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Les difficultés que soulève l’agilité lorsqu’il s’agit de d’opérationnaliser ses principes au sein de l’organisation révèlent toute la complexité et la difficulté d’une approche systémique du sujet de recherche. En effet, les principes de l’agilité organisationnelle d’un côté et les caractéristiques de l’organisation bureaucratique de l’autre paraissent peu conciliables au regard des éléments qui suivent.

1.1. Entre dimensions organisationnelle et individuelle, le délicat

mixage des leviers de l’agilité organisationnelle

L’agilité organisationnelle se voulant par nature d’ordre systémique, elle porte les germes d’une complexité qui ne facilite pas son appréhension tant pour les praticiens qui doivent la mettre en œuvre que pour les chercheurs qui tentent de la décrypter. Selon Charbonnier-Voirin (2011), elle se présente comme « un construit multidimensionnel latent » dont le contenu représenté par les différents éléments que sont les leviers, les pratiques et les capacités agiles manque de consensus au sein d’une littérature « fragmentée [et] hétérogène ». Dans ces conditions, trouver la meilleure combinaison entre les différents leviers pour développer les pratiques qui aboutiront aux capacités agiles est un défi.

1.1.1. La structure et l’organisation : comment faire évoluer rapidement la structure et l’organisation d’une institution de type bureaucratique ?

Dans une institution forte de plusieurs milliers de personnes, extrêmement formalisée pour assurer un traitement cohérent, coordonné et équitable des actions, il n’est pas intuitif d’appréhender la façon d’implanter une souplesse organisationnelle indispensable pour affronter un contexte instable. Or, cette souplesse est un élément fondamental sans lequel l’organisation ne peut pas répondre aux soubresauts de l’environnement. Ce point est notamment évoqué dans la théorie de la contingence avec l’hypothèse 9 de Mintzberg (1982) qui milite pour une structure organique dès que l’environnement devient dynamique.

Nizard (2013) met en avant qu’un environnement turbulent est un facteur déclencheur de l’adaptation. La résilience en particulier, qui est une forme d’adaptation spécifique, souligne l’importance de pouvoir absorber un impact, se déformer et apprendre de la crise pour évoluer (Altintas & Royer, 2009 ; Anaut, 2002 ; Cuvelier, 2013 ; Leuridan & Demil, 2017). Il est sous- entendu que cette souplesse nécessaire pour absorber les chocs va de pair avec une certaine réactivité pour apprendre et se réformer rapidement avant un nouvel événement. Les décideurs se trouvent alors confrontés à la difficulté de tordre l’existant pour évoluer et à l’inertie d’une structure qui a précisément construit sa force sur la solidité de ses fondations et une architecture sans cesse renforcée tout au long de son histoire.

Car cette rigidité de l’organisation est un gage de robustesse. Elle lui permet de supporter plus ou moins longuement les agressions de l’extérieur. Une première question se pose alors de savoir comment préserver cette structure qui fait la force de ces organisations sans renoncer aux avantages d’une souplesse organisationnelle permettant de suivre les évolutions d’un contexte environnemental turbulent.

1.1.2. Les processus : comment assurer la fiabilité du fonctionnement de l’organisation au moyen de processus solides et agiles ?

Les processus sont à l’organisation ce que le système circulatoire est au corps humain : ils assurent la liaison entre les composantes du système, permettent d’en contrôler régulièrement le bon fonctionnement et assurent une régulation homogène des flux. Dans une organisation de type bureaucratique, les processus sont multiples et souvent complexes. Ils comprennent de nombreux points de contrôle, certains « contrôlant le contrôle », qui jalonnent à intervalles réguliers les flux alimentant ces processus afin d’en assurer la fiabilité et la qualité. Modifier un processus (de pilotage, opérationnel ou de support) engendre de nombreuses répercussions

sur le reste du système, notamment en termes de coordination. À titre d’exemple, un processus de formation interne qui nécessite simplement la mobilisation de l’acteur, de son manager, de la RH et du formateur devient tout de suite plus complexe s’il est externalisé : l’ajout d’une composante financière implique de revoir le déroulement du processus en induisant un niveau de décision et d’arbitrage (pour prioriser les bénéficiaires), le service comptable (pour la facturation), le service achats (pour faire jouer la concurrence), le service juridique (pour établir une convention).

