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Proéminences et constituants prosodiques

MÉTHODES ET HYPOTHÈSES : VERS UNE ANALYSE DU SYSTÈME PROSODIQUE DU FC

3. Proéminences et constituants prosodiques

Pour mémoire, nous avons choisi de détecter les proéminences en partant de l’hypothèse qu’elles constituaient des réalisations des traits prosodiques, à savoir des tons lexicaux ou post-lexicaux et/ou des différents types d’accents (cf. chapitre 2, §1.1). Si cette

70 Dans le corpus C-PROM, entre 25 et 30% des syllabes sont jugées proéminentes (Goldman et al., 2010).

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hypothèse est juste, la distribution des proéminences peut nous renseigner sur la nature du système prosodique du FC. Comme nous l’avons montré au chapitre 2 (Tableau 6) l’inventaire de traits post-lexicaux et de constituants dépendent, dans une certaine mesure, de l’inventaire des traits lexicaux. Pour cette raison, nous commençons notre analyse par une étude de la distribution des proéminences sur des mots lexicaux. L’objectif est de déterminer si le FC possède des traits prosodiques lexicaux ou si, il a seulement un système de prosodie post-lexicale comme le FS.

3.1 Distribution des proéminences

Nous avons décidé de partir de l’idée que chaque lexème graphique (la tire « words » (cf. chapitre 4, Figure 21) générée par EasyAlign) constitue le domaine potentiel de l’attribution d’un trait prosodique. Nous avons donc pris les mots graphiques comme point de départ pour étudier la distribution de proéminences, bien que nous soyons consciente du fait que la graphie ne reflète pas nécessairement l’organisation phonologique. Il ne s’agit néanmoins que d’une première approche des données dont les résultats doivent évidemment être interprétés en fonction de ce problème.

Par ailleurs, afin de déterminer si le FC a un système prosodique lexical, nous avons distingué deux macro-catégories grammaticales, les mots lexicaux et les mots fonctionnels, qui sont susceptibles d’avoir un comportement phonologique différent (Selkirk, 2003). Nous sommes ici confrontée à un défi du même ordre : comment déterminer si un mot est lexical ou fonctionnel ? En FS, certains mots syntaxiquement fonctionnels se comportent phonologiquement comme des mots lexicaux – ils peuvent porter l’accent – et vice versa. L’accentuation en français est partiellement déterminée par le nombre de syllabes du mot et le poids syllabique : les mots fonctionnels polysyllabiques (pendant) et/ou qui constituent des syllabes lourdes sont susceptibles de porter l’accent. De la même façon, les adverbes et les adjectifs monosyllabiques antéposés ne sont généralement pas accentués (cf. chapitre 3, §4.1.1). Par conséquent, les analyses de la distribution des accents du français européen se fondent à la fois sur des critères syntaxiques et phonologiques (cf. C-PROM (Goldman et al., 2010)). Pour notre corpus, en revanche, nous n’avons aucun indice sur le comportement phonologique des différents mots. En effet, comme nous l’avons vu dans §1 supra, le système peut a priori être très différent de celui du FS. Rien n’indique donc que les prédictions pour le FS soient valables pour le FC. Pour cette raison, nous avons dans un premier temps décidé de distinguer les mots lexicaux des mots fonctionnels selon des critères purement syntaxiques. Nous ne formulons ainsi aucune hypothèse précise sur leur comportement phonologique et

115 nous partons, pour cette raison, d’une définition « naïve » : sont considérés comme mots lexicaux les noms, les verbes, les adjectifs et les adverbes et comme mots fonctionnels les pronoms, les déterminants, les numéraux, les conjonctions et les prépositions. Le Tableau 16 montre notre classification ainsi que la classification qui a été proposée pour le FS.

Catégorie grammaticale Mots

fonctionnels lexicaux Mots FS Exemples

Noms + Le chat

verbes « a » et « est »

auxiliaires + On /peut/ penser

Adjectifs + Un beau chat

Adverbes + [- accent] : les adverbes monosyllabes

antéposés (très, fort, peu, si, comme) Il n’a pas

Mot phrase + Voilà

Pronoms71 Relatifs + [+ accent] : pronoms relatifs complexes

(lequel, auquel…) La fille que tu vois

Personnels + pronoms personnels toniques préposés ou

postposés avec double marquage Moi/ je viens

Possessifs + [+ accent] : le mien, les siennes, les leurs Monami

Indéfinis + [+ accent] : aucun, chacun, certains,

personne Je ne connais personne

Interrogatifs + [+ accent] : combien, quand, où, qui Tu vas où ?

