L’abondance des tourbières ainsi que le faible coût associé aux terres tourbeuses ont longtemps contribué à une perception de ces milieux comme étant des lieux ordinaires, voire inutiles, leur disparition n’étant qu’une perte mineure nécessaire pour le développement (Rochefort, 2001). Dans le cadre d’une société de plus en plus sensible aux enjeux environnementaux, cette perspective laisse graduellement place à un désir d’une meilleure gestion de ces milieux. La présente section a pour but de mettre en lumière la situation actuelle des tourbières afin de définir la problématique à l’étude.
3.1 La situation des tourbières au Québec et dans le monde
Au niveau mondial, les tourbières couvrent environ 400 millions d’hectares, c’est-‐à-‐dire plus ou moins 3 % de la surface de la Terre. Environ 86 % de ces tourbières se trouvent dans l’hémisphère nord, surtout en Amérique du Nord, en Russie et en Europe (Strack, 2008). Plus spécifiquement, ces milieux sont répandus majoritairement dans les régions boréales; d’ailleurs, leur répartition au Canada « coïncide grossièrement avec celle de la forêt coniférienne boréale » (Payette et Rochefort, 2001). En termes de surface, les régions tourbeuses les plus importantes en Amérique du Nord se trouvent dans les basses terres de la baie d’Hudson et de la baie James. Il est estimé que les tourbières couvrent environ 170 millions d’hectares au Canada, soit 17 % du territoire canadien (Pellerin et Poulin, 2001). Au Québec, les estimations varient entre 9 % et 12 % des milieux terrestres (Payette et Rochefort, 2001). Pourtant, seulement 32 000 hectares de tourbières québécoises étaient protégés en 2001, ne représentant que 0,4 % de la superficie totale de ces milieux dans la province (Pellerin et Poulin, 2001). De plus, peu de ces zones protégées se situent dans des régions où les activités d’exploitation sont concentrées (Pellerin et Poulin, 2001). En effet, « Une grande proportion des sols organiques du Québec-‐Labrador sont inaptes à l’exploitation commerciale en raison de leur éloignement ou d’un climat trop froid » (Parent, 2001a). Les tourbières dans les régions méridionales sont effectivement plus susceptibles d’être affectées par les activités humaines (Rochefort, 2001). Ceci diminue donc l’impact réel du statut de zone protégée, puisque plusieurs de ces lieux demeureraient intouchés même sans protection officielle, du moins pour le présent.
Alors que la population mondiale croît, les milieux urbains continuent à empiéter sur ces milieux naturels. Simultanément, la population devient de plus en plus déconnectée des ressources
naturelles et, avec le temps, les bénéfices qu’elles apportent sont oubliés (LePage, 2001). Ainsi, les activités humaines ont détruit plus de la moitié des milieux humides au niveau planétaire, sans compter les milieux appauvris par le développement. Aux États-‐Unis seulement, on compte une perte d’environ 122 millions d’hectares de milieux humides depuis l’arrivée des colons européens (LePage, 2011). En Europe, ce sont 80 % des milieux humides qui ont été anéantis au cours du millénaire (Verhoeven, 2013). Au Québec, les activités humaines ont engendré une perte de superficie de près de 175 000 hectares de tourbières (Rochefort, 2001). Les causes prédominantes de ces pertes sont, par ordre décroissant d’importance : les inondations engendrées par la construction de barrages hydroélectriques, le drainage forestier, la culture maraîchère, le pâturage et, finalement, l’exploitation de la tourbe (Rochefort, 2001).
Néanmoins, les connaissances scientifiques quant aux milieux humides se sont considérablement approfondies au cours des dernières décennies. En effet, le marché de la tourbe crée de forts incitatifs stimulant la recherche et développement dans le domaine (Rochefort, 2001). Il y a toutefois place à amélioration à cet égard : alors que bon nombre d’études existent sur le sujet des milieux humides, une portion considérable de celles-‐ci se concentre sur des aspects techniques visant un public spécifique. Ce qui en découle est une situation où les philosophies, connaissances et traditions de différents domaines demeurent ségrégées, ce qui fait obstacle au progrès (LePage, 2011).
