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La genèse primitive de la théorie de l’identité : vitalisme et clôture causale

cerveau- esprit

1. La genèse primitive de la théorie de l’identité : vitalisme et clôture causale

Les affirmations, que l’on retrouve dans n’importe quel manuel de philo-sophie de l’esprit, sur la « clôture causale du monde spatio- temporel », ou la vérité indéniable d’une ontologie physicaliste dont la devise serait « ce que la physique de mon époque me dit à un moment donné, je l’adopte comme ontologie, comme définition de ce qui est réel », proviennent d’un épisode intellectuel curieux du début du xxe siècle, à savoir, les cri-tiques du vitalisme (au pays de l’École de Montpellier, on a coutume de dire « néo- vitalisme », mais les épistémologues ailleurs ne s’embar-rassent pas de tels scrupules) formulées par des membres du cercle de Vienne, comme Moritz Schlick ou Philipp Frank. Par vitalisme ils enten-daient toute doctrine qui affirme l’existence de forces vitales situées hors du domaine physico- mécanique, causalement défini et causalement clos.

Leur mantra (qui n’a pas disparu8) serait, grosso modo : il ne peut pas y avoir de cause non physique d’un effet physique. Leur cible privilégiée (on a envie de dire leur souffre- douleur) fut l’embryologiste Hans Driesch.

8 Voir l’article important de Lewis, « An Argument for the Identity Theory », déjà cité, dont le deuxième argument repose sur la « clôture explicative » du monde physique : les phénomènes physiques ne peuvent pas être expliqués par des phéno-mènes non physiques ; ces derniers peuvent exister, mais sont alors « inefficaces » (Lewis, Philosophical Papers, vol. 1, déjà cité, p. 105). Cette intuition est essentielle au travail de Jaegwon Kim. Sur Kim, voir Max Kistler, L’esprit matériel : réduction et émergence, Paris, Ithaque, 2016 ; pour une critique des fondements du physicalisme, voir D. Stoljar, Physicalism, Londres, Routledge, 2010 et pour une critique spécifi-quement de l’argumentaire physicaliste au sujet de l’organicisme et des forces vitales, voir B. Chen, « A Non-Metaphysical Evaluation of Vitalism in the Early Twentieth

Un matérialisme désincarné 185 Driesch fut d’abord un mécaniste, un partisan de l’Entwicklungsmecha-nik de Wilhelm Roux. Il se détourna du paradigme mécaniste après des résultats expérimentaux surprenants avec des œufs d’oursin, qui démon-traient selon lui une limitation empirique du mécanisme et nécessi-taient l’introduction de nouvelles « forces » dans la science. En effet, il était parvenu à diviser en deux le blastomère de l’œuf pour ensuite en produire deux embryons et larves entièrement « complets ». Driesch nomma cette équivalence totale du développement des œufs divisés, leur

« totipotence ». Étant donné la notion de mécanisme dont il disposait, et l’évidence qu’il n’existait pas de structure mécanique dans l’embryon de l’oursin qui serait responsable de cette force « régulatrice » ou « équi-potentielle », Driesch posa l’existence d’une force vitale, qu’il nomma

« entéléchie » (exprimant par là son souhait manifeste d’un « retour » à Aristote – souhait qu’on retrouve dans la bioéthique contemporaine, influencée par Hans Jonas9). Cette mystérieuse spécificité du vivant fas-cina tellement Driesch qu’il abandonna son travail de biologiste expé-rimental afin d’enseigner la philosophie, et d’élaborer cette doctrine vitaliste des « entéléchies » qui existeraient à travers l’univers vivant10.

Outre Aristote, Driesch se réclamait particulièrement du physiologiste Johann Friedrich Blumenbach et sa notion de Bildungstrieb ou nisus for-mativus dans les organismes vivants, et accessoirement de Caspar Frie-drich Wolff, qui avait formulé dès 1760 une critique de la réduction méca-niste du vivant, visant le préformationnisme et soulignant les mérites du modèle épigénétique du développement de l’embryon11.

