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Partie I Le cycle des funérailles nanaïes : les transformations rituelles dans le contexte post-

Chapitre 2. La place néfaste des esprits et des âmes : limites des adaptations rituelles et

2.2 Le problème des âmes errantes des morts

2.2 Le problème des âmes errantes des morts.

Selon Bulgakova, la force des esprits chamaniques explique que le chamanisme nanaï n’ait pas disparu avec les années de répression puis de sécularisation. D’un point de vue émique, la perception de subir la volonté des esprits entraîne toutes sortes de conséquences néfastes sur les individus : maladie, mort, « folie »… Cette « passivité apparente » est tout aussi visible en ce qui concerne les âmes des morts. J’ai montré que malgré la disparition des chamanes, des rites sont effectués pour traiter ces âmes. Ces rites ne sont pas effectués par tous les Nanaïs, et les discours locaux tendent à ne pas mettre en avant ces nouveaux traitements rituels. Au contraire, tous mes informateurs disent que les âmes des morts ne sont souvent plus traitées rituellement. On considère alors qu’elles peuvent alors rester hanter les vivants. Cette présence se traduit par toutes sortes de comportements, similaires à ceux causés par les esprits chamaniques. La perception de l’impact de ces âmes non traitées constitue à nouveau une interprétation autochtone des conséquences de la disparition des chamanes.

Les discours qui entourent l’influence des âmes des morts sont anciens. Ils entouraient la tenue des rites complexes du cycle des funérailles. Ces discours ont peu changé si ce n’est qu’ils sont marqués depuis les années 1970 par le poids de l’absence de traitement rituel. Ces manquements La relation entre le chamane et ses esprits est de nature collaborative. Le chamane, après une élection toujours présentée comme non voulue, est seul capable de gérer son contact avec les esprits, à la différence du profane qui, une fois « ouvert aux esprits », ne contrôle plus cette relation. Cependant, le chamane ne peut refuser son élection sous peine de mort. Pendant les années soviétiques, cette relation s’est complexifiée à cause des répressions religieuses. Les manquements conséquents aux obligations envers les esprits ont conduit à un renforcement de la perception de la « passivité » des individus face aux esprits. La perception d’une « passivité » grandissante représente une forme d’expression autochtone des changements historiques récents. L’influence des esprits chamaniques peut être perçue dans l’impossibilité de refuser l’élection, dans des marques physiques que portent certains, mais aussi dans la nécessité de leur faire des offrandes. Les patients guéris à l’aide d’un esprit deviennent également tributaires de celui-ci. La « passivité apparente » ressentie, d’un point de vue émique, dans la relation aux esprits implique une série de comportements attendus en cas de contact avec les esprits (maladie, dépression, mort).

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ont pour conséquence la perception d’un impact grandissant des âmes sur les individus depuis la disparition des chamanes.

Les âmes des individus âgés de plus d’un an s’appelle fania ou pania ou panian. C’est la garante de la santé de l’individu de son vivant. Elle peut se séparer du corps, errer et les actions des esprits sur cette âme sont les causes des maladies. Dans un conte sur le fameux Margo26, rapporté par Lopatin, le héros parvient à tuer son ennemi uniquement en détruisant son fania (Lopatin 1960, 29‑30).

À la mort de l’individu, on considère que son âme ne sait pas encore qu’elle est morte. Dans un exemple bouriate fourni par Lopatin en 1910, ce n’est qu’en s’apercevant qu’elle ne laisse pas de trace en marchant dans la suie que l’âme se rend compte qu’elle est morte (Lopatin 1960). Selon un informateur de Gaer dans les années 1970, l’âme s’étonne que personne ne lui réponde. En marchant sur un brin de paille qui ne se brise pas, l’âme se dit : « Je suis morte, c’est pourquoi personne ne me parle » [A. S. Sojgor] (Gaer 1991b, 92).

Pour les informateurs de Gaer, le panian est « l’ombre claire » de l’individu (Gaer 1991b, 92). Pour Samar, cette âme possède la forme d’un œuf, avec des mains, des jambes et des oreilles qui en dépassent, et des traits pour les yeux et la bouche ; cet œuf ressemble à l’individu (Samar 2003, 90). Selon les informateurs de Bulgakova, le fania ressemble à l’individu (Bulgakova 2013). Pour Smoljak, c’est l’individu en miniature (Smoljak 1978).