3.2 Le contexte réglementaire et autres encadrant les tourbières
Au Canada, la réglementation en ce qui concerne la gestion des milieux humides est de responsabilité provinciale. Deux initiatives en lien avec les milieux humides ont néanmoins été mises sur pied au niveau fédéral. D’abord, le gouvernement canadien a créé, en 1990, le Conseil nord-‐américain de conservation des terres humides (CNACTH), afin de « mettre en place un mécanisme national pour la mise en œuvre du Plan nord-‐américain de gestion de la sauvagine (PNAGS) » (CNACTH, 2013). L’organisme exerce aussi un rôle de leadership pour guider les efforts de sensibilisation ainsi que les politiques relatives aux milieux humides (CNACTH, 2013). Le CNACTH a publié en 2010 son Plan stratégique 2010-‐2020, qui vise à établir et à faire connaître la vision, la mission, les objectifs et les stratégies de l’organisme (CNACTH 2010). Le caractère récent de cette publication indique que l’organisme est d’actualité. En deuxième lieu, la Politique fédérale sur la conservation des terres humides, adoptée en 1991, a pour but de
favoriser la conservation des milieux humides en tenant compte de leurs fonctions écologiques et socioéconomiques, et ce, pour le présent et le futur (Pellerin et Poulin, 2001). La politique met de l’avant diverses stratégies visant à empêcher une perte nette en ce qui a trait aux fonctions des milieux humides qui se trouvent sous la juridiction fédérale (Pellerin et Poulin, 2001). Toutefois, la date de mise en œuvre de cette politique indique une certaine désuétude. Il est aussi à noter que ces deux initiatives ne possèdent aucun pouvoir légal.
Au niveau provincial, cinq lois encadrent l’exploitation des tourbières au Québec. Premièrement, la Loi sur la qualité de l’environnement (LQE) comporte deux articles qui touchent les tourbières. En premier lieu, l’article 22 exige que tout travail, ouvrage ou activité effectués dans un milieu humide fasse l’objet d’un certificat d’autorisation (CA) délivré par le Ministère (L.R.Q., c. Q-‐2). En deuxième lieu, l’article 23 oblige « les industries dont certaines activités sont susceptibles de porter atteinte ou de détruire la surface d’un sol tourbeux » à soumettre au Ministre un plan de réaménagement du terrain après que celui-‐ci ait été abandonné (Pellerin et Poulin, 2001). Il est toutefois à souligner que « le terme réaménagement ne signifie pas nécessairement un retour à un écosystème accumulateur de tourbe » (Pellerin et Poulin, 2001). En effet, tel qu’il sera discuté au chapitre 4, la décomposition naturelle de la matière organique dans les tourbières n’est pas facilement rétablie dans un site exploité. Deuxièmement, la Loi concernant des mesures de compensation pour la réalisation de projets affectant un milieu humide ou hydrique confère au MDDELCC le pouvoir d’exiger, dans le cadre d’une demande de CA, que des mesures de compensation soient prévues lorsqu’un milieu humide ou hydrique est impacté par un projet (L.R.Q., c. M-‐11.4). Troisièmement, la Loi sur les mines désigne la tourbe comme étant une « substance minérale de surface », ce qui indique que l’exploitation de cette ressource doit faire l’objet de baux exclusifs, accordés en fonction de la superficie du terrain ainsi que les années d’approvisionnement garanties par ce dernier (L.R.Q., c. M-‐13.1). Quatrièmement, la Loi sur la conservation du patrimoine naturel vise à établir des mesures de protection et à faciliter la mise en place d’aires protégées (L.R.Q., C-‐61.01). Cinquièmement, un parc peut être créé en vertu de la Loi sur les parcs afin d’assurer la conservation et la protection de territoires qui sont jugés exceptionnels, sans pour autant restreindre l’accès du public à ces endroits (L.R.Q., c. P-‐9). Ces deux dernières lois permettent de protéger la richesse naturelle du Québec en établissant des zones où l’exploitation est interdite, notamment en raison de leur diversité biologique et de la fragilité de ces milieux.