Cette situation dissuade les acteurs de faire évoluer un système de processus (entendu comme l’ensemble des processus de pilotage, opérationnel et support, certains reliés entre eux, qui forme un tout et peuvent faire l’objet d’une cartographie) qui a nécessité de nombreuses vérifications pour s’assurer qu’il n’existe pas d’incohérence et d’incompatibilité entre les différents flux. L’homéostasie des organisations est particulièrement visible dans ce type de situation. Pour autant, sans possibilité de modification de ces flux, il n’existe pas de marges permettant à une organisation d’évoluer sous l’influence de son environnement. L’excès de processus mène en outre à un excès de centralisation du pouvoir qui semble être la seule façon d’avoir une vision d’ensemble du système. On observe alors un regroupement des trois facteurs qui s’opposent à la mise en œuvre de la résilience : l’absence ou l’opposition à l’innovation, le contrôle excessif ou répressif du système, et une centralisation trop importante qui ralentit la prise de décision (Dauphiné & Provitolo, 2007).

La seconde problématique qui émerge est de savoir comment disposer dans ce type d’organisation d’un système de processus robuste et éprouvé, contrôlé et dirigé tout en :

- permettant que ceux-ci évoluent (en diversifiant les ressources dont disposent l’organisation) ;

- offrant la possibilité de réagencements internes fiables et rapides afin d’assurer la prise de relais en cas de défaillance d’une composante du processus (HRO) ;

- consolidant de façon continue, par l’apprentissage, l’amélioration du système de processus (Dauphiné & Provitolo, 2007).

Le système des processus est un pont qui met en relation la structure de l’organisation objective et fixe, et la ressource humaine subjective et mouvante. Il oscille entre rigidité (garant de fiabilité et de qualité) et souplesse (atout de réactivité et d’adaptabilité) et mérite d’être étudié.

1.1.3. La technologie : à la recherche d’un équilibre sans cesse déstabilisé

Dans une organisation de haute fiabilité, la technologie occupe une place déterminante. Dans le type d’organisation que nous étudions, les outils se doivent d’être robustes et fiables, mais aussi accessibles et compréhensibles par la quasi-totalité du personnel. Dans la conception initiale des outils des services d’incendie et de secours, les ingénieurs et techniciens doivent intégrer que la technologie doit être invisible afin que chaque sapeur-pompier, quel que soit son niveau d’étude ou son expérience, puisse se l’approprier sans s’en apercevoir.

Les outils technologiques doivent également être compatibles entre eux : les différentes générations de postes radio doivent pouvoir communiquer, les systèmes d’information doivent trouver des points d’échanges de données, ou encore les bouteilles des appareils respiratoires isolants doivent pouvoir être utilisées avec différents types de masque. Même s’il requiert un haut degré de technologie, l’outillage doit être simple dans l’emploi afin qu’il soit utilisable avec un minimum de formation par un large public. Certains projets extrêmement novateurs (brumisation) paraissent d’une simplicité extrême alors que la complexité de leur mise au point est impressionnante.

Cette problématique de l’équilibre technologique est un des sujets de l’agilité organisationnelle. Pour des organisations de grande dimension, il faut pouvoir concilier simplicité et/ou haute technologie, et faire cohabiter de différentes générations d’outils techniques devant rester compatibles entre eux, évolution technologique et maîtrise des coûts au regard du volume de matériels en jeu. Cette troisième problématique est un défi permanent qui mobilise les énergies et se nourrit, entre autres, des retours d’expérience.

1.1.4. La ressource humaine, défi permanent du management au profit de l’objectif commun : entre liberté et encadrement des énergies et des initiatives

Combien d’entreprises affichent fièrement sur leurs murs « l’humain au cœur de l’entreprise » comme une formule incantatoire qui aurait le pouvoir de fédérer les collaborateurs autour des buts et de la stratégie de l’organisation ? Si la formule est belle et que chacun est intimement convaincu « qu’il n’est de richesse que d’hommes » (Jean Bodin)23, la mise en

pratique se révèle éminemment plus délicate dans un collectif de travail de grande dimension. Riche de cette diversité humaine, les organisations de taille importante peinent souvent à mettre

en cohérence les actions de ce collectif de travail, à homogénéiser l’engagement des collaborateurs au profit de l’entreprise, à implanter une compréhension partagée des objectifs, à donner du sens au travail, à maîtriser les jeux de pouvoirs et les intérêts individuels ou corporatistes.

Plus l’organisation est importante, plus ce point devient central et prégnant comme le relève Mintzberg (1982) dans les défauts de la structure divisionnalisée avec l’apparition de comportements irresponsables et insensibles dus à une compétition exacerbée entre les différentes unités de l’organisation. La ressource humaine constitue donc une richesse qu’il faut contrôler tout en lui laissant une autonomie de travail et d’initiative : orienter sans canaliser à l’excès, encourager ou dissuader selon les cas, récompenser ou sanctionner. Ce mariage des contraires, particulièrement prononcés dans les grandes organisations, fait l’objet de la quatrième problématique qu’il nous faudra résoudre.

