une société expérimente l’énigme de sa cohésion et tente de conjurer le risque de sa fracture. Elle est un défi qui interroge, remet en question la capacité d’une société […] à exister comme un ensemble lié par des relations d’interdépendance » (Castel, 1995, 25). Qu’elle soit nommée « paupérisme », « prolétarisation » ou « crise migratoire », la question sociale est cette cassure, perçue ou réelle, qui loge au cœur de la société et qui la travaille dans son ensemble – même si on aime la concevoir « à la marge » ou « exclue ».

La discipline sociologique, comme le travail social et la criminologie d’ailleurs, est concomitante d’une volonté historique des États modernes de connaître le « social » pour en résoudre la « question ». Il n’est donc guère surprenant que « précurseurs » et « fondateurs », préoccupés par la grande cassure des révolutions démocratiques et industrielles (Nisbet, 1984), aient porté une attention particulière aux formes jugées émergentes du social problématique. L’intérêt marqué pour les phénomènes comme l’indigence, l’alcoolisme ou le suicide n’émane pas de la seule volonté de connaissance désintéressée des sociologues, inquiets de « l’ébranlement des sociétés modernes », selon les mots de Durkheim. Il leur est aussi insufflé par les attentes que les institutions libérales formulent à leur endroit : « elles attendent d’eux qu’ils les aident à résoudre un "problème", par définition "social" » (Lenoir, 1989, 56).

Comme leurs maîtres, les sociologues du XXe siècle se montrent fiévreux devant le constat

qu’ils font d’une « crise de la culture » (Arendt, 1961), d’une « crise du lien social » (Farrugia, 1993) ou encore d’une « crise de la mémoire » (Dumont, 1995). Face à la perpétuelle menace de délitement du tissu social, ce qui pose problème maintient sa force d’attraction pour le champ sociologique : marginalité, exclusion, disqualification sociale, itinérance, déviance, pauvreté, précarisation, judiciarisation et bien d’autres encore sont autant d’objets de recherche qui confortent l’image – certes réductrice, mais non moins juste – du sociologue comme « spécialiste des problèmes "sociaux" du moment » (Lenoir, 1989, 55).

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En somme, le « problème social » peut être rapporté à deux grandes définitions. La première, plus ancienne, est celle de la « question sociale », soit l’horizon d’une crise globale de la solidarité. La seconde acception concerne le vaste champ des « problèmes » caractéristiques des « clientèles » de l’intervention « sociale ». Les problèmes sociaux contemporains, au pluriel, sont « fragmentés » (Langlois, 1994) ; ils sont conçus comme autant de phénomènes autonomes tout en ayant en commun de participer du social problématique. Malgré la relative indépendance de ces problèmes, les experts et intervenants du champ « social » prennent bien soin de souligner leur « concomitance » chez leurs « clientèles », dont les plus fortement intégrées au système d’assistance seraient à la fois aux prises avec des problèmes de pauvreté, d’alcoolisme, de toxicomanie, de criminalité, de jeu compulsif, de violence, de délinquance et autres catégories « pathologiques » semblables. Selon cette perspective, le « social » est confondu au social problématique, comme cela est patent dans des expressions telles que loi

sociale, aide sociale, logement social, service social, etc. Bref, les problèmes sociaux d’aujourd’hui

se présentent comme une myriade de comportements et de situations de dangerosité et de vulnérabilité, sans toutefois relever d’une seule et même « question » qui mettrait toute la société en tension.

En somme, « penser la place et le rôle de la non-conformité problématique a toujours été incontournable » pour les sociologues (Otero et Roy, 2013, 16). Ma recherche porte sur l’intimidation en milieu scolaire : problème social on ne peut plus contemporain, spécifique et « fragmentaire ». Je me suis pourtant engagé dans ce projet avec l’idée que l’étude du problématique permet de mieux comprendre des aspects déterminants de la normativité sociale. L’objectif de cette recherche ne consiste pas tant à développer un savoir spécialisé sur l’intimidation pour ce qu’elle est en elle-même. Il s’agit plutôt de voir en quoi la définition et la reconnaissance collectives d’un tel problème éclairent plus largement l’économie morale dans laquelle celui-ci prend place. Comme d’autres, je fais le pari que « l’étude de ce qui pose problème dans nos sociétés, ce que l’on nomme communément problèmes sociaux ou problèmes publics, donne à voir la face cachée du socle commun qui historiquement constitue la part consensuelle du vivre-ensemble » (Roy et Hurtubise, 2013, 318).