Au niveau international, la Convention de Ramsar sur les zones humides donne espoir qu’une amélioration sur le plan de la coopération internationale prend place. La mission du traité international, signé à Ramsar, Iran en 1971, est la suivante :
« La conservation et l'utilisation rationnelle des zones humides par des actions locales, régionales et nationales et par la coopération internationale, en tant que contribution à la réalisation du développement durable dans le monde entier » (Ramsar Convention, s.d.).
Aujourd’hui, 168 pays ont signé la Convention, ce qui leur confère trois obligations principales, aussi nommées les trois piliers de Ramsar. La première obligation est d’appliquer l’approche d’utilisation rationnelle pour toutes les zones humides du pays. Cette approche, aussi connue sous le nom d’ « utilisation éclairée », se traduit dans la protection du caractère écologique des milieux humides, ce qui est accompli par l’entremise d’approches écosystémiques, dans une perspective de développement durable (Davidson et Gardner, 2011). L’attente rattachée à ceci est que les pays signataires satisfassent leurs obligations d’utilisation rationnelle en élaborant des politiques et de la législation à cet effet. La deuxième obligation est de désigner, de protéger et de « veiller à la gestion efficace » d’au moins un site en tant que zone humide d’importance internationale, ou Wetland of International Importance, aussi connus sous le nom de sites Ramsar (Ramsar Convention, s.d.). Neuf critères aident à identifier de tels sites. Ils sont divisés en deux catégories selon le thème concerné, soit le caractère unique des milieux ou l’importance du site pour la conservation de la diversité biologique (Davidson et Gardner, 2011). Le dernier pilier de Ramsar est la coopération au niveau international. Ainsi, la Convention exige que les pays signataires tentent, entre eux, de coordonner et de supporter les efforts en ce qui a trait à la gestion responsable des milieux humides (Davidson et Gardner, 2011). Cette coopération doit être faite en tenant compte du contexte « des zones humides transfrontières, des systèmes de zones humides partagés, des espèces partagées et des projets de développement qui pourraient toucher les zones humides » (Ramsar Convention, s.d.). Le Canada compte parmi les pays signataires de la Convention de Ramsar et a désigné, à ce jour, 37 sites Ramsar, pour un total de 13 086 771 hectares. Ceci place le Canada au deuxième rang à l’échelle mondiale en termes de superficie désignée, après la Bolivie, où cette superficie représente 14 842 405 hectares (Ramsar Convention, s.d.). Bien que la Convention date de plusieurs années, elle est toujours d’actualité : de nouveaux sites Ramsar sont régulièrement
ajoutés à la liste de lieux désignés, le dernier ayant été ajouté le 15 avril 2014, et les pays signataires se rencontreront pour la douzième fois en juin 2015 (Ramsar Convention, s.d.).
3.3 Problématique et zone d’étude
Somme toute, les tourbières font l’objet d’une problématique digne d’une analyse approfondie. Alors que leur exploitation constitue une activité économique alléchante, les principes du développement durable gagnent de l’importance dans le cœur des citoyens, ce qui transpire de plus en plus à travers les documents législatifs ainsi que les ententes internationales. Or, la gestion durable des tourbières devient impérative « face au déséquilibre qui existe entre la répartition géographique des écosystèmes tourbeux et l’importance de leur utilisation » (Rochefort, 2001). De plus, il est intéressant de souligner que la prise de décision quant à l’exploitation, et donc la destruction, de ces milieux se fait à un niveau micro, alors que les tourbières sont bien souvent de nature transfrontalière (Ramsar Convention, s.d.) et que leurs bienfaits pour l’environnement se font ressentir à l’échelle planétaire. La problématique à l’étude est donc de déterminer s’il est possible de concilier l’exploitation des tourbières avec le concept du développement durable. Le cas échéant, quelles sont les meilleures pratiques environnementales? Sinon, quelles sont les meilleures alternatives? L’étude de la situation au Québec est particulièrement intéressante, puisque les régions tourbeuses les plus importantes en Amérique du Nord se trouvent en territoire québécois. Pourtant, la protection définitive de ces milieux par l’entremise de documents légaux comporte certaines lacunes, qui seront discutées au chapitre 5. Voilà donc pourquoi la zone d’étude du présent travail est généralement très globale, dans le sens où les recommandations formulées sont applicables dans toutes les tourbières, mais avec une attention particulière portée à la situation au Québec.