1.1.5. La vision : « Sauver ou Périr »

Cette devise de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris exprime le sens de la mission telle que l’entend l’institution. Il s’agit du don de soi pouvant aller jusqu’à l’acte ultime du sacrifice de sa vie pour épargner celle d’un autre. Le désintéressement est-il encore une vision largement partagée dans une société toujours plus individualiste ? Peut-on demander un tel désintéressement à des sapeurs-pompiers de Paris dont la majorité a moins de trente ans ? L’abnégation qu’implique cette vision est fondamentalement très différente de celles que peuvent avoir des organisations plus classiques commerciales, industrielles ou de services.

Cette cinquième problématique met ainsi en balance une vision du métier qui mobilise des valeurs de sacrifice et un sens du devoir particulièrement exigeants, au regard d’un personnel jeune et en pleine construction d’une vie de famille.

1.1.6. Les valeurs : l’art de convaincre qu’il existe un intérêt supérieur donnant du sens au travail

Les valeurs constituent un socle pour implanter une culture d’entreprise. En donnant du sens à l’action, en favorisant une ligne directrice, elles assurent la cohésion entre les collaborateurs et aident à la gestion des situations. Qu’elles soient exogènes (orientées vers l’extérieur, les clients, les partenaires, les fournisseurs) ou endogènes (comportements, ouverture d’esprit,

créativité, éthique), elles reflètent l’image de l’entreprise. Ou du moins, elles tentent de convaincre qu’elles guident les actions de l’organisation.

Certaines organisations sont souvent citées en référence pour l’efficacité du système de valeurs qu’elles ont réussi à développer, et pour la culture d’entreprise qui s’est construite sur ce terreau. Ces valeurs peuvent être initiées et portées par un membre de l’entreprise qui symbolise tout ce référentiel (Steve Job pour Apple, think different) ; ce peut être aussi le fruit d’une longue histoire commune, jalonnée de succès et d’échecs qui ont façonné les valeurs fondamentales et fait la force de l’organisation.

Tout d’abord, pour être efficace, ces valeurs doivent être stables dans le temps et ne pas changer avec les dirigeants qui se succèdent. Elles doivent être cohérentes entre l’intention et l’action : parler d’esprit d’équipe en personnalisant la réussite et la réalisation individuelles au détriment d’une reconnaissance du travail effectué en commun pour y parvenir manque de logique. Ces valeurs ne doivent pas être sans intérêt : par exemple, faut-il mettre en avant la performance qui cherche à être non-performant ? Le second volet consiste à faire adhérer les acteurs, mais aussi les fournisseurs et les clients à ces valeurs. Elles doivent donc être partagées. Si l’ensemble du personnel n’est pas convaincu du message porté par ces valeurs, on peut imaginer qu’elles seront considérées comme artificielles ou pire, hypocrites.

Dans des organisations de grande taille, où se côtoient une multitude de métiers, des générations aux aspirations et référentiels différents, la question de définir un système de valeurs partagées, cohérent et stable se pose inévitablement. Cette sixième problématique dont la réponse passe souvent par une socialisation initiale longue et continue dans le temps autour de rites sans cesse répétés suffit-elle à maintenir en place le système de valeurs ? Ce point est un levier agile que nous devons explorer avant de nous intéresser aux pratiques agiles. À la BSPP, ces valeurs sont exprimées dans l’éthique du pompier de Paris rédigé par le général Casso : ce texte court et appris par cœur dès l’incorporation est-il suffisant pour assurer le socle de valeurs qui porte l’institution ?

1.1.7. Mesure de la performance : un enjeu permanent à la BSPP

La performance n’est pas un sujet négociable dans des organisations comme un service d’incendie et de secours. Ne pas être performant, c’est mettre en danger la vie de la population. La performance est un souci permanent et un enjeu vital au sens propre.

Or, en contexte extrême selon la théorie de la contingence, le fonctionnement optimal de l’organisation bureaucratique est mis en défaut par la lourdeur de son formalisme, la longueur des processus de décision, les jeux de pouvoirs et ses pratiques de coordination. Comment demeurer performant dans ces conditions ? Comment mesurer cette performance : au nombre d’interventions réalisées ou aux délais de présentation sur intervention ou au nombre de personnes sauvées, … ? Faut-il introduire les coûts financiers dans cette appréciation : quelle est la valeur d’une vie humaine ?