Moritz Schlick proposa une critique de l’entéléchie chez Driesch, à partir du postulat de la clôture causale du monde physique, c’est- à-dire

Century », History and Philosophy of the Life Sciences, vol. 40, no 50, 2018, et « Revisi-ting the Logical Empiricist Criticisms of Vitalism », Transversal: International Journal for the Historiography of Science, no 7, 2019, p. 1-17.

9 Nous avons proposé une critique de ce nouvel aristotélisme fondé sur la notion d’« organisme », dans « La catégorie d’“organisme” dans la philosophie de la biolo-gie », Multitudes, no 16, dossier « Philosophie de la biolobiolo-gie », 2004, p. 27-40, et « Do Organisms Have an Ontological Status? », History and Philosophy of the Life Sciences, vol. 32, nos 2-3, 2010, p. 195-232.

10 H. Driesch, La philosophie de l’organisme, Paris, Rivière, 1921 ; M. Weber, « Hans Drieschs Argumente für den Vitalismus », Philosophia Naturalis, no 36, 1999, p. 265-295.

11 J.-C. Dupont et S. Schmitt dir., Du feuillet au gène. Une histoire des concepts de l’em-bryologie moderne (fin xviiie- xxe siècle), Paris, Éditions de l’ENS, 2003.

spatio- temporel. Selon Driesch, l’entéléchie est une force vitale qui influence – et est influencée par – les conditions physiques de l’orga-nisme en développement. Schlick remarque que si les composantes phy-siques de l’organisme et son environnement sont requises en tant que contraintes actives sur cette force, mais que celle- ci demeure inaccessible et inconnue, nous sommes obligés par le principe de parcimonie (ou d’économie) de l’éliminer. En gros, suivant Schlick (et Philipp Frank), il ne peut pas y avoir des causes non spatiales de processus organiques qui sont eux- mêmes nécessairement spatiaux. Pour qu’une entité non physique puisse entrer en interaction avec une entité physique, ou engen-drer un processus physique, elle doit elle- même devenir physique12. De même que Descartes n’a pas pu réconcilier l’interaction psychophysique avec le déterminisme rigoureux de son univers mécanique, Driesch ne parvient pas à réconcilier l’action de ses entéléchies non physiques avec le déterminisme de la physique newtonienne13. Une force non spatiale comme l’entéléchie disparaît ; « si les causes sont pleinement contenues dans les conditions initiales, alors il n’y a pas de raison de supposer un intermédiaire non spatial »14. De tels arguments suffisaient à Schlick et d’autres pour considérer que les lois biologiques peuvent être et seront réduites aux lois physiques. Le vitalisme « substantiel », essentialiste de Driesch est réfuté. Mais qu’est devenue la biologie ?

12 On songe au « monisme anomal » de Donald Davidson (« Les événements men-taux » [1970], Actions et événements, P. Engel trad., Paris, PUF, 1993, p. 277-302), qui reste un matérialisme : il y a une substance et plusieurs systèmes de lois, mais comme le « mental », l’univers psychologique, n’est pas un univers de lois, et que tout rap-port de cause à effet est régi par une loi, quand un événement mental produit un effet physique c’est qu’il est une cause physique, subsumable sous une loi physique (cependant cette lecture de Davidson, que nous partageons avec Jaegwon Kim, ne fait pas l’unanimité).

13 M. Čapek, « Microphysical Indeterminacy and Freedom. Bergson and Pierce », The crisis in modernism. Bergson and the vitalist controversy, F. Burwick et P. Douglass dir., Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 175, analysant les écrits de Driesch sur la théorie de la relativité.

14 M. Schlick, « Naturphilosophie », Lehrbuch der Philosophie, Bd. 2, M. Dessoir dir., Berlin, Ullstein, 1925 ; « Philosophy of Organic Life », Readings in the Philosophy of Science, H. Feigl et M. Brodbeck dir., New York, Appleton-Century Crofts, 1953, p. 536.

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