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L’athéisme est- il nécessairement matérialiste ?

Le matérialisme doit- il être athée ?

2. L’athéisme est- il nécessairement matérialiste ?

L’athéisme est souvent proclamé comme une vérité dans le contexte matérialiste – mais il n’est pas une vérité nécessaire. Cela peut surprendre.

Or, la réalité historique est plus complexe. D’une part, mais plus faible-ment, à cause de l’existence de formes d’hétérodoxie qui appartiennent souvent à des argumentaires matérialistes tout en n’étant pas spécifique-ment athées, comme la religion naturelle, et le déisme. D’autre part et plus fortement, à cause de l’existence, qui peut surprendre, d’un matéria-lisme chrétien. Nous examinerons les deux cas successivement.

(a) Les doctrines de la religion naturelle tendent à distinguer entre les « religions factices » et les religions « fondées métaphysiquement sur les lumières naturelles et non sur des faits », pour emprunter la dis-tinction de l’écrivain et voyageur Robert Challe, auteur d’un manuscrit demeuré anonyme jusqu’aux années 1980, les Difficultés sur la religion naturelle proposées au Père Malebranche (composé entre 1710 et 1712). L’au-teur fut longtemps connu sous le nom de « Militaire Philosophe » avant qu’on ne l’identifie plus récemment comme Robert Challe19. Challe appelle de ses vœux un « système de religion purement naturelle », car à ses yeux, les religieux dépossèdent la raison de ses fruits naturels, et font perdre la confiance en elle ; or, « La religion est faite pour tous les hommes »20. De même, l’article « Raison » de l’Encyclopédie déclare que nous sommes des hommes avant d’être des chrétiens21, reprenant un vieux thème présent chez Montaigne : naître chrétien, c’est un fait culturel plutôt qu’une doctrine divine22. Ainsi Challe préconise : « Pour avoir une religion, il faut demeurer dans celle où on est né, quelle qu’elle

19 R. Challe, Difficultés sur la religion naturelle proposées au Père Malebranche [c. 1710-1712], F. Deloffre, M. Menemencioglu éd., Oxford, Voltaire Foundation, 1982. Le manuscrit de Challe est un cas classique d’ouvrage non athée (on peut le quali-fier de déiste et, comme nous l’indiquons plus haut, de défense d’une « religion naturelle ») qui fut édité clandestinement et présenté plus tard comme athée, par Jacques-André Naigeon, sous le titre Le Militaire Philosophe.

20 Challe, Difficultés sur la religion naturelle, livre II, i, déjà cité, p. 60.

21 s.v. « Raison », Enc., vol. XIII, p. 774b.

22 « Nous sommes Chrestiens à mesme titre que nous sommes ou Perigordins ou Ale-mans, c’est- à-dire que nous naissons chrétiens comme nous naissons périgourdins »

Le matérialisme doit- il être athée ? 61 soit, ou bien les croire toutes bonnes et prendre indifféremment celle qui convient le mieux »23. Défendre l’existence d’une religion qui serait plus

« naturelle » que celles enseignées par les Églises établies ne doit pas se confondre avec le refus en bloc de toute divinité24.

On trouve parfois ces tentatives de « naturalisation » ou « reconstruc-tion » d’une foi authentique presque juxtaposées chez un même auteur avec une sorte de « refus de la foi » bien plus brutal, produisant une impression, pas tout à fait d’incohérence, mais disons, de labilité. C’est le cas notamment chez d’Holbach, dont certaines affirmations peuvent être prises dans un sens ou dans l’autre, surtout dans Le Bon Sens : « La religion passe des pères aux enfants, comme les biens de famille avec leurs charges.

Très peu de gens dans le monde auraient un Dieu, si l’on n’eût pas pris le soin de leur donner »25. Parfois, la critique des religions au nom d’une foi plus « authentique » ou « naturelle » prolonge la critique spinoziste de l’anthropomorphisme, motif majeur dans la tradition des manuscrits clandestins, y compris dans celui qui est sans doute le plus célèbre, le Traité des trois imposteurs (dont les diverses versions, dont aucune ne fait autorité plus que les autres, s’étendent des années 1680 – sous le titre La Vie et l’Esprit de Spinosa – jusqu’à sa forme définitive en 1768). Ainsi le Traité des trois imposteurs déclare au sujet de Dieu que « Pour en venir à bout, il n’est besoin ni de hautes spéculations, ni de pénétrer fort avant dans les secrets de la nature. On n’a besoin que d’un peu de bon sens pour juger que Dieu n’est ni colère, ni jaloux »26. L’auteur (anonyme mais parfois considéré comme attribué) continue en examinant quels attributs sont compatibles avec l’idée d’une cause première, et quels attributs ne le sont pas.

