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Problèmes liés à la « continuité »

Sommes- nous les héritiers des Lumières matérialistes ?

1. Problèmes liés à la « continuité »

Si nous pouvons hériter d’un bien ou prouver à un gouvernement qu’une terre appartenait jadis à notre tribu, cela signifie que nous avons établi une continuité entre un état antérieur et le présent. Mais quel est cet état antérieur, et quel est notre présent ? Pour le dire en une phrase, le matérialiste des Lumières forge ou épouse typiquement une position métaphysique sur la nature de la réalité, de l’univers physique et de notre appartenance à cet univers, alors que le matérialiste du xxe siècle, sur-tout à partir des années 1960 avec les travaux de Ullin T. Place, Herbert Feigl, J. J. C. Smart et David M. Armstrong sur la « théorie de l’identité » entre processus mentaux et processus cérébraux, affirme une position plus « locale » sur les rapports cerveau- esprit5. Littré le soulignait déjà dans son Dictionnaire de médecine au milieu du xixe siècle : si le matéria-lisme ancien était métaphysique, et essayait d’expliquer la formation du monde, le matérialisme nouveau renonce à toute spéculation sur l’origine de la matière6.

Cependant, affirmer une thèse forte et unifiée sur la nature du monde (tout est matière et mouvement, tout est corps, l’esprit n’existe pas ou existe comme « mode » corporel, etc.) n’oblige pas à se prononcer sur l’origine des choses. Ainsi d’Holbach, qui systématise à sa façon le maté-rialisme des Lumières dans les années 1770, avoue clairement : « […]

d’où vient l’homme ? quelle est sa première origine ? est- il donc l’effet du concours fortuit des atomes ? […] Je l’ignore. […] Je serais tout aussi embarrassé de vous dire d’où sont venus les premières pierres, les

5 Sur la genèse et les arguments fondamentaux de la théorie de l’identité, voir notre analyse au chapitre 7.

6 É. Littré, C. Robin, Dictionnaire de médecine, Paris, J.-B. Baillière, 12e édition, 1863, p. 908.

premiers arbres, les premiers lions […] »7. À l’inverse, le matérialisme contemporain n’a pas totalement abandonné les considérations onto-logiques sur la nature de ce qui est, puisqu’une de ses caractéristiques essentielles (dues à Smart, mais également à Willard Van Orman Quine) est son rapport à la physique. Certes, ce n’est pas tout à fait de la « spécu-lation sur l’origine de la matière », pour reprendre la formule de Littré ; mais ce n’est pas non plus une attitude sceptique ou même instrumenta-liste selon laquelle notre connaissance scientifique n’est qu’un ensemble de constructions à valeur pratique plus ou moins grande.

Le matérialisme est un réalisme, et dans sa forme physicaliste contem-poraine, il tient pour acquis que la meilleure ontologie dont nous dis-posons est celle fournie par la physique la plus actuelle. Contrairement au matérialisme des Lumières, le matérialisme contemporain sera, neuf fois sur dix, un physicalisme (comme nous le verrons plus loin). Ainsi le philosophe australien (d’origine britannique) J. J. C. Smart, dans un article de référence sur le matérialisme en 2000, emploie un ton presque condescendant à l’égard d’autres variantes matérialistes comme l’émer-gence, le pan- psychisme ou l’indéterminisme cérébral, pour dire que le physicalisme est la version du matérialisme reconnue « par la plupart des philosophes anglophones professionnels de nos jours »8. Cette doctrine est en fait moins nette et tranchante qu’on ne la présente habituellement : elle est plutôt glissante, car d’une part elle dit être la fin de la métaphy-sique puisqu’elle définit l’ontologie par rapport aux entités reconnues par la physique actuelle, mais d’autre part elle est une métaphysique, qui dira par exemple que les propriétés P d’un monde M sont physiques si la copie physique M’ de ce monde M contient les mêmes proprié-tés. Nous reviendrons dans la conclusion de ce chapitre ainsi que dans nos réflexions sur la théorie de l’identité (chapitre 7) et sur le rapport entre matérialisme et embodiment (chapitre 9), sur le type de rapports entre les données de la science et la philosophie que prône, ou

qu’im-7 P.-H. Thiry, Baron d’Holbach, Le Bon Sens, ou idées naturelles opposées aux idées sur-naturelles [1772], I, § 42, J. Deprun éd., Paris, Éditions Rationalistes, 1971.