Les rites funéraires nanaïs permettent de gérer ces âmes en maintenant leur bienveillance, notamment par le biais de libations de nourriture et d’alcool. De nombreux récits démontrent aussi leur présence dangereuse.

À la mort d’un individu, ce dernier cherche par tous les moyens à rester parmi ses proches et peut s’attacher à eux ou les attaquer (Lopatin 1960; Shirokogorov 1935; Bulgakova 1996; 2013; Smoljak 1978; 1991) :

« La femme morte embrasse son mari vivant. Le mari mort câline sa femme vivante, ses filles et ses fils » [Ol’ga Egorovna, femme chamane] (Bulgakova 2013, 46).

Plusieurs informateurs ont relaté à Bulgakova la présence des esprits des morts. Son informatrice Mariia Vasilevna, de Daerga, lui racontait :

26 Mergen est un héros populaire dans les contes épiques nanaïs. Chez les Hezhe, des contes similaires appelés

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« Ils (les gens qui étaient dans la pièce) criaient qu’une telle et une telle (des femmes décédées) regardent (depuis la rue) par la fenêtre ! C’était vraiment horrible ! Ils criaient comme ça ! Est-ce qu’ils voyaient vraiment (cette femme morte) ou quoi ? Mais pourquoi auraient-ils crié en vain ? Pourquoi auraient-ils crié en vain qu’une telle femme regardait par la fenêtre ? Elle est devenue un amban [esprit néfaste]. La femme décédée !»

(Bulgakova 2013, 46).

Ol’ga Egorovna, la femme chamane de Nergen, raconte un tel épisode aux funérailles de sa voisine. Elle était assise dans le couloir, avec une vue sur le cercueil :

« Lariska était sa (la femme morte) plus jeune fille. Elle (la femme morte) l’aimait, cette fille Lariska. […] Je voyais et regardais. […] Je l’ai vue de mes propres yeux ! La mère (morte) s’est dressée (dans son cercueil) et allait attraper (Lariska). J’ai crié une fois et (la morte) est retombée dans le cercueil. J’étais assise dans le couloir, quand elle (la femme morte) s’est levée. J’ai poussé un cri, et tout le monde (ceux qui était présent aux funérailles) a bondi sur ses pieds. Je l’ai vue avec mes yeux ouverts ! Bon, maintenant ça va, Lariska est toujours vivante. Elle habite à Komsomolsk » (Bulgakova 2013, 47). Elle-même aurait été retenue par sa mère à sa mort :

« Ma mère (morte) m’embrassait. Je l’ai vue dans un rêve. […] Après ça, le troisième jour, quand nous sommes allés l’enterrer, ils avaient déjà cloué le cercueil et commencé à le descendre dans la tombe. J’ai ressenti qu’ils m’enterraient avec ma mère. J’ai poussé un cri. J’ai crié ! C’était insupportable ! Ensuite, mon frère Semën me dit : « Quoi ? Est-ce que je devrais ouvrir le cercueil ? » a dit Semën. « Ouvre-le » j’ai répondu. Ils l’ont ouvert légèrement avec une hache. Juste un petit espace comme ça (environ 30 cm) ! Ça vient de là ! […] J’ai poussé un cri deux fois et je (mon âme) suis sortie (du cercueil) ! J’ai dit : « Fermez-le à nouveau, j’en suis déjà sortie ! » Et ils l’ont cloué. Si j’avais été une personne ordinaire (pas une chamane), ils m’auraient enterrée avec (ma mère). […] Nous avons de nombreux cas comme ça » (Bulgakova 2013, 47‑48).