(Montaigne, « Apologie de Raimond Sebond », Les Essais, II, 12, P. Villey éd., Paris, PUF, 1988, p. 445).

23 Challe, Difficultés sur la religion naturelle, livre I, déjà cité, p. 58.

24 La remarque vaut aussi pour le panthéisme et le déisme, quoique ces doctrines sont elles- mêmes malléables et sans définitions strictes, étant souvent aussi, sensu Kors, une construction polémique ; ainsi pour Berkeley, « Pantheism, Materialism, Fatalism are nothing but Atheism a little disguised » (G. Berkeley, An Essay towards a new theory of vision [1709], Dublin, Aaron Rhames, 2e édition, 1710, § 6).

25 D’Holbach, Le Bon Sens, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles [1772],

§ XXXII, J. Deprun éd., Paris, Éditions Rationalistes, 1971, p. 24.

26 « De Dieu », chap. I, § 4, Traité des trois imposteurs, dans F. Charles-Daubert éd., Le « Traité des trois imposteurs » et « L’Esprit de Spinosa ». Philosophie clandestine entre 1678 et 1768, Oxford, Voltaire Foundation, 1999, p. 716.

Parfois, dans la thèse dite de l’imposture politique des religions, la critique matérialiste de la religion se concentre sur son rôle comme ins-trument de pouvoir, de contrôle social – une critique plus radicale que celle de la religion naturelle, mais moins tranchée que celle d’un athéisme méta-physiquement fondé. Comme le dit La Mettrie de manière provocatrice dans le Discours préliminaire qu’il rédigea pour l’édition de ses Œuvres philosophiques, « nous applaudissons à vos Lois, à vos mœurs, et à votre Religion même, presqu’autant qu’à vos Potences et à vos Échafauds »27.

Des remarques semblables abondent dans des textes tels que le Traité des trois imposteurs, la Lettre de Thrasybule à Leucippe de Nicolas Fréret (attri-bution presque reconnue), et le « Testament » du curé de campagne Jean Meslier (Mémoire des pensées et des sentiments de Jean Meslier, fin des années 1720). Mais ni l’idée selon laquelle notre religion est un effet de notre lieu de naissance, ni la critique des excès théologiques ne sont une opposition aussi nette que les déclarations de d’Holbach, du type « Tous les enfants sont des athées : ils n’ont aucune idée de Dieu » (Le Bon Sens,

§ XXX, p. 23). D’Holbach considérait qu’il était plus naturel d’être un sceptique ou un athée que de croire fermement en l’existence de Dieu (ibid., § CXXIII) ; « Le Dieu qui sert de fondement à la religion naturelle, au Théisme ou au Déisme, est lui- même le plus grand des mystères pour un esprit qui veut s’en occuper » (§ CXI, p. 109). Ou, comme il le dit dans le titre du paragraphe CXVIII : « Le Dieu des déistes n’est ni moins contradictoire, ni moins chimérique, que le Dieu des théologiens. » En somme, alors que certains des déistes précédant d’Holbach critiquaient les Églises établies au nom d’une religion universelle, des penseurs comme d’Holbach (représentatif ici d’une variété de textes clandestins, dont certains qu’il publia ou s’appropria) considéraient que s’il y avait un Dieu universel, il existerait déjà une religion universelle.

Une différence peut- être essentielle entre athéisme et matérialisme, c’est que le premier est souvent une radicalisation de la thématique de la religion naturelle. À ce titre il lui faut toujours produire, on le voit bien chez Bayle, Challe et Hume, des « histoires naturelles de la religion » et de son origine, des analyses de la cohérence des Écritures, etc. Or,