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a. Les apories du fonctionnalisme

Ma perspective s’inscrit dans ce sous-champ disciplinaire qu’est la sociologie des problèmes sociaux. Domaine de recherche surtout développé et investi par des sociologues d’origine états-unienne, les principaux développements et débats gravitent autour de la Society for the Study

of Social Problems, fondée en 1951, et de sa revue Social Problems. Dans le monde francophone,

il faut attendre 1977 avant que la création de la revue Déviance et société ne rende accessible une plateforme similaire. Cette tradition de recherche se fractionne en de multiples courants de pensée qu’on présente d’ordinaire comme un développement plus ou moins linéaire : « pathologies sociales », fonctionnalisme, perspectives « conflictuelles », interactionnisme symbolique et constructivisme24. Dans les sections qui suivent, je situe ma propre

problématique de recherche en prenant distance ou appui sur certains travaux majeurs de la sociologie des problèmes sociaux.

Il faut comprendre des sections précédentes qu’il ne sera pas question d’étudier ici l’intimidation d’un point de vue objectiviste ou positiviste. Selon les nombreuses définitions qu’on pourrait donner de cette vaste branche d’études des problèmes sociaux, on peut retenir celle-ci, résolument critique, de Nicolas Carrier (2013) :

Sur ce territoire, le savoir expert découvre et démontre l’existence de problèmes sociaux, c’est-à-dire de certains états de fait qui constituent une menace pour le bien-être des personnes et de la société. Le savoir expert peut non seulement découvrir et démontrer l’existence de problèmes sociaux qui ne font pas l’objet de préoccupations socio- politiques, mais il peut même, au contraire du "public", permettre de distinguer vrais et faux problèmes […]. De façon typique, les pratiques de recherche dont regorge le territoire objectiviste reposent effectivement sur l’a priori que la résolution d’une question de connaissance permettra la résolution d’une problématique proprement politique. (Carrier, 2013, 251).

Cette approche est classiquement attribuée au courant fonctionnaliste et tout particulièrement à Robert K. Merton qui en est l’un des représentants notoires. À partir de ses travaux (1965 ; 1971 ; 1976), on peut identifier trois principaux ordres de problèmes sociaux : ceux relatifs à la « désorganisation sociale », ceux touchant les comportements déviants et ceux relevant des

24 Pour des présentations exhaustives de ce sous-champ disciplinaire voir Merton et Nisbet (1961), Spector et

Kitsuse (1977), Rubington et Weinberg (1995), Holstein et Miller (2007). Pour des travaux québécois en langue française, voir Mayer et Laforest (1990), Dumont, Langlois et Martin (1994) et, pour une perspective contemporaine, Otero et Roy (2013).

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contradictions entre le système normatif et les conditions d’existence. Dans cette section, je reviens brièvement sur ces travaux qui ont durablement marqué le champ sociologique et qui alimentent encore, plus ou moins directement, les développements scientifiques, politiques et médiatiques « autoréférentiels » portant sur des thématiques comme l’intimidation. Les sections subséquentes serviront à situer ma propre perspective théorique.

Comme l’ensemble des théories fonctionnalistes, l’approche de la désorganisation sociale est fondée sur le postulat d’un système social cohérent dont l’harmonie et la coordination, normales et souhaitables, reposent sur son unité fonctionnelle. La sociologie de Talcott Parsons, bien qu’elle ne soit pas directement liée à l’étude des problèmes sociaux, est ici incontournable. Sa théorie des systèmes d’action, qualifiée de structuro-fonctionnaliste, a en effet dominé une large part de la sociologie américaine jusqu’aux années 1960. Brièvement, il faut rappeler qu’il existe, pour Parsons, quatre « impératifs fonctionnels » communs à toute société – ou, plus largement, à tout système. Ceux-ci doivent être compris comme des « problèmes fondamentaux d’ajustement » sur lesquels la société doit sans cesse agir pour assurer sa stabilité et sa pérennité (Rocher, 1969). Dans Le système des sociétés modernes (1976), Parsons décline ces quatre fonctions primaires qui sont celles de l’intégration, du maintien des modèles culturels, de la réalisation des fins collectives et de l’adaptation. À ces quatre nécessités fonctionnelles correspondent autant de composantes structurales, relativement stables dans le temps et destinées à satisfaire les impératifs fonctionnels du système, évitant ainsi le risque constant de sa désorganisation. Respectivement, ces composantes sont les normes, les valeurs, les collectivités et les rôles.

