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Hypothèse sur le développement du FC

SYSTÈMES PROSODIQUES EN CONTACT : LE TRANSFERT DU SUBSTRAT

2. Hypothèse sur le développement du FC

Il s’agit alors d’examiner de plus près le développement du FC : quels sont les facteurs qui ont favorisé le transfert des tons lexicaux du sango et quels sont ceux qui ont favorisé la persistance d’un patron tonal semblable à celui du FS ? Comme nous l’avons vu dans l’introduction ainsi que dans le chapitre 1, une piste pour répondre à ces questions est le mode d’acquisition du français en RCA. Les phénomènes du superstrat difficiles à acquérir (phénomènes marqués) pour un locuteur qui ne les a pas dans sa L1 tendent à être absents dans la variété de contact s’ils n’existent pas dans le superstrat (Eckman, 1977, 2008), tendance que nous avons illustrée par l’absence de voyelles antérieures arrondies et de structures syllabiques complexes dans des variétés de contact du français (Bordal, 2009a). Par ailleurs, les phénomènes qui ne sont pas difficiles à acquérir, donc universellement non marqués, tendent à être transférés du substrat au superstrat (Rasier & Hiligsmann, 2007 ; Zerbian, 2012). Le processus d’acquisition du français par un locuteur dont la L1 est une

88 « [a] process through which two or more languages in contact become more like each other » (Thomason, 2001 : 262).

171 langue [+ tons lexicaux] comme le sango peut donc ouvrir des pistes pour explorer notre problématique.

2.1 L’acquisition d’une L2 : « le filtre perceptif »

Un facteur essentiel de l’acquisition de la phonologie d’une L2 est la perception de la L2 par l’apprenant, mais l’étude de ce facteur est rendue complexe par l’absence de consensus des mécanismes qui jouent dans la perception des sons d’une L2 (Best, 1995 ; Fledge, 1995 ; Kuhl & Iverson, 1995), voir Strange & Shafer (2008) pour un résumé. Néanmoins, il semble incontestable que la manière dont l’apprenant perçoit les sons de la L2 se reflète dans la production, et que cette perception est au moins partiellement déterminée par sa L1 :

« One of the most basic assumptions is that if L2 learners perceive the L2 in terms of their L1 and thus cannot perceive L2 difference that are not made in their L1, then they will be unable to produce them.» (Major, 2008, p. 75)

Pour la prosodie en particulier, nous avons montré au chapitre 5 (§2.1.3) que les résultats de plusieurs études expérimentales indiquent que la perception est conditionnée d’une part par le système phonologique de la L1 de l’auditeur et les variations acoustiques pertinentes pour actualiser ce système, d’autre part par la saillance acoustique relative d’un élément d’énoncé. Prenons les codages de notre corpus comme illustration : certaines syllabes acoustiquement très saillantes (par exemple là où la valeur de f0 dépasse largement celle des autres syllabes) sont perçues comme proéminentes par tous les codeurs, indépendamment de leur L1. En revanche, d’autres syllabes sont seulement perçues comme proéminentes par un/certains codeur(s) en fonction de sa/leur L1 : ces syllabes sont soit dans une position où l’on s’attendrait à trouver une proéminence dans la L1 (le codeur français perçoit des proéminences sur la dernière syllabe de mots lexicaux qui ne se distinguent pas nécessairement de leur environnement par leur profil acoustique, cf. chapitre 5, Figure 33), soit parce que les corrélats acoustiques réalisent un trait prosodique dans la L1 (le codeur norvégien perçoit comme proéminentes les syllabes qui ont une intensité plus élevée que l’environnement, cf. chapitre 5, Figure 34). La phonologie de la L1 constitue ainsi un « filtre» :

« Bilinguals tend to interpret sound encountered in an L2 through the « grid » of their L1 phonology. This virtually ensures that non-native speakers will perceive at least some L2 vowels and consonants differently than do native speakers. For example, French /y/ is mispronounced as /i/ by Portuguese learners, but as /u/ by native English learners. » (Fledge, 1995, p. 237)

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Formulons donc l’hypothèse que la variété de contact s’est développée (au moins en partie) à partir l’acquisition du superstrat comme L2, et que ce processus se caractérise entre autres par la réinterprétation des sons du superstrat (input) d’après le système prosodique du substrat d’une part et d’autre part de la perception des sons (universellement) les plus saillants de l’input : il s’agit ainsi d’un « filtre perceptif » à la fois phonologique et phonétique, qui est à l’origine des différences entre la variété de contact et le superstrat.