8  J. J. C. Smart, « Materialism », Encyclopedia Britannica, 2000 (reprenant quarante ans de recherches sur le sujet) et notre analyse au chapitre 7. (Sauf autre indication, toutes les traductions sont de nous.) Le terme de « physicalisme » remonte à R. Car-nap ; une excellente analyse (strictement philosophique, donc non historique) est celle de D. Stoljar, Physicalism, Londres, Routledge, 2010.

Sommes- nous les héritiers des Lumières matérialistes ? 25 plique, le matérialisme. Et nous ferons remarquer plus d’une fois que le matérialisme de Diderot, par exemple, n’est pas à comprendre comme nécessairement « fondé » sur les sciences expérimentales, même si ce matériau est crucial pour lui, vu qu’il rédige des Principes philosophiques sur la matière et le mouvement et des Éléments de physiologie (mais le statut de ce manuscrit – inachevé ou non ? prévu comme ouvrage par Diderot ou non ? – n’est pas totalement clair9).

Le physicalisme ne tranche pas sur la nature de l’esprit, puisqu’on peut, comme Donald Davidson, prôner un physicalisme non réductionniste (non- reductive physicalism), qu’il nomme « monisme anomal » : il existe bien des événements mentaux, aussi bien que des événements physiques ; si un événement mental entre en rapport avec un événement physique, il y a alors un rapport causal ; or, il n’y a pas de « lois » du mental (ni psycho-physiques ni psychologiques) ; toute relation causale entre un événement mental et un événement physique obéit donc à une loi physique – sans que l’activité mentale ne se réduise aux lois de la physique. Davidson ne cite pas la philosophie des Lumières comme inspiration, mais… celle de Spinoza10. Ensuite, malgré sa clarté et sa « pureté » théorique, le physica-lisme ne met pas le matériaphysica-lisme à l’abri de tous les dangers, puisqu’il sus-cite à son tour une nouvelle objection, « quantique » ou « énergétique » : si le matérialisme en tant que physicalisme est la position philosophique qui lie son avenir aux entités théoriques produites par la physique, et si la physique finit par se dispenser de petites entités « dures » telles que les atomes, se « dématérialisant », alors le matérialisme paraît fort com-promis ! (Pour le dire autrement, si le matérialisme est obligatoirement reconfiguré comme physicalisme, prenant ainsi comme critère de réalité l’état des connaissances données en physique, comment peut- il continuer dans son monisme d’une substance « solide », quand la théorie quan-tique a abandonné ce « socle » ontologique ?)

Le matérialiste peut répondre à l’objection physicaliste. Il (ou elle, puisqu’une des plus célèbres matérialistes de nos jours est une femme, la

9 Voir J.-Cl. Bourdin, « Du Rêve de D’Alembert aux Éléments de physiologie. Discours scientifique et discours spéculatif dans Le Rêve de D’Alembert », Recherches sur Dide-rot et l’Encyclopédie, no 34, 2003, p. 45-69.

10 D. Davidson, « Les événements mentaux » [1970], dans Davidson, Actions et événe-ments, P. Engel trad., Paris, PUF, 1993, p. 277-302.

neurophilosophe Patricia Churchland11) dira que cela n’est pas nouveau, puisque depuis Newton, il est question de force et d’action à distance, donc d’agents immatériels, sans que cela n’engage l’avenir de la philoso-phie ; que, de plus, dans la physique contemporaine, matière et énergie tendent à se confondre, sans que cela ne nous empêche de postuler que les entités « dernières » sont des points spatio- temporels, et que le phy-sicalisme repose en dernière instance sur eux. David Lewis l’a souligné de manière éclatante :

La confiance dans l’adéquation explicative de la physique est une partie vitale, mais pas l’ensemble, d’un matérialisme robuste. Elle sert de fonde-ment empirique sur lequel le matérialisme construit sa superstructure de doctrines ontologiques et cosmologiques, parmi lesquelles la théorie de l’identité.12