Ce genre d’analyse implique la référence, explicite ou non, à quelque chose comme l’état normal

d’un système social qui existerait quelque part dans ce fabuleux monde qu’est celui des choses en

soi. Ce présupposé fonctionnaliste a fait l’objet de nombreuses critiques. On a notamment ironisé sur le statut du sociologue se présentant à la manière d’un « ingénieur social redoublé d’un médecin social : il définit quelles sont les conditions normales ou optimales de fonctionnement de la société, et propose par référence à ce modèle contrefactuel un diagnostic des dysfonctions indésirables et évitables » (Cefaï, 1996, 45). Pour rester sur le terrain parsonien, la perspective de la désorganisation sociale considère qu’un problème existe lorsqu’un impératif fonctionnel du système ne trouve plus satisfaction dans les composantes structurales lui correspondant, ou encore lorsque ces dernières ne sont plus suffisamment bien

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coordonnées entre elles, détournant ainsi la mécanique du système de son mouvement naturel. En des termes plus près de ceux de la sociologie des problèmes sociaux, « la désorganisation sociale renvoie à l’idée selon laquelle la structure sociale ne fonctionne pas comme elle le devrait parce qu’une quelconque condition empêche l’atteinte des valeurs et des buts collectifs » (Mayer et Dorvil, 2001, 69).

Robert K. Merton, éminent sociologue américain de la deuxième moitié du XXe siècle, a

beaucoup travaillé au développement et à la popularisation de l’approche de la désorganisation. Le fonctionnalisme de Merton a été qualifié de « modéré » (Rocher, 1969) ou de « moyenne portée » (Delas et Milly, 2009) parce qu’il rompt avec certaines thèses jugées trop rigides ou étroites du fonctionnalisme classique. Merton refuse en effet d’admettre les postulats d’universalité (tout élément remplit une fonction), d’unité fonctionnelle (tout élément est fonctionnel pour l’ensemble du système) et de nécessité (tout élément remplit une fonction qui lui est propre). Ces divergences amènent Merton à considérer qu’un élément du système n’est pas nécessairement fonctionnel, et donc que les problèmes sociaux peuvent être le fait d’une

dysfonction du système.

L’ouvrage collectif Contemporary social problems, dirigé par Merton et Robert Nisbet (1966 ; 1976), est un incontournable de ce qu’ils nomment eux-mêmes « the sociology of social problems » ̶ c’est le titre de l’introduction de Merton depuis la quatrième édition du volume25. Dans le texte qu’il

y signe, Merton propose cette définition26 devenue canonique :

Social disorganization refers to inadequacies or failures in a social system of interrelated statuses and roles, such that the collective purposes and individual objectives of its members are less fully realized than they could be in an alternative workable system (Merton, 1971, 820).

25 Dans les éditions précédentes, le texte qui se trouvait alors en épilogue était titré « social problems and sociological

theory ».

26 Il est fort intéressant de noter qu’entre l’édition de 1971 et celle de 1976, Merton modifie sa définition pour

l’adapter à certaines critiques formulées à l’endroit de sa doctrine. Ainsi, le texte remanié indique : « social disorganization refers to inadequacies in a social system that keep people’s collective and individual purposes from being as fully realized as they could be » (26). En faisant sauter la fin de la phrase (in an alternative workable system), il est clair que Merton souhaite contrecarrer la critique voulant que le système contrefactuel auquel se réfère le fonctionnalisme tient bien plus sur des présupposés moraux que scientifiques. La nouvelle édition ajoute aussi : « It is not tied to any absolute standard, which would be Utopian, but to a standard of what, so far as we know, coud be accomplished under attainable conditions. Whatever the theoretical persuasion of the observer – functional sociologist, symbolic interactionist, or social critic – this type of statement amounts to a technical

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En somme, l’idée de désorganisation sociale suggère que la structure des rôles et statuts en vigueur est déficiente en ce sens précis qu’elle limite la satisfaction de buts socialement valorisés. Anticipant en quelque sorte les critiques soulignant le caractère normatif de cette définition, Merton insiste que déceler une désorganisation renvoie à un jugement purement

technique sur l’efficacité du système, et non pas moral. Pour démontrer l’existence d’une

désorganisation, le sociologue doit, selon Merton, « supply competent evidence that the actual organization of social life can, under attainable conditions, be technically improve »27 (1971,

820).