Bulgakova rapporte aussi le cas d’Alla Gejker, la sœur de Gara Kisovna Gejker, la chamane nanaïe (Bulgakova 1996). À la mort de cette dernière, Alla est tombée malade. Les différents chamanes consultés considéraient que son âme était prisonnière de sa sœur :

« Trois ans après sa mort […], c’était comme si ma sœur ne me quittait pas une seconde. Chaque nuit, j’étais avec elle. Chaque nuit, je rêvais d’elle. J’avais même pris l’habitude de m’endormir dans l’autobus en allant au travail. Au travail, pendant la pause, je m’assois, et voilà que je m’assoupis. […] Et en rêve, tout le temps, elle est là, ma sœur. Je m’ennuie

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d’elle si fort. Je rêve toujours que je l’embrasse, que je la serre dans mes bras, et elle pleure avec moi » (Bulgakova 1996, 18).

Pendant la séance, la chamane raconte l’état de l’âme d’Alla, qu’elle retrouve avec sa sœur dans une sorte de maison sombre :

« Mingo Gejker (chamane) : - Tu es tombée à côté de ta sœur et tu y es restée. Aïe, aïe aïe ! Elle t’a entourée de ses bras et elle te garde dans ses bras, elle t’a saisie et elle te tient. Alla : - Ca se pourrait bien. Je pleurais tout le temps, je pleurais nuit et jour, me languissant de ma grande sœur.

Mingo Gejker : - […] Oh là là ! Elle est tombée sur ta poitrine et elle y est restée ! »

(Bulgakova 1996, 59).

Dans cette même séance, le chamane voit que le beau-frère d’Alla et sa femme ne peuvent se séparer de l’âme de leur bébé mort :

« Ton malheureux beau-frère ! Portant dans les bras cet enfant, il dorlote sa petite âme, le malheureux ! Ta sœur en pleurs est tombée face contre terre à côté de ton beau-frère, face contre terre ! » [Mingo Gejker, la chamane qui fait la séance] (Bulgakova 1996, 57).

Lorsqu’une personne ressent l’influence néfaste d’une âme, les âmes sont considérées comme liées l’une à l’autre dans le monde des esprits malgré la mort. Ces descriptions montrent non seulement le rôle du chamane mais aussi la difficulté de se séparer de ces âmes.

Dans des retranscriptions d’entretiens que Bulgakova m’a fournies, issues de ses propres recherches de terrain, une de ses informatrices lui racontait une histoire similaire :

« Quelqu’un de chez nous est mort, et nous étions à l’enterrement. Et là, Galina Leonidovna Onenko vit des fleurs roses, comme du lys, avec aussi de petites clochettes suspendues, comme du muguet. C’était aussi la première fois que j’en voyais. Et nous, ces lys rouges… Quand nous sommes partis, elle a cueilli ces fleurs, certaines même arrachées avec la racine. Au cimetière, elle avait trouvé [les fleurs] sur la tombe de quelqu’un d’autre… et tout le monde disait : « Il ne faut rien prendre du cimetière ». Mais elle était tellement têtue, qu’elle insista. Elle a quand même tout pris. Il y avait aussi une autre femme, tante Klava. Et elle vantait les fleurs : « Quelles fleurs ! Oh, quelles belles fleurs ! Donne-moi, partage avec moi ». Donc, elle partagea avec elle. Elle emmena une partie à la maison et planta l’autre, celle qui avait une racine. La première partie, elle la mit dans un vase. Après quelque temps Onenko […] était chez Valia. Galia [Onenko] est venue chez moi dans le bania [bain à vapeur chaude dans un bâtiment extérieur à la maison, dans le jardin] à

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Daerga. Quand nous sommes sorties, je l’ai accompagnée, là où elle rencontrait Valia, celle qui était avec nous, et qui avait aussi dit : « Ne prends rien » [au cimetière]. Elle dit : « Galia, Galia, viens, je vais te raconter un rêve ». Et ainsi elle raconta. Elle dit : « J’ai vu en rêve, une femme est venue, toute en noir, et Galia marchait et elle lui a couru après, pourquoi as-tu pris mes fleurs, pourquoi as-tu pris mes fleurs, rends moi mes fleurs ». Galia a tout de suite pris peur, bien sûr. Elle est très sensible. Une nuit, elle dormait et tout d’un coup, au petit matin, il y a eu un coup sur la fenêtre. Elle n’y a pas donné beaucoup d’importance. Elle a simplement regardé, et il n’y avait personne. Puis, une autre nuit, il y a eu à nouveau un coup sur la fenêtre. Et là, elle réalisa. « Attends-moi un instant, je vais chercher ces fleurs pour te les rendre ». Elle était allongée et elle a dit cela tout fort. Mais ensuite, quelque chose ne la quittait pas, c’était au cimetière qu’il fallait aller avec quelqu’un qui… restait. Le jour d’après, encore la même histoire. Et elle dit : « Oui, demain je t’apporte les fleurs… » » [Lidia Timofeevna, informatrice de T. Bulgakova, Najhin, 2007]