Démonstratifs + [+ accent] : ceci, ça, ceux, ceux-là Ceux qui ne

viennent pas

Déterminants + [+ accent] : le prédéterminant tout C’est tout

faux

Numéraux + [+ accent] : nombres polysyllabes ou

composés Quatre-vingt

Conjonctions + Moi et toi

Locutions + Un peu

Prépositions + [+ accent] : contre, pour en position

postverbale C’est pour toi

Tableau 16 : Distinction mots fonctionnels vs. mots lexicaux (Mertens, 2002, 2004)

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Nous avons réalisé l’étiquetage de la macro-catégorie de chaque mot manuellement72

en créant dans Praat une nouvelle tire nommée « lexfonc » basée sur la tire word (cf. chapitre 4, Figure 21). Les étiquettes que nous avons utilisées sont exposées dans le Tableau 17.

Macro-catégorie +/- Proéminent Étiquetage

Mots lexicaux - l

+ l+

Mots fonctionnels - f

+ f+

Tableau 17 : Etiquetage en mots fonctionnels vs. mots lexicaux

Nous avons étiqueté chaque mot graphique selon leur macro-catégorie et la présence d’une ou plusieurs proéminences. À ce stade, nous n’avons pas fait de différence entre les mots ayant une ou plusieurs syllabe(s) proéminente(s) : tant qu’il y a une ou plusieurs proéminences sur un mot, nous l’avons étiqueté l+ ou f+.

Figure 35 : Copie d’écran d’un exemple de la tire lexfonc

3.1.1 Étude quantitative

À l’aide de la fonction count labels de Praat, nous avons pu compter l’occurrence de chaque étiquette dans tous nos fichiers texte. Les résultats sont présentés dans le Tableau 18.

Proéminences Occurrences %

Mots lexicaux (l+) 5144 7257 70,88%

Mots fonctionnels (f+) 1501 7620 19,70% Tableau 18 : Distribution des proéminences selon les macro-catégories grammaticales

72Il existe des scripts qui permettent d’étiqueter automatiquement les mots selon leur catégorie grammaticale en français (Goldman et al., 2010) mais notre distinction mots fonctionnels/mots lexicaux ne correspond pas entièrement à la classification du FS.

117 Les résultats que nous avons obtenus avec cette démarche sont intéressants : en fait, la grande majorité des mots lexicaux sont proéminents (monosyllabes) ou ont une syllabe proéminente (polysyllabes). Quant aux mots fonctionnels, la grande majorité d’entre eux n’ont pas de proéminence. Par ailleurs, nous observons plus de proéminences pour les deux macro-catégories que dans le corpus C-PROM où 54,1% des mots lexicaux et 7,7% des mots fonctionnels ont une syllabe proéminente (Lacheret et al., à paraître).73

3.1.2 Étude qualitative

Comme nous l’avons déjà mentionné, les chiffres que nous proposons dans le Tableau 18 doivent être interprétés prudemment : il ne s’agit que d’une première approche des données, et une étude qualitative s’impose pour mieux cerner la distribution des proéminences dans notre corpus. Nous avons effectué deux types d’études qualitatives.

D’abord nous avons regardé s’il y avait des régularités quant à la place de la syllabe proéminente au sein des mots polysyllabiques. Les résultats sont très homogènes : dans la grande majorité de cas, la syllabe proéminente est la dernière du mot. Dans les cas où l’on a un mot doté de plusieurs syllabes proéminentes ou la syllabe proéminente n’est pas la dernière, la place des proéminences non finales est variable. Il est difficile de déterminer si ce résultat révèle des problèmes méthodologiques ou si ces syllabes ont réellement une réalisation prosodique susceptible de nous renseigner sur le système du FC.

Figure 36 : Proéminences non-finales de mots lexicaux

Ensuite, nous avons examiné les mots lexicaux non proéminents pour voir s’il y avait des régularités (par exemple, s’il s’agissait de mots « inaccentuables » du FS). Il faut, à cet égard, rappeler qu’il s’agit de données de parole spontanée (cf. chapitre 4, §1.1). Bien que

73 Cependant, les deux corpus ne sont pas strictement comparables car ni les critères de classification des macro-catégories, ni la taille des corpus ne sont identiques.