Lewis propose ici une version systématique du physicalisme. Mais surtout, la contribution positive du physicalisme est que le matérialiste d’aujourd’hui tient pour acquis une ontologie et la clôture causale du monde spatio- temporel qu’elle sous- entend ; il repose sur les épaules, non pas de géants, mais de philosophes matérialistes des Lumières plus ou moins reconnus ou obscurs (en raison de leur fréquente clandes-tinité, voire de leur anonymat13). C’est en effet un des rares cas où nous admettons l’existence d’une continuité « théorique » claire, permettant donc de répondre « Oui » à la question posée en titre : l’aisance avec laquelle le matérialiste contemporain peut affirmer que nous vivons dans un monde unique, régi par un ensemble unique de lois ou de régularités (sans que

11 P. S. Churchland, Neurophilosophie : l’esprit- cerveau, traduction sous la direction de M. Siksou, Paris, PUF, 1999.

12 D. Lewis, « An Argument for the Identity Theory » [1966, 1971], Philosophical Papers, vol. 1, Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 105. Certes, Lewis définit également le matérialisme comme une métaphysique « développée pour valider la vérité et la complétude descriptive de la physique, plus ou moins telle que nous la connais-sons » (Philosophical Papers, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, 1986, p. x). Mais, comme Lewis le suggère lui- même dans le passage cité plus haut, ainsi que d’autres auteurs comme Jack Smart sur lesquels nous reviendrons plus loin, le matérialisme peut avoir des enjeux et des dimensions qui ne recoupent pas entièrement ceux de la physique.

13 Il existe depuis 1996 une excellente revue qui se consacre à la tradition clandestine : La lettre clandestine.

Sommes- nous les héritiers des Lumières matérialistes ? 27 celles- ci soient forcément unifiées ou éternelles) et donc un ensemble total de chaînes causales, est une conséquence directe de la pensée matérialiste des Lumières. Même un disciple de Lucrèce tel que Diderot, qui n’est ni un mécaniste comme Hobbes14 ni un déterministe pur comme son ami le baron d’Holbach, peut affirmer que « “toute cause est un effet” me paraît un axiome. Sans quoi la nature agirait à tout moment per saltum, ce qui n’est jamais vrai »15, ou encore, à propos de l’agir : « […] la dernière de nos actions est l’effet nécessaire d’une cause une : nous, très compliquée, mais une »16. Lucrèce et surtout Spinoza ont insisté, avant la période des Lumières, sur l’unité causale de l’univers matériel. Mais, peut- être grâce aux progrès scientifiques du siècle précédent, les matérialistes du xviiie siècle ont une vision beaucoup plus nette de la clôture causale de ce même univers.

Nous parlons de cas rares, car les exemples de « faux amis », d’une fausse continuité projetée par l’imagination anhistorique de philosophes contemporains, sont beaucoup plus nombreux. C’est dans ce sens que Georges Canguilhem disait que le précurseur est un artefact, une construction : nous construisons nos propres précurseurs, leur traçant

14 Hobbes réduit les phénomènes de l’univers matériel au mouvement (c’est un

« motionnalisme »). L’esprit, par exemple, « ne sera rien d’autre qu’un mouvement en certaines parties du corps organique » (Hobbes, 4e objection aux Méditations, dans Descartes, Œuvres, AT IX, p. 138 ; texte latin : AT VII, p. 178). Certaines inter-prétations font de Hobbes plutôt un post- mécaniste à cause de son usage du conatus, mais c’est une lecture improbable (P. Springborg, citée dans F. Wunderlich, Varie-ties of Early Modern Materialism, numéro spécial du British Journal for the History of Philo sophy, vol. 24, no 5, 2016, p. 804) ; mais G. Paganini montre que le rôle central de la curiosité chez Hobbes produit une « philosophie de l’esprit » que l’on ne peut pas réduire au mécanisme (« Hobbes’s Philosophical Method and the Passion of Curiosity », Interpreting Hobbes’s Political Philosophy, A. A. Lloyd éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2019, p. 50-69).