Prendre quelque chose à l’enterrement d’un proche crée un lien avec le défunt, qui viendra ensuite réclamer cet objet. Une autre informatrice de Bulgakova lui racontait ainsi :

« Le jour avant le rêve, Evdokiia Chubovna alla aux funérailles de sa tante du côté de sa mère, qui était chamane. De l’enterrement, elle ramena une photographie et quelques morceaux de tissu. Cette nuit même, après être rentrée à la maison, elle rêva qu’elle était en train de chercher quelque chose dans une boîte de photos. Il y avait un vieil homme, le grand-père paternel de son mari, de qui elle rêvait régulièrement depuis qu’elle s’était mariée. Le grand-père de son mari se tenait près d’elle dans le rêve, observant tous ses mouvements. Evdokiia Chubovna rêva aussi de son mari, qui la regardait aussi avec colère. « Je me demandais », dit Evdokiia Chubovna « Pourquoi il me regardait avec tant de colère et ce que je faisais de mal ». Ensuite, dans son rêve, Evdokiia Chubovna trouva la photographie qu’elle avait ramenée des funérailles. Au moment où elle trouva enfin cette photo, la femme-chamane défunte (qui avait été enterrée aux funérailles) entra dans la pièce en chantant et en dansant à la manière chamanique. « Elle passa à côté de moi là-bas » dit Evdokiia Chubovna et pointa le coin de la pièce où, comme elle l’avait dit, la femme-chamane dansait dans son rêve. « Elle est passée à côté de moi et est restée là-bas comme si elle quémandait quelque chose ». À la fin de sa vision, Evdokiia Chubovna rêva que Mariia (la tante de son mari, qui était dans une autre pièce) venait aussi et se tenait sans mouvement, en regardant la chamane. Aussitôt que la chamane avait quitté la pièce, Evdokiia Chubovna se réveilla et alluma la lumière. À ce même moment, Mariia vient dans la pièce avec ces mots : « Qu’as-tu ramené ici des funérailles ? Qu’as-tu ramassé là-bas ? La femme (morte) chamanise dans la maison. Elle supplie pour quelque chose » – « Ouch !

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J’ai répondu, (dit Evdokiia Chubovna), j’ai ramassé une photographie et quelques morceaux de tissu là-bas ! ». Evdokiia Chubovna croit que la chamane défunte est venue dans sa maison pour chercher la photographie qu’elle avait prise de chez elle. « Elle cherchait probablement la photographie », dit Evdokiia Chubovna, « Puis je lui ai dit: « a-a! » j’ai dit, je l’ai dit tout fort: « Tante, j’ai dit, au matin, je vais me lever et te la rendre! » Le matin, je me suis levée et j’ai tout jeté. « Prends ta possession! » J’ai crié après elle. « Prends-la! » Et j’ai jeté (la photographie et les morceaux de tissu). Je les ai jetés là-bas, dans le ravin! C’était tout! Depuis, il ne s’est plus rien passé! Personne ne m’est revenu pour me supplier pour cette photographie » » (Bulgakova 2013, 42‑43).

Ces deux discours montrent que si les âmes ne veulent pas quitter leurs proches, s’emparer de leurs objets (à la maison ou au cimetière) conduit également à leur retour parmi les vivants. On constatera que ces récits concernent souvent des âmes de chamanes, dont l’âme est considérée comme plus puissante.