Merton détaille ce qu’il considère être les quatre « sources majeures » de la désorganisation sociale. Elle peut résulter d’intérêts et de valeurs conflictuels, par exemple lorsque l’organisation de l’économie ne sait régir adéquatement les antagonismes existant entre les différentes strates socioprofessionnelles. Dans de tels cas, « interest groups cannot even estimate soundly what actions would be in their own interest » (Merton, 1976, 26). La désorganisation peut aussi provenir d’injonctions contradictoires concernant les rôles et statuts des individus. Pour Merton, le système social doit fournir une organisation hiérarchisée des différentes obligations qui incombent aux individus, sans quoi ils se retrouvent désorientés et inaptes à les satisfaire. Une autre origine de la désorganisation sociale provient d’une socialisation défaillante. Ici, pas très loin des intuitions des « pathologistes sociaux », Merton considère que d’importants changements dans la structure démographique ou de stratification peuvent placer les individus devant des rôles et obligations dont ils ignorent les exigences techniques, sociales ou culturelles.

Le deuxième ordre de problèmes sociaux qu’identifie Merton est celui du « deviant behavior ». D’emblée, Merton met ses lecteurs en garde contre une stricte catégorisation des problèmes sociaux entre « désorganisation » et « déviance » ̶ ce qui s’est pourtant effectivement produit :

Even without examining the theoretical basis of these two concepts, we can be sure that they focus not on totally different phenomena but in different aspects of the same ones […] The distinction between matters of disorganization and matters of deviant behavior is useful if we note that the two interact and, under certain conditions, reinforce each other (Merton, 1976, 26).

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Pour Merton, la déviance « involves significant departures from norm socially assigned to various statuses and roles » (Merton, 1976, 28). Bref, elle renvoie à la transgression de normes institutionnalisées, pouvant être relatives par ailleurs. En son temps, la thèse de Merton s’avère novatrice en cela qu’elle s’inscrit en faux face aux explications essentialistes, biologiques ou psychologiques de la déviance. En portant son attention sur leur variance intergroupe, il montre que les comportements déviants correspondent à des réactions normales – c'est-à-dire sociologiquement prévisibles – de la part d’individus soumis à des injonctions contradictoires. Plus précisément, la déviance résulterait de l’inadéquation entre les buts socialement valorisés et les moyens légitimes dont les acteurs disposent pour y accéder. Partant, la déviance devient une

stratégie adaptative par rapport à une situation donnée, et non plus une caractéristique intrinsèque

de certains individus.

En outre, Merton soutient dans Anomie et déviance (1965) que la société américaine en est une « anomique28 » en cela qu’elle fixe des aspirations bien déterminées (la réussite financière, le

« rêve américain »), alors que les moyens légitimes pour y parvenir ne sont pas, bien évidemment, accessibles à tous. Dans de tels cas, de nombreux individus seraient amenés à développer toute sorte de stratégies, enfreignant à des degrés divers les normes en vigueur, pour accéder aux objectifs socialement valorisés. La thèse de Merton a beaucoup fait parler pour avoir mis en lumière les stratégies déviantes des « criminels en col blanc », ces individus qui se hissent aux plus hauts échelons de la vie économique ou politique en usant de méthodes jugées par ailleurs immorales ou carrément illégales. L’aveuglement volontaire, voire le

28 Cette appropriation du concept d’anomie par la sociologie américaine a conduit à des mésententes sur le sens

que Durkheim donnait à ce concept. Elle correspond, pour Durkheim, à l’état d’une société dont la culture est inapte à freiner les aspirations des individus, aspirations devenues insatiables parce qu’indéterminées. De fait, une société équilibrée doit posséder « une véritable réglementation qui, pour n’avoir pas toujours une forme juridique, ne laisse pas de fixer, avec une précision relative, le maximum d’aisance que chaque classe de la société peut légitimement chercher à atteindre » (Durkheim, [1897] 2009, 292). L’anomie est ce « mal de l’infini » de l’individu moderne qui se détourne de l’objet de convoitise immédiatement celui-ci atteint pour aussitôt jeter son dévolu sur une nouvelle expérience encore ignorée. Comme le montre à juste titre Besnard (1987), c’est donc une inversion logique quasi-complète qu’effectue Merton. L’anomie durkheimienne trouve son fondement dans le déficit de régulation des atteintes de satisfaction face à la vie, alors que la notion mertonienne pose comme