Une organisation chargée d’un service public qui n’a, par nature, pas vocation à faire du profit (une des mesures aisées de la performance dans une entreprise) n’est pas pour autant complètement dispensée de rechercher la performance. Si pour certains secteurs, cette mesure peut être réalisée au moyen d’indicateurs communs au domaine privé et public (coûts financiers, absentéisme, enquêtes de satisfaction, etc.), pour d’autres organisations comme les services de secours, ces indicateurs ne sont pas suffisants. Ils pourraient même révéler une forme de cynisme et un manque d’empathie de la part d’un dépositaire de la puissance publique. Cette question de la performance se pose nécessairement aussi bien en interne car l’organisation et les acteurs ont un sens élevé de la mission, qu’en externe où la population et les pouvoirs publics sont légitimes à exiger un service de qualité qu’ils financent.

1.2. Problématique des pratiques agiles : maîtrise du changement,

valorisation de la ressource humaine, création de valeur pour le

« client »

Si l’ensemble des leviers agiles présentés en figure 28Figure 28 nécessite d’être activé pour mobiliser les pratiques agiles, certains d’entre eux auront sans doute un poids plus important dans le cadre du terrain étudié.

Correctement combinés entre eux, ces leviers doivent normalement constituer le fondement des pratiques de maîtrise du changement, de valorisation de la ressource humaine, et de création de valeur pour le « client » dont se nourrit l’organisation agile. Cette articulation intrigue car elle met en tension la tendance naturelle des organisations bureaucratiques à l’homéostasie. Promouvoir le changement, c’est reconnaître que l’organisation ne fonctionne pas de façon optimale dans sa configuration présente. Valoriser la ressource humaine, c’est aussi induire une part plus importante d’individualité et de méritocratie24 dans un système qui repose sur des

24 Méritocratie qui existe déjà mais dont la logique reste contrainte par des parcours professionnels normés et fortement corrélés à l’origine

parcours normés et déterministes. Créer de la valeur pour les « clients », c’est aller à l’encontre des buts prioritaires (buts de système) accordés généralement aux organisations bureaucratiques.

Hormis la nécessité de combiner correctement les bons leviers pour mettre en place des pratiques qui offriront les qualités d’agilité attendues, la notion n’offre aucune piste sur la nature des leviers à mobiliser (lesquels) ni sur la « densité » de chacun d’eux (en quelles « quantités et proportions » ?) ni sur le bon moment où ils doivent être introduits dans cette alchimie organisationnelle. La qualité des différents leviers n’est pas davantage abordée par la notion : sont-ils tous de même valeur ? D’une organisation à l’autre ou encore d’une époque à l’autre, gardent-ils la même pertinence ? Enfin, comment définir si la mise en place de pratiques « vertueuses » est bien réalisée (problème de la mesure l’agilité) et comment mesurer son efficacité ? Décréter que l’on a mis en place des pratiques agiles ne suffit pas à démontrer qu’elles sont en œuvre.

Cette problématique interroge par conséquent les fondements même de l’organisation et son fonctionnement dans des contextes bien particuliers.

1.3. Problématique des capacités agiles : l’impossible synthèse de

variables incontrôlables ?

Les capacités agiles recherchées (mobiliser une réponse rapide, lire le « marché » par la veille et l’innovation, intégrer l’apprentissage organisationnel) sont l’aboutissement de la mobilisation et de l’articulation des leviers et pratiques agiles décrites précédemment. Mais entre l’intention et le résultat escompté, plusieurs difficultés apparaissent. D’une part, il n’existe pas de chemin tracé, un one best way qui permet d’orienter et de calibrer immédiatement les bons leviers, au bon niveau, au bon moment afin d’obtenir les effets attendus. L’organisation avance par conséquent dans « le brouillard de la guerre » (Clausewitz, 1886, éd. 2014) de l’environnement qui est le sien et, c’est la seconde difficulté, seul le temps lui permet de savoir si les choix effectués étaient les bons. Si l’aboutissement n’est pas celui espéré parce que les choix initiaux n’étaient pas corrects ou parce que l’environnement a évolué entre temps rendant obsolètes les étalonnages initiaux, il sera de nouveau nécessaire d’ajuster ces leviers avec le même degré d’incertitude quant à la réussite ou l’échec de ces nouvelles sélections.

Les nombreuses variables qui interviennent dans ce dernier volet de l’agilité organisationnelle rendent aléatoire l’atteinte des trois capacités agiles voulues par

l’organisation. Si par ailleurs, on intègre les caractères d’évolutivité, d’incertitude et de dangerosité d’un contexte extrême avec les caractéristiques de rigidité et d’inertie accordées aux organisations bureaucratiques, la problématique finale, addition et synthèse de l’ensemble des problématiques soulevées, devient particulièrement complexe à appréhender.