Outre la sensibilité universelle aux syllabes acoustiquement très saillantes, nous pouvons reconstruire ainsi le filtre perceptif – donc le point de départ de l’interprétation des sons du français par le locuteur centrafricain :

i) Le système phonologique de la L1 :

a. Il existe deux types de traits prosodiques : les tons lexicaux et les tons de frontière.

b. Deux constituants sont marqués par des indices tonals : le MP est le domaine de la suite des tons lexicaux et le SI est le domaine des tons de frontière associés à sa frontière droite.

c. SPEFICY : il n’existe pas d’UPT qui ne soit pas spécifiée pour un ton dans la forme de surface.

ii) La perception des variations des paramètres phonétiques :

a. La f0 est le paramètre prosodique le plus important dans la réalisation des traits prosodiques (cf. les tons lexicaux)

L’input, quant à lui, est le système prosodique du FS, caractérisé a minima, rappelons-le, par des SA se réalisant avec une montée sur la frontière droite (cf. chapitre 3, §4).

2.2 Réinterprétation du superstrat

Partons du filtre perceptif pour analyser le fait que le système du superstrat /LHiLH*/ soit devenu un système /L(L*)H/ dans la variété de contact. Le scénario suivant est envisageable : l’apprenant interprète la montée finale de la L2 (l’accent tonal, H*) comme un ton lexical (H) ; le domaine de ce ton est ainsi interprété comme un MP et non un SA, et les UPT non spécifiées entre les cibles comme des UPT associées à des tons lexicaux L afin de satisfaire la contrainte SPECIFY.

Cependant, cela n’explique par pourquoi l’accent du syntagme LHi a disparu du FC : celui-ci aurait également pu être interprété comme un ton lexical, tout comme le H*, et le

173 patron de base du FC aurait ainsi pu devenir H(L*)H. Il est possible qu’on ait affaire à un effet de fréquence (Bybee, 2001) : comme nous l’avons vu au chapitre 3, la contrainte la plus puissante de la grammaire du FS est ALIGN-DROITE(H*,SA), donc l’accent tonal H* serait réalisé le plus souvent ainsi (à l’exception des SA finals de SI). La contrainte ALIGN-GAUCHE(LHi, SA), en revanche, se trouve plus bas dans la hiérarchie et se voit dominée à la fois par la contrainte ALIGN-DROITE(H*,SA) et la contrainte *CLASH. La montée initiale est ainsi facultative et se réalise de façon bien moins régulière que l’accent tonal final. Il peut donc s’agir d’une généralisation à partir des éléments les plus fréquents de l’input (Bybee, 2001).

2.3 Une analyse du développement du FC

En résumé, notre hypothèse sur la formation du système prosodique du FC concerne son mode d’acquisition : le patron tonal de base du SA est passé par le « filtre perceptif » du locuteur L1 de sango et réinterprété en en fonction de deux facteurs : i) la fréquence qui a contribué à l’élimination de l’accent de syntagme initial et ii) le système phonologique du sango : l’accent tonal H* est perçu comme un ton lexical H, les syllabes non spécifiées sont perçues comme des tons lexicaux L.

À la différence de l’espagnol argentin, donc, ce n’est pas la proximité typologique mais des ressemblances phonétiques entre les systèmes de base qui peuvent expliquer la convergence : la f0 joue un rôle primordial en sango, langue à tons lexicaux, elle est également mobilisée en FS comme corrélat principal de l’accent (cf. chapitre 3, §4). Par ailleurs, le patron lexical montant existe également en sango (cf. chapitre 3, §2.1.2)

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Si le modèle présenté ici reflète plus ou moins le processus d’acquisition du français par un locuteur dont la L1 est le sango ou une langue semblable (qui n’a pas résidé en France ou qui n’a pas été systématiquement exposé au français hexagonal), cela peut expliquer pourquoi le patron de base L(L*)H s’est conventionnalisé : si plusieurs locuteurs ont eu la même interprétation du système, elle se serait rapidement propagée du niveau idiolectal à concerner toute la communauté linguistique (cf. chapitre 1, §3.1).