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nous ayons tenté de sélectionner les occurrences les plus « propres » de nos enregistrements (cf. chapitre 4, §2.1), il y a des passages où les locuteurs parlent très vite, où des chevauchements et des bruits perturbent le signal, et les faux départs sont nombreux. En parcourant le corpus, nous nous sommes en effet aperçue que les mots définis comme lexicaux non proéminents se situent, à très peu d’exceptions près, dans des passages d’enregistrements où soit les locuteurs parlent vite, soit ils sont hésitants. En revanche, aucune tendance n’émerge quant à la nature de ces mots : il s’agit autant de monosyllabes que de polysyllabes et de toutes les catégories de mots (verbes, substantifs, adjectifs, adverbes). Cette observation permet une première observation sur le système prosodique du FC : dans la parole fluide, la quasi-totalité des mots lexicaux ont une syllabe proéminente, à savoir la syllabe finale des mots polysyllabiques.

3.2 Système lexical ?

Le fait que les proéminences se situent systématiquement sur la dernière syllabe du mot lexical peut indiquer qu’il s’agit de la réalisation d’un trait (accent ou ton) qui marque la frontière d’un constituant. Par ailleurs, puisque la réalisation d’une proéminence est quasi systématique sur les mots lexicaux, nous pouvons formuler l’hypothèse que ce constituant contient généralement un seul mot lexical. Si cette hypothèse est correcte, il s’agit d’une première différence entre le système prosodique du FC et celui du FS : on aurait plutôt affaire à un système prosodique lexical où la proéminence marque la frontière du MP qu’à un système uniquement post-lexical (où la proéminence finale marque la frontière du SA).

Cette hypothèse peut également être appuyée par des observations sur le comportement de la consonne de liaison en FC. Il s’agit d’un phénomène de sandhi où une consonne se réalise entre deux mots dont le second commence par une voyelle (M2). Par exemple, le déterminant « les » (M1) se réalise [le] s’il est suivi par un mot (M2) qui commence par une consonne (les filles > [lefij]). En revanche, si le M2 commence par une voyelle, une consonne est réalisée entre le M1 et le M2 (les amis > [lezami]). La consonne de liaison est obligatoirement réalisée entre les mots fonctionnels et les mots lexicaux et facultativement entre deux mots lexicaux dans un certain nombre de contextes (souvent à l’intérieur du SA), entre autres entre l’adjectif antéposé et le substantif (beaux amis > [bozami]) dans les variétés hexagonales de français (Durand & Lyche, 2008). Déterminer si la consonne de liaison appartient au M1, au M2 ou s’il s’agit d’une consonne épenthétique fait débat dans la communauté de la phonologie du français (Durand & Lyche, 2008). Nous ne

119 nous positionnons pas dans ce débat ici : ce qui nous concerne est le comportement de la liaison en FC.

En fait, tout comme dans les variétés hexagonales, la consonne de liaison se réalise systématiquement entre un M1 fonctionnel et un M2 lexical (Bordal, à paraître ; Bordal & Lyche, 2008) :

i) déterminant + substantif : les [z] enfants ; ii) clitique + verbe : nous [z] allons ;

iii) prépositions dans and en + substantif : dans [z] une concession, en [n] Afrique, en [n] Europe.

Cependant, à la différence de plusieurs variétés européennes de français, la consonne de liaison ne se réalise jamais entre deux mots lexicaux en FC74. Dans notre corpus, nous avons plusieurs contextes de liaisons « facultatives » (Bordal, à paraître ; Bordal & Lyche, 2008) :

iv) pronom indéfini + substantif : autres#occupations ; v) adverbe antéposé + adjectif : très#accueillante.

Donc, il y a plusieurs indices qui montrent que la phonologie du FC, que ce soient les réalisations des proéminences ou les processus segmentaux, est sensible aux frontières de lexèmes à la différence du FS. Les observations sur la liaison renforcent l’hypothèse selon laquelle il y a un constituant prosodique en FC à savoir le MP qui ne peut comprendre plusieurs mot lexicaux, comme le peut le SA en FS.

En revanche, nous ne savons pas à ce stade quel est le contenu syntaxique exact du MP en FC. Plus précisément, il faut examiner le comportement des clitiques afin de déterminer s’ils constituent des MP indépendants ou non (Selkirk, 2003). Comme nous l’avons vu au chapitre 3 (§3), la définition du mot prosodique est variable selon les langues : il peut s’agir d’une racine lexicale et d’un certain nombre de morphèmes/clitiques qui en dépendent. Nous discuterons plus en détail cette question pour le FC dans le chapitre 6 (§2.6). Pour l’instant, nous formulons l’hypothèse que le FC a, à la différence du FS, un mot prosodique défini comme un constituant qui ne peut comprendre plusieurs mots lexicaux.

74 Les exceptions à ces tendances générales sont interprétées comme des cas de lexicalisations : par exemple, la liaison est systématiquement réalisée entre l’auxiliaire « être » et le verbe « aller » (Bordal, à paraître ; Bordal & Lyche, 2008).

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