« naturalisation » n’est pas « élimination » : prendre un phénomène,

27 La Mettrie, Œuvres philosophiques, vol. I, F. Markovits éd., 2 volumes, Paris, Fayard (Corpus), 1987, p. 25.

Le matérialisme doit- il être athée ? 63 expliquer qu’il a un statut entièrement naturel ou des causes naturelles (physiques, efficientes, etc., comme dans la mise en garde donnée dans l’article « Naturaliste » de l’Encyclopédie, citée au début de ce cha-pitre, ou la polémique de l’abbé François contre « les Spinosistes et les Déistes » dans laquelle il pointe leur usage d’expressions telles que « la nécessité naturelle », « la nature », « l’ordre de la nature », etc.)28, ne signifie pas l’éliminer. Certes, un tel « éliminativisme » est souvent lié à un argument éthique : l’homme vivra mieux si le philosophe élimine cer-tains objets, certaines croyances (c’est- à-dire des superstitions), ce qui nous rapproche du projet de la religion naturelle. Mais le matérialisme est – fréquemment, ou largement – une doctrine plus préoccupée par la métaphysique, que ce soit négativement ou positivement. Par exemple, quand d’Holbach cherche à produire des effets strictement athées, il écrit beaucoup moins sur les propriétés de la matière ; quand Diderot écrit l’Apologie de l’Abbé de Prades, c’est tout à fait dans le cadre de la religion naturelle, rationnelle, sans renvois à la matière et ses propriétés.

Mais comme nous l’avons suggéré plus haut, la raison la plus forte pour laquelle l’athéisme n’est pas une vérité ou une composante nécessaire du matérialisme, c’est l’existence d’un matérialisme chrétien.

(b) On est en droit de parler d’un matérialisme chrétien, s’étendant notamment des mortalistes anglais à la fin du xviie siècle à Joseph Priestley, dont les publications principales pour notre propos appartiennent aux années 1775-1782. Encore une fois, à part les cas mieux connus du déisme et de l’athéisme « ouvert » ou « dévoilé » (de Toland et Collins à Diderot et d’Holbach), le cas du mortalisme est plus curieux. Comment le définir ? Le mortalisme est une position officiellement reconnue comme hérésie (en résonance avec le socinianisme, l’arminianisme et en général toute forme d’anti- trinitarisme) : l’univers est entièrement matériel, et l’âme est aussi mortelle que le corps (elle est parfois considérée comme un mode du corps)… mais cet univers est néanmoins une création divine. On est assez éloigné de l’autre option possible qui concilie matérialisme et croyance en Dieu, celle associée à Tertullien, selon laquelle Dieu pourrait être matériel.

Des auteurs divers tels que Milton et Hobbes peuvent être décrits comme mortalistes, mais par rapport au matérialisme, la forme de

28 L. François, Preuves de la religion de Jésus-Christ contre les Spinosistes et les Déistes, I, Paris, Estienne et Hérissant, 1751, p. 84.

mortalisme la plus intéressante est celle qui fut défendue par des médecins anglais de la fin du xviie au début du xviiie siècle (de Richard Overton, Man’s Mortality, 1644 à William Coward, Second Thoughts on the Human Soul, 1702)29. Ils considéraient que leur expertise médicale, notamment au chevet des patients mourants, leur donnait l’autorité nécessaire pour affirmer que l’âme mourait avec le corps – un type d’argument curieux puisqu’il ne s’agit plus de théologie pure mais d’un appel à l’évidence sensorielle de type « empiriste ». Hobbes par exemple considérait que le terme et l’idée d’une âme immortelle étaient une invention catho-lique, qui ne se trouvait nulle part dans les Écritures30 ; ou comme l’écri-vit Mandeville, « il n’est pas contraire au christianisme d’affirmer […]

que l’Homme est entièrement mortel. […] La Résurrection de la même personne […] doit nécessairement comprendre la Restitution de la Conscience »31. La nuance médicale supplémentaire chez Coward et ses contemporains consiste à affirmer l’existence d’un fondement empirique pour le constat de la mortalité de l’âme, qui meurt avec le corps (ou dort, dans une autre variante), jusqu’à la résurrection, le jour du Jugement der-nier. Certains soutenaient encore que l’âme est mortelle depuis la Chute…

Le philosophe, militant, célèbre homme de science et figure majeure de l’unitarisme Joseph Priestley, poussa plus loin cette idée, avec des accents qui auraient été incompréhensibles pour tout matérialiste fran-çais (exception faite, éventuellement, de Voltaire) : le matérialisme est à ses yeux une exigence pour un christianisme authentique, dépouillé de tout son bagage superstitieux et rituel. Cette idée d’un matérialisme chré-tien connaîtra une certaine fortune, à partir de Priestley, dans le maté-rialisme allemand au xviiie siècle, avec des figures telles que Meiners et Hißmann, matérialistes anti- athées32. À la fois dans son commentaire sur

29 Voir A. Thomson, « Matérialisme et mortalisme », Materia actuosa… Mélanges en l’honneur d’Olivier Bloch, M. Benítez, A. McKenna, G. Paganini, J. Salem dir., Paris/

Genève, Champion/Slatkine, p. 409-426 ; Bodies of Thought: Science, Religion, and the Soul in the Early Enlightenment, chap. 3, Oxford, Oxford University Press, 2008.