Certains lieux sont liés aux esprits de morts particuliers et sont évités. Lopatin raconte que l’endroit où un homme a été tué à la chasse par un tigre est à éviter à tout prix, car son âme en colère pourrait faire se perdre les chasseurs. Il raconte aussi que les âmes des suicidés sont particulièrement amères et en veulent à leurs proches de continuer à vivre (Lopatin 1960). Près de Kondon, sur la rivière Gorin, Mal’ceva parle d’un endroit où deux roches ressemblant à des visages se font face sur la montagne. Ce lieu est dangereux car il est lié aux âmes des morts, mais on peut y déposer de la nourriture et de la vodka pour demander de la chance (Mal’ceva 2009, 109).

Pour une de mes informatrices, Svetlana Nikolaevna de Sikachi Alian, il y a trois paliers auxquels accèdent les âmes des morts. Le premier palier est pour les âmes des suicidés et le second pour les morts accidentelles, les cas de malemorts ; le troisième est pour les morts naturelles. Les âmes des deux premiers paliers ne peuvent atteindre buni [le monde des morts] et reviennent hanter les vivants, tandis que sur le troisième palier, les âmes peuvent partir seules [Svetlana Nikolaevna, Sikachi Alyan, août 2011].

Selon toutes ces données, être en contact avec des âmes des morts est donc assez fréquent : d’un côté, les âmes peuvent ne pas vouloir quitter leurs proches, et d’un autre, les proches peuvent eux-mêmes effectuer des erreurs qui conduisent à l’attachement du défunt parmi les vivants. On comprend que sans chamane pour s’assurer du départ des âmes vers le monde des morts,

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les rencontres peuvent se ressentir comme plus nombreuses. Ces contacts sont toujours perçus de façon négative.

Pour plusieurs de mes informateurs, la présence des âmes des morts se fait ressentir en termes de dépression et d’alcoolisme, qu’il s’agisse de morts ordinaires ou de malemorts. À Kondon, le suicide d’une femme lors de mon séjour était lié à la mort de son mari, trois ans auparavant. Il s’agissait des anciens voisins de mon informatrice, Natasha. Peu avant d’entendre parler de la mort de la femme, Natasha disait qu’elle était heureuse d’avoir déménagé et de ne plus vivre à côté de ses anciens voisins, alcooliques et dépressifs. Quelques heures plus tard, en apprenant la mort de la femme, elle raconta que la femme était en dépression, fumait et buvait beaucoup et s’était suicidée à cause de son mari défunt [informations recueillies en novembre 2014 à Kondon].

La « passivité apparente » notée en relation aux esprits chamaniques se retrouve dans la perception de la présence d’âmes errantes. La nature même de la rencontre avec une de ces âmes engendre également cette « passivité ». Pour Delaplace, le fait que les personnes « ordinaires » ne voient de « fantômes » qu’occasionnellement et de manière fractionnée les conduit à vivre la rencontre de manière passive : non voulue, cette rencontre porte malheur et ils n’ont aucun pouvoir dessus ni sur ses conséquences (Delaplace 2013, 66‑ 67). Les âmes, dont il faut absolument se détacher, tiennent une place néfaste dans la vie des individus. Smoljak indique par exemple que chez les Oultches, on conseille aux veuves de ne pas pleurer leur défunt mari trop fort pour que celui-ci ne s’attache pas à elles (Smoljak 1991, 123). En l’absence de chamane, la place de ces esprits et de ces âmes est souvent anxiogène, liée à la perte des connaissances chamaniques. L’enjeu des adaptations contemporaines est alors de faire disparaitre ces fantômes dont l’action est interprétée comme une des explications des conditions de vie difficiles des Nanaïs. En effet, d’un point de vue émique, les esprits et les âmes poussent les individus à adopter des comportements dangereux, en lien avec l’alcoolisme et le suicide. Les discours sur l’influence des âmes des morts sont multiples dans les données de Bulgakova. Cette dernière s’est intéressée au chamanisme nanaï depuis les années 1980 et ses données traduisent la présence grandissante des âmes errantes et des esprits chamaniques. Cette influence est toujours présente aujourd’hui, lorsque certains de mes informateurs interprètent les suicides, la dépression et l’alcoolisme comme conséquence de la présence des âmes errantes. Ainsi, la perception de l’influence de ces âmes constitue une interprétation autochtone de la disparition des chamanes, basée sur les représentations liées aux âmes, constitutives du chamanisme nanaï.

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2.3 Ignorance des pratiques, « passivité apparente » et esprits