15 La Lettre sur l’homme et ses rapports de F. Hemsterhuis (1772) a été publiée avec le commentaire de Diderot par G. May (Lettre sur l’homme et ses rapports, avec le commentaire inédit de Diderot, G. May éd., New Haven/Paris, Yale University Press/

PUF, 1964), et repris au tome XXIV des Œuvres complètes de Diderot, H. Dieck-mann, J. Proust et J. Varloot éd., Paris, HerH. Dieck-mann, 1975- (dorénavant cité DPV suivi du numéro du volume et de la page), ainsi que sous forme abrégée par L. Versini dans son édition des Œuvres de Diderot (vol. 1), sous le titre d’Observations sur Hemsterhuis. Le passage cité ici est dans DPV, vol. XXIV, p. 309.

16 Rêve de D’Alembert, DPV, vol. XVII, p. 186.

un chemin qui mène à nous, ce qui permet par- là même de nous poser en « héritiers »17. Si l’on fait de Buffon ou Lamarck des précurseurs de Darwin, l’on soutient symétriquement que Darwin est l’héritier (ou un héritier) de Buffon et Lamarck. Pour donner un exemple plus parlant : on lit souvent, dans les histoires des sciences cognitives, de l’intelligence artificielle18 ou de la philosophie de l’esprit en général, que L’Homme- Machine de La Mettrie est un texte fondateur de l’approche computation-nelle contemporaine. Son titre ne résonne- t-il pas comme une machine de Turing ? En fait, il suffit de lire ce livre pour s’apercevoir, comme Ann Thomson l’a signalé il y a déjà longtemps19, que La Mettrie (a) n’est en rien un mécaniste, cartésien ou autre ; (b) qu’il ne réduit jamais le corps à une machine ou les phénomènes et processus organiques à des entités ou lois inorganiques. Le titre est une analogie qui se veut fertile, dans un sens déflationniste : le corps a ses lois, il n’est pas régi par une âme immatérielle, mais parmi les propriétés de la matière vivante dont il est fait, certaines (dont la paire sensibilité/irritabilité) sont incompatibles avec des modèles mécanistes classiques. L’être humain est également une « machine » au sens courant de cette époque, à savoir que sa vie est automatique, déter-ministe, et causale (même si ces automatismes, ce déterminisme et cette causalité peuvent être de nature « affective », « volitionnelle » ou encore physiologique, et pas simplement physiques20).

Étant donné cette distance ou cette incommensurabilité, la tâche de l’historien de la philosophie n’est jamais simple, et sa méthodologie est toujours à réinventer. Comment faire ressortir la cohérence et, osons le dire, la pertinence d’un argument ou d’un ensemble d’arguments (qu’il constitue un « système » ou non) sans commettre d’anachronisme,

17 C’est le sujet de la conférence de Montréal (1966) intitulée « L’objet de l’histoire des sciences », dans Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, 7e édi-tion, Paris, Vrin, 1968, p. 20-22. Et voir déjà C. A. Viano, « Presupposti e limiti della categoria di precorrimento », Rivista critica di storia della filosofia, vol. 13, no 1, 1958, p. 72-81 (merci à Angela Ferraro pour cette référence).

18 Un exemple : J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte, 1994.

19 A. Thomson, « L’homme machine, mythe ou métaphore ? », Dix- huitième siècle, no 20, 1988, p. 368-376, et « Pour en finir avec L’Homme machine », Studies on Vol-taire and the Eighteenth Century, no 264, 1989, p. 883-885.

20 Voir notre étude « Conditions de la naturalisation de l’esprit : la réponse clandes-tine », La lettre clandesclandes-tine, no 18, 2010, p. 54-88.

Sommes- nous les héritiers des Lumières matérialistes ? 29 puisque nous utilisons obligatoirement un vocabulaire contemporain ? En ce sens, tout projet de recherche qui demande si nous sommes les

« héritiers » d’une société ou d’une constellation théorique passée nous pousse à l’anachronisme, à moins évidemment de trancher et de répondre « Non ».

Mais avant de poursuivre, il nous faut une terminologie claire et bien accordée. Comment définir le matérialisme des Lumières ?