30 Hobbes, An Answer to a Book published by Dr. Bramhall . . .Called the “Catching of the Leviathan”, dans The English Works of Thomas Hobbes [1839-1845], vol. IV, W. Molesworth éd., réimpression, Aalen, Scientia Verlag, 1962, p. 350 (voir Leviathan, livre III, chap. xxxviii et IV, chap. xliv).

31 B. Mandeville, A Treatise of the Hypochondriack and Hysterick Diseases, in Three Dia-logues [1711], 2e édition revue, Londres, Tonson, 1730, p. 51.

32 Voir F. Wunderlich, « Empirismus und Materialismus an der Göttinger Georgia

Le matérialisme doit- il être athée ? 65 les Observations on Man de Hartley (parues initialement en 1749), qui marque son tournant vers un matérialisme explicite33, et dans son analyse principale du rapport matérialisme- christianisme, les Disquisitions Rela-ting to Matter and Spirit (1777), Priestley affirme que l’homme ne contient pas deux principes ou substances, mais une : « l’homme entier s’éteint au moment de la mort […] nous n’avons aucun espoir de survivre à la tombe, à part ce qui découle du schéma de la révélation »34 ; « L’homme n’est rien de plus que ce que nous en voyons actuellement » (ibid., p. 49).

Le matérialisme est nécessaire si nous voulons atteindre à un christia-nisme authentique, dépouillé des diverses déformations et excroissances successives, tel que le dualisme cartésien (« l’idée d’une substance imma-térielle, telle qu’elle est définie par les métaphysiciens, est entièrement moderne », p. 52) ou le catholicisme avec ses résidus animistes (« les doctrines papistes du Purgatoire et du culte des morts », p. 346).

C’est grâce au système du matérialisme que ces mauvais attributs peuvent être passés au crible : « au moyen du système du matérialisme »,

« le chrétien supprime le fondement même des nombreuses doctrines qui ont fortement dénaturé et corrompu le christianisme » (p. 49). Sur des bases lockiennes, Priestley suggère que nous n’avons rien à craindre quand nous réduisons la pensée à la matière, puisque nous ne connais-sons l’essence ni de l’une ni de l’autre ; de fait, la haine de la matière est, comme il le souligne, un credo étranger – asiatique, juif (il cite Maï-monide, p. 337) et déjà manichéen, dans la croyance aux démons maté-riels par exemple (p. 338). Après tout, si nous croyons en la résurrection, qui est le moment où nous revenons à notre corps, comment pouvons- nous haïr la matière ? (p. 339). Ainsi, pour Priestley, que l’homme soit entièrement matériel est éminemment dépendant de « la doctrine de

Augusta – Radikalaufklärung im Hörsaal? », Aufklärung, no 24, 2012, p. 74-78 et 88-89.

Et le numéro spécial de la revue Intellectual History Review (vol. 30, 2020) sur Priestley que nous avons réalisé en collaboration avec F. Wunderlich.

33 Priestley republie les Observations de Hartley sans ses portions théologiques : il trou-vait que le livre était « bouché » par des doctrines morales et religieuses qui ren-daient son argument plus difficile à suivre (Hartley’s Theory of the Human Mind, on the Principle of the Association of Ideas, with Essays relating to the Subject of it, Londres, J. Johnson, 1775, p. iii) ; il souligne particulièrement l’association des idées, les méca-nismes de la sensation (y compris au sens newtonien), et d’autres éléments lockiens tels que le rapport entre pensée et matière.

34 Priestley, Disquisitions Relating to Matter and Spirit, Londres, J. Johnson, 1777, p. xiv.

l’humanité propre, ou simple du Christ »35. On trouve une version plus hardie encore de ces sentiments (plus hardie que celles formulées par Coward ou Priestley) dans le manuscrit anonyme Lettres à Sophie (1770), dont certains passages furent plagiés par Sade dans Justine : « Le Christ n’avait aucune notion de l’immortalité de l’âme, et parlait souvent même comme un matérialiste ; comme lorsqu’il menace les pécheurs d’être jetés pieds et poings liés dans l’abîme »36.